Premier des opéras? C’est bien ainsi que
L’Orfeo de Monteverdi est généralement présenté. Car les esprits
ordonnés veulent à tout un début, sinon une fin. La date de représentation,
1607, tend à conforter l’esprit: début d’un siècle, début
d’un genre, naissance d’une nouvelle ère musicale qui, malgré
les difficultés de la création lyrique en cette fin du XXème siècle,
ne semble pas défunte. En énonçant cela, on sent pourtant poindre
un malaise devant les pièges d’un trop bel ordonnancement: la génération
spontanée existe-t-elle plus en musique qu’en biologie? Et qu’est-ce-que
l’opéra? Qu’y-a-t-il de commun entre L’Orfeo, Don Juan, Le Ring
et Wozzeck? Le chant? La forme? Le drame? Rien de tout cela séparément;
mais ensemble, oui. Et c’est bien en trouvant pour la première fois
(la seule à ce point d’absolu?) un mode de convergence entre récit
dramatique, expression mélodique continue et architecture formelle,
que Monteverdi, oui, le premier, a écrit un véritable opéra.
Par
Sophie Roughol
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Monteverdi,
le “faiseur de neuf”
Ainsi Artusi, compositeur dont rien ne passa à la postérité sinon
ses fulminantes cabales contre Monteverdi, baptisa-t-il le musicien.
Que se passait-il donc qui suscite à ce point l’ire du chanoine?
Tout simplement l’avènement d’une nouvelle expression musicale.
Passe encore que quelques intellectuels et artistes spéculent dans
les cénacles florentins, en cette fin de XVIème siècle, sur les mérites
respectifs de la tragédie et de la musique de la Grèce antique.
Passe encore que l’un d’eux, Jacopo Peri, à l’exact tournant du
siècle, et après Daphné, produise une Euridice étonnante quoique
parfois monotone pour les noces d’Henri IV et de Marie de Médicis,
première tentative de dramma per musica, sinon premier opéra.
Premier récit entièrement en musique, au lieu de la succession de
madrigaux indépendants jusqu’alors représentée à l’occasion de
ces soirées princières. Monteverdi, qu’il n’ose même pas désigner
nommément dans ses diatribes, suit le mouvement, et Artusi s’étrangle.
Contre qui? Contre un génie d’exception qui seul sait unir la
tradition et la modernité, se détacher des usages comme des dogmes
nouveaux, et fonder ainsi une nouvelle ère.
La
période qui nous occupe, celle des dernières années du XVIème siècle
et des premières années du suivant, correspond, avant les orages de la
Guerre de Trente Ans, à une stabilité politique relative. Villes et
cours italiennes sont riches, elles ont tout loisir de se livrer,
hormis Rome garante de la tradition, à l’ébullition des esprits et des
sens. Venise est opulente, Mantoue ne lui cède en rien, tout en
surveillant jalousement Florence. La musique profane est le théâtre
principal de ces joutes esthétiques. Aux côtés de la villanelle et de
la canzonette, le madrigal polyphonique se dégage du carcan
contrapuntique par des audaces de modulations, d’expressions,
visionnaires chez Gesualdo (1560-1613), pastorales chez Marenzio
(1553-1599). Le chromatisme pulvérise la modalité et crée de nouveaux
rapports harmoniques, le centre de gravité de la polyphonie
se déplace du ténor (la teneur médiévale) vers la voix supérieure,
aussitôt rééquilibrée par une basse bientôt “continue”. Le
texte poétique, fleuron de l’humanisme néo-antique, détermine désormais
par sa prosodie la structure même de la mélodie, et impose par sa présence,
la nécessité de l’intelligibilité du discours musical, souvent
tenté par l’homophonie. Certes, le contrepoint traditionnel règne
encore en maître dans la musique religieuse. Mais regardons les
dates: à Rome, Lassus et Palestrina meurent en 1594, à Venise,
Willaert a disparu depuis longtemps (1562) et Zarlino, en 1590. Or, à
Mantoue, Monteverdi a publié en 1592 son Troisième Livre de
Madrigaux. Et dans les tribunes de Saint-Marc, Gabrieli enivre les
auditeurs des fastes d’une facture instrumentale en plein essor.
