Antonio Tabucchi, La tête perdue de Damasceno Monteiro

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Résumé

Manolo, un pauvre gitan de la banlieue de Porto, découvre un matin le corps d’un homme décapité dans des buissons. Très vite, la nouvelle intéresse le directeur de L’Acontecimento, un journal populaire de Lisbonne. Bien que peu motivé par son métier de chroniqueur de faits divers - il est davantage soucieux de son étude du roman portugais d’après-guerre à la lumière des thèses de Georges Lukács, Firmino, un jeune reporter, est chargé de se rendre sur les lieux pour rendre compte de cette étrange affaire.

Quelques jours plus tard, la tête du cadavre est retrouvée et identifiée comme appartenant à un certain Damasceno Monteiro, garçon de course dans une entreprise d’Import-Export. Nombre d’informations lui sont transmises par des coups de fil anonymes. Rapidement, le mystérieux interlocuteur, un ami proche de la victime, dévoile son identité et fournit des témoignages précis sur les événements. Le journal engage alors un avocat réputé pour son anticonformisme et son intégrité afin de démasquer et de confondre les assassins impliqués dans des trafics de drogue.

L’héroïne arrivait au Portugal par l’intermédiaire de l’entreprise où travaillait Damasceno Monteiro, tué parce qu’il avait tenté de voler deux paquets de drogue. L’article que Firmino publie sur cette affaire met en cause explicitement un certain nombre d’élus locaux, une implication qui scandalise d’autant plus que le pays tout entier est tourné vers les préparatifs de l’Exposition Universelle. Leur procès se conclut cependant par un acquittement, avant le coup de théâtre final...

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Commentaire

Présenté comme un roman policier, La tête perdue de Damasceno Monteiro tient davantage du faux polar. Vide des mécanismes essentiels constitutifs du genre, le suspense y est inexistant. Toutes les solutions aux énigmes sont offertes au journaliste-enquêteur sans qu’il ait réellement à investiguer alors que le dénouement décevra sans doute l’amateur rompu aux intrigues policières inextricables.

Sans doute, le plus important est-il de saisir " le concept " tels que s’accorde à penser le duo d’enquêteurs. Le roman invite en effet à une réflexion sur l’abus de pouvoir des autorités, sur la corruption institutionnalisée ainsi que sur le néolibéralisme triomphant : " ...vous comprenez le concept ? - Je comprends le concept, acquiesça Firmino "1. Dans ce conte philosophique ou roman métaphysique plutôt que récit d’énigme, les protagonistes répugnent à l’action sans que celle-ci ne se soit auparavant inscrite dans une logique humaniste nourrie par l’amour des lettres et de l’art. Le regard critique qu’ils portent sur la société portugaise est relayé par la volonté d’agir pour y faire régner à nouveau le droit et la justice.

Tradition postmoderne oblige, le récit fait place le plus souvent aux métarécits qui parlent d’eux-mêmes, de leurs propres techniques narratives et où le comique naît du paradoxe (" Il se sentait en harmonie avec lui-même et avec l’univers. Il s’approcha du gros tronc et urina avec plaisir.2 "), des oxymores (" la rieuse ville ouvrière de Porto3 "), des truismes (" notre très portugaise ville de Porto4 ") et du recours à des pratiques hypertextuelles. Ainsi, le neuvième chapitre du roman, en fait le premier article publié par Firmino sur le meurtre, apparaît comme une caricature du style de la presse populaire et consiste en ce que Gérard Genette définit comme une charge. Il s’agit bien ici d’une imitation d’ordre générique à vocation satirique de l’écriture du roman-feuilleton et plus particulièrement du célèbre incipit du Mystère de la chambre jaune. Dans son article, le jeune journaliste accentue à peine les stéréotypes stylistiques propres à Gaston Leroux. On y trouve la même longueur insolite des phrases, les mêmes exagérations, la même emphase, le même abus du superlatif, les mêmes répétitions avec en outre des emprunts presque plagiés à l’hypotexte : " ... tant de mystérieux et cruels et sensationnels drames5 " se présente à peine transformé en " ...la triste, mystérieuse et truculente histoire6 ".

Néanmoins, les innovations stylistiques et structurelles sont rares dans ce roman existentiel qui explore nombre de problèmes de la vie sociale et tente d’initier à la complexité de la réalité. Pour éviter le cliché du dénouement heureux, la fin de l’histoire reste ouverte et incertaine, le sens du récit en demeure caché, laissé en suspens, afin - pourquoi pas ? - d’enseigner au lecteur la méfiance envers les certitudes absolues et les vérités cardinales.



1 Antonio Tabucchi trad. B. Comment, La tête perdue de Damasceno Monteiro, Paris, Christian Bourgois, 1997 (sl, 1997), Points n°609, p.128

2 Antonio Tabucchi trad. B. Comment, La tête perdue de Damasceno Monteiro, Paris, Christian Bourgois, 1997 (sl, 1997), Points n°609, p.17

3 Antonio Tabucchi trad. B. Comment, La tête perdue de Damasceno Monteiro, Paris, Christian Bourgois, 1997 (sl, 1997), Points n°609, p.92

4 Antonio Tabucchi trad. B. Comment, La tête perdue de Damasceno Monteiro, Paris, Christian Bourgois, 1997 (sl, 1997), Points n°609, p.92

5 Gaston Leroux, Le mystère de la chambre jaune, Paris, LGF, 1960, Le livre de Poche n°547, p.7

6 Antonio Tabucchi trad. B. Comment, La tête perdue de Damasceno Monteiro, Paris, Christian Bourgois, 1997 (sl, 1997), Points n°609, p.92


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