Claudio MONTEVERDI

Crémone - Mai 1567 / Venise - Novembre 1643 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Orfeo trovatore stanco,  Chirico 1970

Voir aussi: http://www.cndp.fr/balletrusse/portraits/chirico.htm

L'Orfeo

Lasciate i monti

L'Orfeo de Monteverdi fut représenté pour la première fois à Mantoue en 1607 et consacre pour beaucoup de musicologues la naissance de l'opéra et le début du baroque musical.

 

Premier des opéras? C’est bien ainsi que L’Orfeo de Monteverdi est généralement présenté. Car les esprits ordonnés veulent à tout un début, sinon une fin. La date de représentation, 1607, tend à conforter l’esprit: début d’un siècle, début d’un genre, naissance d’une nouvelle ère musicale qui, malgré les difficultés de la création lyrique en cette fin du XXème siècle, ne semble pas défunte. En énonçant cela, on sent pourtant poindre un malaise devant les pièges d’un trop bel ordonnancement: la génération spontanée existe-t-elle plus en musique qu’en biologie? Et qu’est-ce-que l’opéra? Qu’y-a-t-il de commun entre L’Orfeo, Don Juan, Le Ring et Wozzeck? Le chant? La forme? Le drame? Rien de tout cela séparément; mais ensemble, oui. Et c’est bien en trouvant pour la première fois (la seule à ce point d’absolu?) un mode de convergence entre récit dramatique, expression mélodique continue et architecture formelle, que Monteverdi, oui, le premier, a écrit un véritable opéra.

  Par Sophie Roughol

Monteverdi, le “faiseur de neuf”

Ainsi Artusi, compositeur dont rien ne passa à la postérité sinon ses fulminantes cabales contre Monteverdi, baptisa-t-il le musicien. Que se passait-il donc qui suscite à ce point l’ire du chanoine? Tout simplement l’avènement d’une nouvelle expression musicale. Passe encore que quelques intellectuels et artistes spéculent dans les cénacles florentins, en cette fin de XVIème siècle, sur les mérites respectifs de la tragédie et de la musique de la Grèce antique. Passe encore que l’un d’eux, Jacopo Peri, à l’exact tournant du siècle, et après Daphné, produise une Euridice étonnante quoique parfois monotone pour les noces d’Henri IV et de Marie de Médicis, première tentative de dramma per musica, sinon premier opéra. Premier récit entièrement en musique, au lieu de la succession de madrigaux indépendants jusqu’alors représentée à l’occasion de ces soirées princières. Monteverdi, qu’il n’ose même pas désigner nommément dans ses diatribes, suit le mouvement, et Artusi s’étrangle. Contre qui? Contre un génie d’exception qui seul sait unir la tradition et la modernité, se détacher des usages comme des dogmes nouveaux, et fonder ainsi une nouvelle ère.

La période qui nous occupe, celle des dernières années du XVIème siècle et des premières années du suivant, correspond, avant les orages de la Guerre de Trente Ans, à une stabilité politique relative. Villes et cours italiennes sont riches, elles ont tout loisir de se livrer, hormis Rome garante de la tradition, à l’ébullition des esprits et des sens. Venise est opulente, Mantoue ne lui cède en rien, tout en surveillant jalousement Florence. La musique profane est le théâtre principal de ces joutes esthétiques. Aux côtés de la villanelle et de la canzonette, le madrigal polyphonique se dégage du carcan contrapuntique par des audaces de modulations, d’expressions, visionnaires chez Gesualdo (1560-1613), pastorales chez Marenzio (1553-1599). Le chromatisme pulvérise la modalité et crée de nouveaux rapports harmoniques, le centre de gravité de la polyphonie se déplace du ténor (la teneur médiévale) vers la voix supérieure, aussitôt rééquilibrée par une basse bientôt “continue”. Le texte poétique, fleuron de l’humanisme néo-antique, détermine désormais par sa prosodie la structure même de la mélodie, et impose par sa présence, la nécessité de l’intelligibilité du discours musical, souvent tenté par l’homophonie. Certes, le contrepoint traditionnel règne encore en maître dans la musique religieuse. Mais regardons les dates: à Rome, Lassus et Palestrina meurent en 1594, à Venise, Willaert a disparu depuis longtemps (1562) et Zarlino, en 1590. Or, à Mantoue, Monteverdi a publié en 1592 son Troisième Livre de Madrigaux. Et dans les tribunes de Saint-Marc, Gabrieli enivre les auditeurs des fastes d’une facture instrumentale en plein essor.

La liberté de Monteverdi face à ces remous esthétiques est fascinante. Musicien à la cour de Mantoue, il suit son maître dans ses campagnes européennes. Nourri au lait du vieux contrepoint franco-flamand, attentif aux spéculations théoriques des florentins sur le recitar cantando, marqué par le souci de simplicité de son maître Ingegnieri, contemporain de la naissance à Rome du drame musical sacré, l’oratorio (avec La rappresentazione di anima e di corpo de Cavalieri en 1600), Monteverdi prend aussi connaissance des travaux de l’Académie de Baïf et de la musique mesurée à l’antique. Dans le Quatrième, et surtout le Cinquième Livre de madrigaux, Monteverdi multiplie les audaces chromatiques et harmoniques, et s’oriente ouvertement vers la basse continue. Il assure en même temps la nécessaire caution théorique à ces hardiesses, dans la préface du Cinquième Livre, puis dans celle des Scherzi Musicali de 1607, sous la plume de son frère, 1607, l’année de l’Orfeo. Le génie de Monteverdi est de reprendre à son compte tous les moyens expressifs de la tradition et de la nouveauté, de les organiser dans une cohérence au seul service de la logique dramatique, leur confrontation permanente créant un irrésistible sentiment de justesse et d’audace. Chaque élément a sa place, au moment nécessaire pour l’expression la plus naturelle possible des turbulences de l’âme, puisqu’Orfeo consacre la reconnaissance de la primauté de l’individu face au monde entier, fut-il celui des dieux... ou des chanoines.