La
liberté de Monteverdi face à ces remous esthétiques est fascinante.
Musicien à la cour de Mantoue, il suit son maître dans ses campagnes
européennes. Nourri au lait du vieux contrepoint franco-flamand,
attentif aux spéculations théoriques des florentins sur le recitar
cantando, marqué par le souci de simplicité de son maître
Ingegnieri, contemporain de la naissance à Rome du drame musical sacré,
l’oratorio (avec La rappresentazione di anima e di corpo de
Cavalieri en 1600), Monteverdi prend aussi connaissance des travaux de
l’Académie de Baïf et de la musique mesurée à l’antique. Dans
le Quatrième, et surtout le Cinquième Livre de madrigaux, Monteverdi
multiplie les audaces chromatiques et harmoniques, et s’oriente
ouvertement vers la basse continue. Il assure en même temps la nécessaire
caution théorique à ces hardiesses, dans la préface du Cinquième
Livre, puis dans celle des Scherzi Musicali de 1607, sous la plume de
son frère, 1607, l’année de l’Orfeo. Le génie de Monteverdi est
de reprendre à son compte tous les moyens expressifs de la tradition
et de la nouveauté, de les organiser dans une cohérence au seul
service de la logique dramatique, leur confrontation permanente créant
un irrésistible sentiment de justesse et d’audace. Chaque élément
a sa place, au moment nécessaire pour l’expression la plus
naturelle possible des turbulences de l’âme, puisqu’Orfeo
consacre la reconnaissance de la primauté de l’individu face au
monde entier, fut-il celui des dieux... ou des chanoines.
Le choix d’Orphée
Orphée est bien utile aux révolutions dramatico-musicales :
Peri,
Monteverdi, Glück ...Offenbach? Au-delà de la boutade, comment s’étonner
de cette pérennité, puisque Orphée cristallise l’essence même de
l’opéra: le poème et le chant, le divin et l’humain, la force et
le doute, le bonheur et le désespoir absolu parcourent le mythe du
demi-dieu (puisque fils d’Apollon) affrontant les Enfers afin de
retrouver son épouse perdue. Orphée est l’opéra. Centre des réflexions
néo-platoniciennes des humanistes du XVème et du XVIème siècles,
Orphée cristallise leur volonté de concilier la pensée grecque et
la théologie chrétienne: de l’Académie de Florence et de Marsile
Ficin, chanteur orphique, à son élève Ange Politien (auteur de la
première traduction théâtrale du mythe, La Favola di Orfeo, représentée
à Mantoue en 1480 avec des parties musicales), le lien avec L’Orfeo
de Monteverdi, oeuvre elle-même créée devant les membres de l’Academia
degli Invaghiti à Mantoue, est direct.
Le
6 octobre 1600, après avoir assisté en compagnie de son maître de
chapelle, au palais Pitti, aux noces d’Henri IV et de Catherine de Médicis,
et à la représentation de l’Euridice de Jacopo Peri, sur un livret
de
Rinuccini, le duc de Mantoue ne peut que relever le défi des
Florentins. Il confie la tâche à Monteverdi, présent à la Cour des
Gonzague depuis dix ans déjà, et bien entendu sur le même sujet.
L’ Eurydice a pâli de la comparaison avec son glorieux successeur.
Mais il faut rendre à Peri la paternité de la première
transposition du parlar cantando dans un drame entièrement chanté,
soit par des solistes, soit par des chœurs, la musique épousant le
rythme de la parole. Mais on a pu dire que Peri “illustre le drame,
alors que Monteverdi le recrée”. Le texte conserve la prééminence
sur une musique qui ne participe pas directement au drame. Pour
l’anecdote, le librettiste, Rinuccini, s’autorisa quelques libertés
avec le mythe: Eurydice peut remonter à la lumière sans la moindre
condition, ce qui permet à Orphée de la récupérer sans grands
risques. Pour célébrer un mariage royal, il valait mieux opter pour
la prudence!
