António Lobo Antunes, Le retour des caravelles

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Résumé

Alors que la révolution des œillets se termine à peine, un hôtel sordide, " l’Apôtre des Indes ", accueille toutes les victimes de la décolonisation. En proie à une amertume bien compréhensible, nommée ici saudade, les pensionnaires ne sont autres que les héros de l’époque mémorable des grandes découvertes.

Le plus connu d’entre eux, Vasco de Gama, y évoque ses souvenirs en compagnie de son compère le roy Manoel. Ensemble, ils contemplent le Tage du haut du Pont du 25 avril, jouent à belote avant d’être arrêtés par la police puis envoyés dans un asile psychiatrique à la suite d’une virée nocturne au volant d’une voiture déglinguée, dans un état d’ivresse plus qu’avancé.

Pedro Alvarez Cabral déprime dans ce quartier mal famé alors que Fernão Mendes Pinto se lance sans état d’âme dans la spéculation immobilière. Diogo Cao, quant à lui, ramène une prostituée d’Amsterdam qu’il perd dans Lisebone. Devenu fou, il part à sa recherche en Angola pendant plus de 12 ans. Rentré au Portugal, il sombre dans l’alcoolisme. Manoel de Sousa de Sepulveda, compromis dans le trafic de diamants en Angola avec l’aide de la P.I.D.E., est lui aussi contraint au retour. Il fréquente les boîtes de nuit et se livre au proxénétisme.

François Xavier, le gérant de cet hôtel où transitent tous ces héros déchus, a connu une adaptation rapide après avoir quitté le Mozambique en échangeant sa toute jeune épouse contre un billet d’avion. De son siège à bascule, il commande un régiment de prostituées qu’il exploite outrageusement.

Quant à l’homme prénommé Luis, entendons Luis de Camões, il tente de ramener son père tué par les milices de l’u.n.i.t.a. avec l’aide d’un manchot nommé Cervantès. Arrivé à Lisebone, le cercueil devient encombrant ; il le jette dans le Tage en emportant le cadavre en dessous du bras. Il s’assied à la terrasse d’un café et se met enfin à écrire la première stance de son poème. Le garçon de café l’invite chez lui pour diluer le cadavre en décomposition et l’enfermer dans une bouteille. Logé dans un hôpital pour tuberculeux, l’homme prénommé Luis attend, comme nombre de ses compatriotes, le retour glorieux du roy Sébastien.

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Commentaire

La publication du Retour des caravelles a provoqué une levée de bouclier dans la presse portugaise, parce qu’en s’attaquant au mythe des grandes découvertes, Lobo Antunes touche là au fondement du nationalisme portugais. Les héros d’hier, dont les faits d’armes furent chantés par Camões dans la célèbre épopée, Les Lusiades, ne sont plus que d’infâmes trafiquants en tous genres, capables des pires vilenies, s’adonnant sans restriction au proxénétisme, vivant dans la crasse de banlieues sordides. Les héros sont soit des cyniques qui exploitent sans état d’âme soit des névrosés qui attendent en contemplant la mer l’arrivée du roy Sébastien. Ce personnage historique obsède d’ailleurs les esprits parce que son retour signifierait, pour bon nombre de Portugais, le retour d’une prospérité et d’une grandeur perdue depuis des siècles. L’écrivain entend ainsi marquer son refus de tout nationalisme : " Je ne comprends pas le patriotisme, je me méfie du nationalisme, j’ai grandi sous Salazar. D’ailleurs, je suis très étonné par la manière dont vous séparez dans vos librairies vos livres nationaux et les livres étrangers. Les dictatures commencent comme ça.1 "

Pour lui, le Portugal est une terre de fiction, où la flotte de l’O.T.A.N. côtoie l’équipage de Christophe Colomb, où des attelages de bœufs transportent des blocs de pierre à côté de cars remplis d’Américains. Ce groupement d’anachronismes, qu’on pourrait appelé syllepse, modifie la nature même des protagonistes, leur conférant une forme d’éternité, une éternité cependant consacrée à la luxure et à l’appât du gain. Comme le temps qui semble pouvoir se dilater à l’infini, les personnages ont leur propre destinée, indépendante de la réalité historique. Au fil des pages, se multiplie l’apparition de célébrités fantomatiques au destin dévoyé comme Don Quichotte, devenu un cheval de steeple-chase, comme Miró décrit comme un vieillard en jogging ou comme Luis Buñuel transformé en contrebandier spécialisé dans le trafic de transistor au milieu de Pessoa sérieux se rendant à leur travail de comptables.

Lobo Antunes ironise cruellement et le plus souvent violemment sur le sort du Portugal qui lui importe peu, parce que c’est le sort de l’homme en général qui l’intéresse. Il cultive à cet effet un goût pour l’exagération avec une écriture empruntant les figures de rhétorique susceptibles de grossir les traits de la caricature. La multiplication des procédés hyperboliques tels les métaphores ou les personnifications, la présence d’archaïsmes saugrenus ainsi que le recours fréquent à l’hypallage permettent de se gausser, dans des raccourcis parfois brutaux, d’un Portugal les yeux rivés sur sa splendeur passée.



1 " Entretien " par Catherine Argand dans Lire, novembre 1999, n°280, p.36


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