Evaluer les compétences au cours de français : un bilan.

Depuis la définition de compétences dans l'enseignement belge francophone, le dispositif qui fut à la base du site Fralica s'est bien modifié. Après quelques années de tâtonnements, j'arrive à une relative stabilité. Le moment de faire le point. Rien de tel que la mise par écrit pour élucider, faire la lumière sur ma pratique.

Une manière de rendre compte à mes élèves, à leurs parents, à mes collègues de l'établissement où j'enseigne, à l'administration qui me rétribue, aux visiteurs de ce site.

L'occasion aussi de témoigner de ce qu'est la pratique actuelle en classe. Enquêtes et statistiques ne doivent pas être seules à orienter les politiques. Les professeurs de première ligne sont les seuls en mesure de témoigner de la vraie vie en classe dans la durée.

Je propose donc dans les lignes qui suivent une description de la façon dont j'enseigne actuellement, décembre 2006, quelques observations et surtout pas mal de questions et de doutes ...

Pratique actuelle

Voici comment je travaille pour le moment dans les deux dernières années

(La 4e, année d'orientation, reste consacrée à une préparation polyvalente, j'y pratique un autre dispositif exposé par ailleurs).

  1. En début d'année, je définis dans un document écrit le type et le nombre de tâches certificatives que, selon les années et les options, les élèves sont invités à réaliser pour montrer leurs compétences définies par ailleurs dans les différents programmes respectifs.
  2. L'élève choisit dans l'éventail des tâches, celle qu'il va réaliser et, selon des modalités spécifiées par écrit, son sujet.
  3. Pour chaque tâche, des critères d'évaluation répartis en rubriques, sont disponibles à la demande sur un disque ou sur ce site en ligne.
  4. Certains critères sont spécifiques à la tâche, d'autres restent constants (grammaire du texte, aspects de l'oral…)
  5. Certaines tâches sont réalisées en classe, d'autres à domicile. Toutes prennent obligatoirement la forme de textes organisés, oraux ou écrits, jamais ces tâches certificatives ne se présentent comme des questionnaires (En tout cas c'est ce qui est demandé! Certains élèves, emportés par l'habitude, utilisent les procédures recommandées comme des questionnaires alors que ce sont des aides destinées à soutenir leur recherche, à nourrir leur réflexion avant la mise en texte).
  6. Dans l'enseignement de transition, j'ai choisi de n'accorder la certification que si le minimum (50%) est atteint dans chacune des rubriques des critères.
  7. L'élève est noté « en réussite » lorsqu'il a accompli le nombre demandé de tâches certifiées. Un calendrier étale les attentes sur les différentes périodes de l'année.
  8. A côté des tâches certificatives, je propose aux élèves un apprentissage complémentaire sous forme de textes (créativité verbale, explicitation) ou de questionnaires-tests (lecture de textes informatifs, connaissances théoriques sur les matières vues au cours, vocabulaire). Ces épreuves donnent lieu à une évaluation formative, susceptible quand elle atteint 60% de pallier une compétence déficiente.

Observations et questions

Difficulté du choix

L'élève choisit, c'est très important pour moi, comment il va progresser et faire la preuve de son avancement. L'idéal serait que chaque ado se fasse son menu en fonction de son ambition (pas de tâche trop facile ou déjà réalisée) et de ses capacités (pas trop de difficultés nouvelles non plus!). Il devrait donc, idéalement, consacrer un certain temps à lire (= s'approprier, comprendre...) la description des tâches ainsi que les conditions d'évaluation, et, quand cela apparaît nécessaire, à vérifier auprès du professeur sa représentation du travail à fournir.

Hélas, c'est là une attitude d'adulte! Je dois plutôt reconnaître que pas mal de tables d'évaluation sont imprimées au moment de rendre la copie et que les décisions se prennent assez souvent par contamination: je fais comme mon copain, ma copine. Cette difficulté des adultes de prendre leurs responsabilités est évoquée dans un tout autre contexte par Vaclav Havel. Sa description m'aide à comprendre mes ados. Et leur réticence à opérer des choix.

Besoin d'accompagnement rapproché

Tendance assez nouvelle pour moi, de nombreux élèves, laissés à eux-mêmes quelle que soit la précision des consignes et des conseils de procédure, nouveaux Buridans, se montrent paralysés. Ils attendent d'être pris par la main au cours d'un entretien individuel. Mieux informés, rassurés, ils trouvent alors l'énergie d'entreprendre une tâche qui, au départ leur paraissait inaccessible.

Non le professeur n'est pas obligé à faire réussir les élèves comme le demandait récemment le parent d'un élève en échec : "Et maintenant, comment allez-vous le faire réussir? ". Mais il ne peut pas (plus) se contenter de dire le savoir. Il m'apparaît que désormais, pas mal d'élèves ont besoin d'un entremetteur, un traducteur entre le professeur et eux. Alors un seul métier et deux casquettes ou besoin d'un nouveau statut de tuteur-passeur ?

L'écrit étranger

Je vois des élèves imprimer des tas de feuilles de théorie, de textes recueillis sur l'internet. Plus la liasse est épaisse, plus ils se sentent prémunis. Cela ne signifie pas qu'ils les lisent. Et, souvent, c'est l'explication orale qui débloque la situation.