Orphée
cristallise l’essence même de l’opéra: le poème et le
chant, le divin et l’humain, la force et le doute, le bonheur et
le désespoir absolu...
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Alessandro Striggio, fils de compositeur, diplomate à la cour des
Gonzague, joueur de viole et librettiste, est chargé du livret. Poète
de talent, il parachève l’entreprise de transformation du mythe
d’Orphée en simple et sublime aventure romanesque, largement amorcée
par les intellectuels de la Renaissance. Seule constante: comme dans
le mythe d’origine, et comme chez Virgile, Eurydice n’est pas l’Arlésienne,
mais presque, objet d’un amour démesuré, objet de la faute d’Orphée,
objet tout court, investi de deux brèves apparitions, racontée (par
la Messagère ou par les bergers) et non “racontante”. Du mythe
initial, Striggio, comme Ovide et Rinuccini, gomme le premier épisode,
un peu graveleux dans une pastorale, celui du berger Aristée
poursuivant Eurydice de ses assiduités, et responsable indirect de sa
mort. Chez Striggio, Eurydice cueille des fleurs pour se tresser une
couronne. Toute cette partie, qui aurait pu constituer un premier acte
dramatique aussi fort que les suivants, est transformée par Striggio
en une pastorale bucolique, précédée elle-même d’un Prologue.
L’ action ne démarre vraiment qu’au cours du second acte. Rien
d’étonnant, même si aux yeux contemporains, une telle construction
peut sembler étrange: la pastorale est alors le spectacle scénique
et madrigalesque par excellence. On aurait d’ailleurs beau jeu de
reprocher à Monteverdi cette pastorale, quand quelques années plus
tard Glück et Calzabigi esquivent l’épineux problème
dramaturgique en débutant l’histoire une fois Eurydice morte!
Autre
différence: dans le mythe initial, il est interdit à la fois à
Eurydice et à Orphée, non de se regarder l’un l’autre, mais de
se parler (difficile pour un opéra...) et surtout de regarder vers le
fond: vers les Enfers, vers la vérité révélée, ne pas
transgresser l’interdit réservé aux dieux, ne pas savoir. Chez Striggio, la faute d’Orphée est avant tout humaine: ne pas accepter
la décision des dieux, douter, se retourner pour vérifier la présence
d’Eurydice. Orphée n’est plus un mythe, c’est un homme, un poète-musicien
dont Eurydice est la seule quête, et qui la perd par trop d’amour
et de faiblesse. Enfin, une fois revenu en Thrace, Orphée fuit
l’amour des femmes, mais pas au point, comme chez Ovide, de prôner
la pédérastie: il n’est pas déchiqueté par les bacchantes, mais
rejoint en apothéose son père Apollon dans les cieux, car même la
nature ne répond plus à ses chants. Une fin heureuse, qui est celle
de Monteverdi dans l’édition de 1609, et pas tout à fait celle de
Striggio. Dans son livret, le poète avait imaginé l’apparition des
bacchantes, et leur tentative de tuer Orphée, sauvé par
l’apparition d’Apollon. Doit-on préciser que ce dernier est le
dieu de la Musique ? Celle-là même qui ouvre le drame dans le
Prologue.
