José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne

Résumé | Commentaire

Résumé

Raimundo Silva, correcteur dans une maison d’édition lisboète, mène une vie bien réglée, invariable depuis plusieurs dizaines d’années, mais qui semble lui convenir parfaitement, sa principale satisfaction personnelle étant de remettre à son employeur un livre où toute erreur a été effacée. Cependant, tout bascule dans la vie de Raimundo le jour où il reçoit pour tâche de corriger un livre relatant le siège de Lisbonne, encore aux mains des Maures en 1147. Lassé par ce livre, auquel il reproche sa mièvrerie et son manque de rigueur historique, il est pris d’une irrésistible et sacrilège tentation : changer un mot qui bouleversera le sens de l’histoire (et de l’Histoire). NON ! les Croisés n’ont pas aidé les Portugais à reprendre Lisbonne.

Son travail rendu, Raimundo attend dans une anxiété sans cesse croissante les sanctions pour cette impardonnable faute professionnelle. Convoqué treize jours plus tard au siège de son employeur, les reproches qu’il essuie de sa nouvelle chef de service semblent bien minces au regard de l’intérêt qu’elle paraît lui porter. Elle lui suggère de poursuivre ainsi l’histoire du siège de Lisbonne sous la forme d’un roman et lui propose par la même occasion d’entretenir des relations plus privilégiées...

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Commentaire

L’attribution du Prix Nobel de Littérature 1998 à José Saramago a valu à l’Académie suédoise de nombreuses critiques des milieux conservateurs, en raison des prises de position idéologique et des engagements politiques de l’écrivain. Il publie depuis plusieurs années des articles dans Le monde diplomatique où il s’insurge contre le consumérisme effréné, contre l’hypocrisie et la passivité de la " Communauté internationale " dans des conflits comme celui du Timor Oriental, contre l’incapacité des moyens de communication, cependant de jour plus nombreux et plus performants, à rendre l’homme meilleur et l’humanité plus juste. Le Vatican, lui aussi, a manifesté sa colère et son indignation devant l’octroi de la prestigieuse récompense à un auteur subversif affublé du satanique qualificatif de " communiste récalcitrant ". En cause un scandale qui agita il y a quelques années la bonne conscience religieuse du Portugal, lorsque José Saramago publia L’Evangile selon Jésus-Christ 1, un roman qui donne une vision humanisée de Jésus dans la lignée du film de Martin Scorsese, la dernière Tentation du Christ.

Ces polémiques indiquent à quel point l’implication dans la vie sociale de l’écrivain est importante et indissociable de la notion même littérature, bien que L'histoire du siège de Lisbonne n’ait évidemment rien du roman à thèse. Plutôt qu’un objectif clairement exprimé, l’esprit subversif du roman, salutaire dans notre société soumise à la simplification et à l’amalgame, en est son essence, traduite ici par la " pensée oblique2 " qui conduit le personnage principal à porter un regard différent sur le monde qui l’entoure. La forme même du récit, inextricable enchevêtrement de voix, de perspectives ou de niveaux narratifs que nous étudierons plus loin, conduit le lecteur à un foisonnement d’interprétation et le contraint à une " indécidabilité " herméneutique presque constante susceptible de troubler et d’ébranler les certitudes les plus tenaces.

Ainsi le roman dénie-t-il au récit de l’historien la capacité à décrire des " vérités " ; " fallacieux, encore que cohérent, et c’est bien là son plus grand danger3 ", le texte historique, " rêverie fabulatrice et dérisoire ", n’en a pas fini de se soustraire à ses trois fantômes, " le fantôme de ce qui fut, celui de ce qui fut sur le point d’être et ce lui de ce qui aurait pu être4 ". Implicites également sont les critiques à l’égard des motivations et des enjeux de l’Histoire comme instrument du pouvoir au service des Etats en manque de héros nationaux. La harangue du roi Dom Alfonso Henriques aux Croisés, dont il doit s’assurer l’aide pour l’assaut final, suffit en elle-même à démythifier le sauveur du Portugal, qualifié par lui de " cul du monde5". l’image épique d’un personnage historique " fondamental " du pays, construite au cours des siècles par les historiens pour asseoir la légitimité du Portugal face aux vues hégémoniques du voisin espagnol, est ici détruite par la plume iconoclaste de l’écrivain, substituant à l’héroïsme fondateur la veulerie, la suffisance, la maladresse ou la méchanceté imbécile.

On comprend bien ici la puissance d’une arme comme l’ironie aux mains de l’écrivain soucieux de remplir sa fonction d’instance pertubatrice face aux clichés infantilisants et à la " bien-pensance " sécurisante institutionnalisés par le totalitarisme néolibéral. Une jeune gitane mendie dans un restaurant. En la voyant s’approcher, Raimundo Silva l’imagine sous les traits d’une Sarrasine dans la ville assiégée, contrainte de manger les chats et les rats et lui laisse penser que " finalement le progrès est bien une réalité, aujourd’hui à Lisbonne plus personne ne donne la chasse à ces bestioles-là dans le but de les manger, Mais le siège n’est pas fini, annoncent les yeux de la gitane6 ".