L'école a accompli de réels progrès dans l'utilisation de l'audiovisuel comme chemin pour acquérir des savoirs et comme outils d'expression multimédia. Il reste une étape à franchir. A l'ère du mp3, du téléphone portable et du jeu vidéo avec communication en direct, ne devons-nous pas reconsidérer la prééminence de l'écrit dans l'accompagnement pédagogique? Consignes, procédures, critères d'évaluation tout cela est proposé par écrit. Ce n'est pas tant le fait de rédiger les tâches en texte suivi et organisé que je veux ici mettre en question que la façon dont le « support technique » de l'apprentissage est fourni à l'adolescent.

Évoquons ici une scène de classe. Je propose aux élèves de 4e de rédiger le mode d'emploi d'une machine imaginaire. Giovanni, après m'avoir demandé d'expliquer de quoi il s'agit, fait mon éducation : "un mode d'emploi, mais c'est pour les vieux !" Voulait-il ainsi me signifier que le recours à l'écrit comme référence est révolu ?

Autre inquiétant constat : très peu d(élèves, pourtant sollicités acceptent de placer leur travail sur le site comme exemple ou comme témoignage à l'usage d'autres élèves. Comment comprendre cela ?

Phase d'adaptation

Il faut compter un trimestre complet avant que l'ensemble des élèves d'une classe maîtrisent le dispositif pédagogique. Aussi convient-il qu'il soit appliqué de préférence sur un cycle de deux ans. Et un problème surgit dès lors que, pour des raisons organisationnelles, les groupes se modifient . Certains élèves mettent plus de temps à s'adapter, ainsi Alice qui, au mois de mars, n'a pas encore réalisé que les tâches sont aussi classées sur Fralica par compétences certifiables. Après avoir flâné sur le site et composé, à grand peine, un sonnet, elle se rend compte que cette tâche ne la fera pas avancer dans son évaluation certificative (Et c'est regrettable car l'élève qui a réussi à composer un sonnet régulier lit la poésie avec un regard éclairé… Mais cela n'entre dans le champ d'aucune compétence…). Que valent mes éloges qui ne se concrétisent pas en avancement vers le certificat ?

Un autre groupe de quatre élèves a travaillé durant le congé de Pâques (7 mois après les explications de début d'année !) pour réaliser un superbe photorécit qui ne répond pas aux conditions d'acceptabilité.

La fuite : triche et plagiat.

Le système que j'applique laisse une place à la fraude. Des élèves s'échangent des tâches d'une année à l'autre, voire, cela s'est vu, d'une école à l'autre. Que faire ? Réserver une part des épreuves certificatives à réaliser en classe, en présence du professeur. Certes, il reste cependant des tâches surtout dans les classes terminales, qui exigent du temps, des lectures successives, un cadre familier et, pourquoi pas, une interaction familiale. Pourrions-nous préparer nos cours en salle d'étude nous qui avons tant de mal à nous concentrer dans la salle des professeurs ?

Opérer quelques sondages de vérification... Je suis encore en recherche sur ce sujet. Bien sûr, lorsque je constate une tricherie, j'annule la tâche sans pitié. Mais, enseignant, je ne souhaite pas consacrer trop d'énergie à me faire enquêteur... Tant pis pour l'élève qui, choisissant la facilité, obtient ses points sans avoir acquis la compétence. Je préfère, je l'avoue, tourner mon regard vers ceux qui, comme Alessandra, exploitent les possibilités offertes et se lancent dans des découvertes qui leur révèlent des ressources insoupçonnées.

Niveau d'exigence, niveau de stimulation ?

En Belgique, dans l'enseignement obligatoire, l'enseignant a reçu la mission de « faire réussir » le plus grand nombre d'élèves. Traditionnellement, ce seuil de réussite est placé à 50%, c'est-à-dire dès que la moitié des apprentissages est validée (On tremble à l'idée que cette exigence soit requise chez un cuisinier, un mécanicien ou un chirurgien! Mais enfin, on est ici dans le cadre d'une formation générale de l'adolescent.). Qui peut douter que l'élève qui s'en tient à ce 50% est peu armé pour mener à bien ses études supérieures ?

D'autres ressources heureusement interviennent dans la réussite ultérieure : autonomie, engagement, organisation du travail, gestion du temps, régularité…

Le dispositif entraîne l'adolescent à des démarches autonomisantes précieuses dans les études supérieures: recherche d'informations, définition d'objectifs personnels, maîtrise passive et active de la grammaire du texte. La notion de niveau d'exigence ne doit-elle pas être transférée de "nombre de savoirs acquis" à "pertinence des actes d'apprentissages" ? Pertinence qui serait évaluée en fonction d'un objectif individuel, d'un projet de vie formulé avec l'aide d'un adulte (professeur, éducateur…) un garant.

Comment stimuler les huit formes de l'intelligence mises en lumière par Howard Gardner pour faire éclore ces intelligences multiples dont notre société a tant besoin et ne plus privilégier abusivement le logico-mathématique ?

En tout cas,ce qui me semble incontournable c'est de définir des tâches en fonction de choix stratégiques et non pour donner du plaisir comme j'entends quelquefois "ça ils aiment bien !" Non, l'école n'est pas un club de vacances voué au plaisir et s'il est vrai que l'aspect ludique facilite l'apprentissage, l'engagement personnel, la conation (prendre sur soi, renoncer à un plaisir immédiat…), sont des éléments indispensables.

Nos doutes sont des traîtres et nous privent de ce que nous pourrions souvent gagner de bon parce que nous avons peur d'essayer. (Shakespeare)

P. Van Goethem
31 décembre 2006

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