L’architecture du drame
Cinq actes et un Prologue, ainsi se présente Orfeo. Une fanfare
initiale (qui sera reprise dans les Vêpres de la Vierge de 1610) en
do majeur, de quinze mesures, est énoncée trois fois pour convier
les spectateurs. Le Prologue s’inscrit dans la traditionnelle dédicace
de la soirée lors des fêtes princières. Mais il est important de
noter que si le Prologue de l’Euridice de Peri mettait en scène la
tragédie, celui de Monteverdi fait intervenir la Musique, dans un
chant strophique ponctué d’une ritournelle orchestrale. C’est
elle qui, descendue du Parnasse, sera le guide des mortels dans leur périple
auprès d’Orphée. Dès le début de l’opéra, la Musique accède
ainsi au rang décisif, celui du narrateur.
L’
architecture de l’Orfeo est celle de deux créateurs, Striggio et
Monteverdi, libres de toute référence, donc de toute contrainte.
Puissamment maîtrisée, elle obéit à une organisation concentrique
constante, chaque acte s’articulant autour d’une scène centrale où
culmine l’expression d’un retournement dramatique et d’une émotion
forte: au premier acte, l’arioso d’Orphée “Rosa del ciel, vita
del mondo”, hymne à Apollon et à l’amour; au second,
l’irruption de la Messagère, puis son récit; au troisième,
l’air de séduction d’Orphée, dont nous reparlerons plus loin,
car il est le modèle du chant monteverdien; au quatrième, la scène
du retournement, et enfin au cinquième acte, l’ascension d’Orphée
et d’Apollon. Autour de ces pivots, l’organisation des scènes,
toujours justifiée sur le contexte dramatique, obéit aussi à cette
construction en arche, alternant judicieusement les moments de tension
et de détente: ainsi dans le premier acte, après l’exposition par
un berger, le chœur “Vien imeneo”, l’invocation d’une nymphe,
le chœur “Lasciate i monti”, l’arioso d’Orphée, reprise du
chœur “Lasciate i monti”, reprise du chœur “Vien imeneo”
puis bergers. Et à la fin de chacun de ces actes, un chœur apporte
la conclusion morale ou le commentaire final.
De
même, on peut dire que l’ensemble de l’ouvrage lui-même adopte
cette construction concentrique: autour du noyau lyrique que constitue
la prière d’Orphée à Caron, les deux actes voisins (II et IV)
sont les deux épisodes essentiels du drame: la mort d’Eurydice, et
sa perte définitive, sa seconde mort, après le retournement. Quant
aux deux actes extrêmes, d’inspiration pastorale, ils évoquent une
glorification d’Orphée, comme futur époux, puis comme divinité
cosmique, Apollon répondant à la fin, nous l’avons vu, à
l’invocation initiale de la Musique. On comprend ainsi que loin
d’affadir la puissance dramatique de l’ouvrage, ces deux actes
pastoraux, rendus nécessaires par la destination de divertissement de
cour d’Orfeo, ont été habilement conçus comme les arcs-boutants
indispensables à son équilibre.
Le nouvel art du chant
“Comment pourrais-je imiter le langage des vents, puisqu’ils ne
parlent pas? Et dans ces conditions, comment pourrais-je susciter l’émotion?
Ariane me portait à une juste plainte, et Orphée, à une juste prière,
mais cette fable, à quoi peut-elle mener?” Répondant ainsi à
Alessandro Striggio qui lui proposait un livret intitulé Le nozze di
Tetide, Monteverdi livre en une formule fulgurante l’essence même
du nouvel art du chant: seul le chant épousant la parole peut
susciter l’émotion. Au passage, il rend le personnage et le mythe
d’Orphée à sa dimension religieuse, opposé à l’opéra Ariana,
écrit juste après le décès de son épouse, et perdu hormis le célèbre
lamento. Comme le chant calque le récit dramatique, lui-même
mouvant, il ne peut qu’adopter souplesse et variété. En fait,
Monteverdi exploite toutes les formes vocales alors en usage, et se
sert d’Orfeo comme d’un laboratoire du nouvel art du chant dont la
prière d’Orphée est l’emblème.