Toutefois, le sentiment de révolte qui anime l’écrivain ne vire jamais au sombre pessimisme. Dans ses romans, l’amour est toujours possible. L’histoire du siège de Lisbonne évoque la passion naissante entre deux êtres, unis par la même passion pour la littérature. A l’instar de cet amour, sans la moindre idéalisation, il doit être possible de changer la société. Après tout, " durant de nombreuses générations, le capitalisme s’est implanté chez nous, mais l’Empire romain lui aussi fut immense et s’est écroulé en se désintégrant7 ".

Au secours des idées, il y a une écriture réellement originale qui gomme tout repère visuel. Les dialogues sont insérés dans le récit ; la ponctuation allégée ; les guillemets supprimés ; les points et les alinéas sont rares ; Cela rend le texte plus dense, plus compact. Ainsi, selon José Saramago, l’intervention du lecteur est plus intense, plus forte. Le roman est comme un petit monde où les choses se comportent autrement ; celui qui veut entrer dans ce monde, doit accepter ses règles et aller ainsi de l’avant.

Ce n’est pas le seul effort imposé au lecteur, dont on requiert une coopération d’une autre nature, le contraignant notamment à sans cesse remettre en cause ses hypothèses de lecture, en l’empêchant de formuler des isotopies réellement satisfaisantes. Il doit parfois renoncer définitivement à statuer pour une option sémantique précise tant la multiplicité et la complexité des enchâssements de récits compliquent la question des voix narratives. En schématisant, nous pourrions présenter les niveaux d’enchâssements comme suit :

  1. un récit-cadre évoquant l’histoire d’un correcteur. Le narrateur hétérodiégétique est doté d’un point de vue omniscient. Néanmoins l’abondance des paralipses et l’impossibilité erratique d’avoir accès aux pensées de Raimundo Silva, ainsi que l’incapacité pour le lecteur de répondre à de simples questions telles que " Pourquoi se teint-il les cheveux ? ", rendent l’entité narrative absolument protéiforme.

  2. des récits enchâssés se succédant ou s’imbriquant de telle sorte qu’ils induisent une ambiguïté pratiquement constante sur l’identité des émetteurs d’autant que le recours à la métalepse est fréquent. Il peut tour à tour ou simultanément s’agir

    • du texte de l’historien, auteur de l’Histoire du siège de Lisbonne,

    • de la lecture commentée ou des pensées de Raimundo Silva portant sur le texte de l’historien auteur de l’Histoire du siège de Lisbonne,

    • du texte écrit par Raimundo Silva consistant en un roman s’intitulant l’Histoire du siège de Lisbonne,

    • d’une version transitoire écrite du roman de Raimundo Silva s’intitulant l’Histoire du siège de Lisbonne,

    • D’un récit des pensées de Raimundo Silva au cours de la période de gestation de son roman s’intitulant l’Histoire du siège de Lisbonne.

  3. des digressions métanarratives qui sont autant d’intrusions du narrateur voire de l’auteur.

La complexité des niveaux narratifs s’accompagne ensuite d’une superposition de deux époques. Les tours de la cathédrale sont " naturellement " remplacées par le minaret de la grande mosquée alors que Raimundo Silva, héros du récit-cadre, se déroulant dans la Lisbonne contemporaine, connaît les protagonistes du roman qu’il écrit avant de les avoir créés et semble de surcroît avoir été le spectateur, l’observateur ou le témoin oculaire des événements de 1147 qu’il narre. Ainsi le mimétisme est si parfait entre les personnages du récit-cadre et ceux des récits enchâssés qu’il leur le plus souvent est loisible de voyager indifféremment d’une époque à une autre :


Récits enchâssés

1147

Mogueime

Ouroana

Récit-cadre

1980

Raimundo Silva

Maria Sara

La richesse du roman tient aussi dans l’incapacité pour le lecteur d’épuiser le champ des interprétations et dans l’impossibilité de statuer avec certitude en faveur d’un sens indiscutable. Ainsi, comment expliquer que l’assassinat d’un muezzin aveugle, dont la lancinante présence obsède tout au long du roman et qu’on égorge d’un coup d’épée dans la dernière page, précipite la fin de tous les récits. Personnification de l’extrême polyphonie du roman, allusion à Homère, appel à un métissage des cultures, invitation à une cohabitation des religions…, la discussion est ouverte.



1 José Saramago trad. , L’évangile selon Jésus-Christ, Paris, Editions du Seuil, 1993 (sl,), Points n°723

2 José Saramago trad. G. Leibrich, Histoire du siège de Lisbonne, Paris, Editions du Seuil, 1992 (Lisboa, 1989), Points n°619, p.110

3 José Saramago trad. G. Leibrich, Histoire du siège de Lisbonne, Paris, Editions du Seuil, 1992 (Lisboa, 1989), Points n°619, p.26

4 José Saramago trad. G. Leibrich, Histoire du siège de Lisbonne, Paris, Editions du Seuil, 1992 (Lisboa, 1989), Points n°619, p.76

5 José Saramago trad. G. Leibrich, Histoire du siège de Lisbonne, Paris, Editions du Seuil, 1992 (Lisboa, 1989), Points n°619, p.137

6 José Saramago trad. G. Leibrich, Histoire du siège de Lisbonne, Paris, Editions du Seuil, 1992 (Lisboa, 1989), Points n°619, p.75

7 Juan Arias, José Saramago : el amor posible, Barcelona, Editorial Planeta, 1998, pp.117-118


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A.R. IZEL  -  RHETOS 2000