Dès
le Prologue, la Musique, dotée d’un air strophique de structure
claire, utilise à chaque strophe le même matériau musical sur la même
basse, ponctuée de ritournelles orchestrales. Et pourtant, à chaque
inflexion des affetti du texte, Monteverdi construit une progression où
l’expression musicale s’écarte par instants de la mélodie, dans
une symétrie dont le point névralgique est la troisième strophe,
quand la Musique décrit le chant accompagné de la lyre. Poursuivons
l’ouvrage : le premier air d’Orphée est un récitatif évoluant
vite vers l’arioso (“Rosa del ciel, vita del mondo”), le second
(dans l’acte II) est un air strophique ponctué de ritournelles, sur
un rythme de musique mesurée à l’antique, rapporté des Flandres
(“Vi ricorda o boschi ombrosi”). Suit le récit de la Messagère:
le récitatif est le plus propre à accompagner les épisodes
dramatiques, comme ce sera le cas désormais dans tout opéra. L’organo
di legno et le chitarrone seuls accompagnent (après l’effet
extraordinaire du “è morta” sur une tierce descendante et le
“Ohime” d’Orphée) un récit d’une extrême liberté
harmonique (comme toute la scène d’ailleurs), dans le plus parfait
style représentatif.
Vient
au troisième acte le fameux air d’Orphée, “Possente spirto”.
Monteverdi en a livré deux versions, l’une sobre, l’autre
ornementée avec la plus extrême précision. Cette seconde version
est un feu d’artifice difficilement accessible à un chanteur
modeste. Le compositeur a-t-il prévu le matériel pour une exécution
plus humble qu’à Mantoue, ou a-t-il voulu fournir à un Orphée idéal
le schéma mélodique de l’air, pour faciliter son apprentissage?
Toujours est-il que la version ornée s’impose à l’évidence dans
la bouche d’un personnage qui doit à tout prix ensorceler, au sens
fort du terme, Caron.
Tout
s’efface, y compris l’accompagnement instrumental, d’une grande
neutralité, si ce n’est les brèves ponctuations de deux
instruments (violons, cornets puis harpes) devant ce chant rayonnant,
ponctué de ritournelles orchestrales liées intimement au texte
(ainsi de ces harpes suivant l’évocation d’Eurydice). Ce chant très
orné, utilisant la technique de la diminution, déjà un peu démodé
à l’époque, est toujours placé chez Monteverdi dans la bouche des
divinités. Progressivement pourtant, l’alternance entre le chant et
l’ensemble instrumental se resserre, et parallèlement la voix
renonce aux vocalises, pour finir sur un chant arioso très peu orné.
Comment comprendre cette progression ? Comme l’a fort bien démontré
René Jacobs, Orphée utilise, après le cantar parsaggiato décrit
ci-dessus, le cantar sodo, ou chant droit, accompagné de la lyre
(“Sol tu nobil dio”), puis, Caron se prétendant “flatté”,
mais pas encore miséricordieux, le cantar d’affetto, avec vibrato,
contrastes de timbres et de dynamiques (“Ahi, sventurato amante”).
Ainsi, le “beau chant” conseillé par l’Espérance au début de
l’acte vient à bout de Caron... et des membres de l’Académie réunis
à Mantoue lors de la création, subjugués par le talent de
Monteverdi.
Après
ce sommet de vocalité, les autres airs de l’ouvrage auraient pu
paraître fades. Il n’en est rien. Monteverdi a plus d’un tour
harmonique dans sa manche! Ainsi, dans le quatrième acte, le chant
joyeux en trois couplets voisins mais non identiques d’Orphée est
brutalement interrompu (comme au premier acte lors de l’irruption de
la Messagère) par un accord mineur qui introduit le doute, ce doute
qui va faire se retourner Orphée. Comme le héros, le discours
musical devient alors instable, de plus en plus haché et précipité,
avant de faire place à un brusque silence (l’orgue seul): Orphée
s’est retourné, il voit Eurydice, autre bref silence, et le cri
poignant (rupture harmonique) accompagné du retour des instruments.
Et que dire de la brève intervention d’Eurydice, déchirante, comme
cet enchaînement harmonique autour des mots vista troppo dolce! Au
cinquième acte, figure d’entrée un autre fleuron du chant
monteverdien, l’air avec écho.
La
création majeure de Monteverdi réside donc non dans les formes
vocales utilisées, toutes déjà présentes chez ses contemporains ou
prédecesseurs proches, mais bien dans le style mélodique, traité
exclusivement en fonction de son rapport au mot, du récitatif à
l’arioso et à l’air. Chaque inflexion chromatique, chaque
modulation, obéit non à un souci d’esthétique de cette mélodie,
mais à ce que le texte suggère. Il s’agit d’une
“transfiguration, par le son pur, de la parole en mélodie, une recréation
de la vie du mot à travers le sentiment porté par le mot ; elle
n’est pas limitée à la sonorité du mot, à sa signification, mais
elle montre qu’on peut dépasser son aspect purement physique pour
atteindre les racines de son essence spirituelle” (Guido Pannain,
cité par Leo Schrade). Le stile recitativo avait trouvé son maître,
transformant le parlar cantando des florentins dans une perspective
essentiellement théâtrale, et non plus dogmatique.
Chœurs et symphonies: les autres éléments
dramatiques
Le chant soliste est l’élément le plus souvent évoqué dans l’Orfeo.
Mais comment ne pas voir également le rôle nouveau dévolu aux chœurs,
et aux ritournelles orchestrales? Eux aussi sont les moteurs du drame,
même si les pivots dramatiques des scènes centrales ne leur sont pas
dévolus.
Commentateurs,
et parfois même subtils annonciateurs de péripéties futures, les chœurs
de l’Orfeo rejoignent, comme la déclamation chantée, le modèle
antique, celui des chœurs des tragédies grecques. Au fil des actes,
les exemples sont nombreux, parfois évidents, parfois plus subtils.
Dans le premier acte, nous avons vu que deux chœurs encadraient de façon
symétrique le chant d’Orphée. L’ acte se conclut par un autre,
en tonalité majeure, logique pour la joyeuse pastorale qu’est
encore l’ouvrage. Le second acte contient deux airs d’Orphée: le
premier, avant la catastrophe, est introduit par un chœur en majeur,
le second conclut le désespoir d’Orphée en mineur, et ainsi le
retournement dramatique de l’action est souligné, et même réaffirmé
avec la reprise en conclusion de l’acte de ce même chœur mineur.
Dans l’acte III, figure un seul chœur, celui des esprits infernaux,
en majeur, tonalité qui peut sembler étrange aux Enfers, mais Orphée
a vaincu Caron, et garde encore le souvenir des encouragements de
l’Espérance. Ici, le texte est franchement philosophique, dans la
droite ligne du chœur tragique. Dans l’acte IV, comme dans l’acte
II, deux chœurs encadrent les deux péripéties en renforçant par
leur présence et leur tonalité l’impression de confiance (“Pietade
oggi e Amore trionfan ne l’Inferno”) puis de désespoir (“E la
virtute un raggio”).
De
la même façon, les ritournelles et symphonies orchestrales jouent ce
rôle essentiel de commentaire et d’auxiliaire du drame: nous
citerons les exemples les plus marquants. Dans l’acte III, les
courtes ritournelles qui encadrent le chant de séduction d’Orphée
épousent non seulement sa vocalité, mais ses sentiments: violons
d’abord pour l’invocation de la divinité, cornets après avoir évoqué
la mort, puis harpe suivant l’évocation d’Eurydice. Le dernier
acte illustre encore mieux cet usage subtil : la ritournelle de la
pastorale du premier acte accompagne le retour d’Orphée en Thrace.
Le drame a anéanti Orphée, mais le paysage pastoral est le même, et
d’ailleurs, la Nature, sourde aux chants d’Orphée, semble se
moquer de lui par l’intermédiaire de l’écho. De même, la
symphonie des Enfers est reprise, mais jouée aux cordes: pour Orphée,
l’Enfer est désormais sur terre.
L’orchestre de l’Orfeo
La page de titre de la première édition de l’Orfeo semble indiquer
avec précision l’orchestration nécessaire à son exécution :
“Duoi Gravicembali, Duoi contrabassi de Viola, Dieci Viole da brazzo,
Un Arpia doppia, Duoi violini piccoli alla Francese, Duoi Chitaroni,
Duoi Organi di legno, Tre bassi da gamba, Quattro Tromboni, Un Regale,
Duoi Cornetti, Un Flautino alla Vigesima seconda, Un Clarino con tre
trombe sordine.”
On
constate que sur le plan instrumental, Monteverdi exploite toute la
palette sonore de l’orchestre de la Renaissance et des prémices du
Baroque. Mais s’il est relativement précis au départ, le
compositeur est peu loquace par la suite pour indiquer quels
instruments doivent jouer à quel moment. De plus, la liste de départ
semble à l’évidence incomplète. Au début du troisième acte,
celui des Enfers, il précise que l’on doit faire entrer les
cornets, trombones et régale, ce qui sous-entend qu’ils étaient
exclus avant. En fait, il semble évident, et l’usage en a été
instauré dans les interprétations modernes, que deux groupes
d’instruments sont affectés aux deux décors principaux de
l’ouvrage: cornets, trombones et régale pour les Enfers, violons,
clavecins, luths et flûtes pour les scènes pastorales, deux groupes
auxquels il convient d’ajouter les trompettes pour la fanfare
d’accueil. Ce souci de différencier le décor sonore de chaque
monde se retrouve même dans les timbres vocaux: les chœurs pastoraux
sont mixtes, alors que les chœurs infernaux sont réservées aux
timbres sombres des hommes (il est bien connu qu’il n’y a pas de
femmes en enfer!).
“On
dit que la favola procure un tel plaisir à tous ceux qui l’écoutent
que Son Altesse le prince après y avoir assisté et après
l’avoir entendu plusieurs fois lors des nombreuses répétitions,
en a exigé une nouvelle représentation, qui aura lieu
aujourd’hui même et à laquelle participeront toutes les
grandes dames de la ville”. Francesco Gonzaga. Le 1er mars 1607
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Certains instruments méritent une mention particulière: ainsi l’organo
di legno. Ses tuyaux en bois en font un orgue au timbre très doux,
qui accompagne notamment la déploration d’Orphée après la mort
d’Eurydice. A l’opposé, la régale, orgue à anches vibrantes en
cuivre, produit un son agressif, sarcastique, idéal pour accompagner
le personnage de Caron. L’arpa doppia requise par Monteverdi est la
harpe à deux ou trois rangées de cordes, généralement utilisée à
partir de 1600 pour le continuo, mais ici érigée au rang de soliste
virtuose.
L’
instrumentation d’Orfeo pose une fois de plus la question de la fidélité
aux sources. Si certaines indications de Monteverdi doivent à l’évidence
être respectées sous peine de contre-sens, le continuo doit obéir
au principe de l’improvisation continue.
Comme
Orphée, Monteverdi a tracé un chemin vers l’inconnu, libre de
toute attache dogmatique et de toute peur, conscient de créer un art
nouveau qu’il fallait exposer en pleine lumière. Mais l’échec
d’Orphée ne fut pas celui du compositeur: victoire de l’humanité
des personnages sur la mythologie, victoire du recitar cantando sur la
récitation académique, victoire de l’exigence formelle sur la sujétion
totale de la musique à la prosodie, Orfeo est tout cela. Mais
surtout, Orfeo est l’accomplissement miraculeux d’un compositeur
alliant la modestie à la certitude rayonnante de la création, un
compositeur en état de grâce divine, livrant à la postérité un
miracle d’équilibre.
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