Le choix d’Orphée

Orphée est bien utile aux révolutions dramatico-musicales : Peri, Monteverdi, Glück ...Offenbach? Au-delà de la boutade, comment s’étonner de cette pérennité, puisque Orphée cristallise l’essence même de l’opéra: le poème et le chant, le divin et l’humain, la force et le doute, le bonheur et le désespoir absolu parcourent le mythe du demi-dieu (puisque fils d’Apollon) affrontant les Enfers afin de retrouver son épouse perdue. Orphée est l’opéra. Centre des réflexions néo-platoniciennes des humanistes du XVème et du XVIème siècles, Orphée cristallise leur volonté de concilier la pensée grecque et la théologie chrétienne: de l’Académie de Florence et de Marsile Ficin, chanteur orphique, à son élève Ange Politien (auteur de la première traduction théâtrale du mythe, La Favola di Orfeo, représentée à Mantoue en 1480 avec des parties musicales), le lien avec L’Orfeo de Monteverdi, oeuvre elle-même créée devant les membres de l’Academia degli Invaghiti à Mantoue, est direct.

Le 6 octobre 1600, après avoir assisté en compagnie de son maître de chapelle, au palais Pitti, aux noces d’Henri IV et de Catherine de Médicis, et à la représentation de l’Euridice de Jacopo Peri, sur un livret de Rinuccini, le duc de Mantoue ne peut que relever le défi des Florentins. Il confie la tâche à Monteverdi, présent à la Cour des Gonzague depuis dix ans déjà, et bien entendu sur le même sujet. L’ Eurydice a pâli de la comparaison avec son glorieux successeur. Mais il faut rendre à Peri la paternité de la première transposition du parlar cantando dans un drame entièrement chanté, soit par des solistes, soit par des chœurs, la musique épousant le rythme de la parole. Mais on a pu dire que Peri “illustre le drame, alors que Monteverdi le recrée”. Le texte conserve la prééminence sur une musique qui ne participe pas directement au drame. Pour l’anecdote, le librettiste, Rinuccini, s’autorisa quelques libertés avec le mythe: Eurydice peut remonter à la lumière sans la moindre condition, ce qui permet à Orphée de la récupérer sans grands risques. Pour célébrer un mariage royal, il valait mieux opter pour la prudence!

Orphée cristallise l’essence même de l’opéra: le poème et le chant, le divin et l’humain, la force et le doute, le bonheur et le désespoir absolu...


Alessandro Striggio, fils de compositeur, diplomate à la cour des Gonzague, joueur de viole et librettiste, est chargé du livret. Poète de talent, il parachève l’entreprise de transformation du mythe d’Orphée en simple et sublime aventure romanesque, largement amorcée par les intellectuels de la Renaissance. Seule constante: comme dans le mythe d’origine, et comme chez Virgile, Eurydice n’est pas l’Arlésienne, mais presque, objet d’un amour démesuré, objet de la faute d’Orphée, objet tout court, investi de deux brèves apparitions, racontée (par la Messagère ou par les bergers) et non “racontante”. Du mythe initial, Striggio, comme Ovide et Rinuccini, gomme le premier épisode, un peu graveleux dans une pastorale, celui du berger Aristée poursuivant Eurydice de ses assiduités, et responsable indirect de sa mort. Chez Striggio, Eurydice cueille des fleurs pour se tresser une couronne. Toute cette partie, qui aurait pu constituer un premier acte dramatique aussi fort que les suivants, est transformée par Striggio en une pastorale bucolique, précédée elle-même d’un Prologue. L’ action ne démarre vraiment qu’au cours du second acte. Rien d’étonnant, même si aux yeux contemporains, une telle construction peut sembler étrange: la pastorale est alors le spectacle scénique et madrigalesque par excellence. On aurait d’ailleurs beau jeu de reprocher à Monteverdi cette pastorale, quand quelques années plus tard Glück et Calzabigi esquivent l’épineux problème dramaturgique en débutant l’histoire une fois Eurydice morte!

Autre différence: dans le mythe initial, il est interdit à la fois à Eurydice et à Orphée, non de se regarder l’un l’autre, mais de se parler (difficile pour un opéra...) et surtout de regarder vers le fond: vers les Enfers, vers la vérité révélée, ne pas transgresser l’interdit réservé aux dieux, ne pas savoir. Chez Striggio, la faute d’Orphée est avant tout humaine: ne pas accepter la décision des dieux, douter, se retourner pour vérifier la présence d’Eurydice. Orphée n’est plus un mythe, c’est un homme, un poète-musicien dont Eurydice est la seule quête, et qui la perd par trop d’amour et de faiblesse. Enfin, une fois revenu en Thrace, Orphée fuit l’amour des femmes, mais pas au point, comme chez Ovide, de prôner la pédérastie: il n’est pas déchiqueté par les bacchantes, mais rejoint en apothéose son père Apollon dans les cieux, car même la nature ne répond plus à ses chants. Une fin heureuse, qui est celle de Monteverdi dans l’édition de 1609, et pas tout à fait celle de Striggio. Dans son livret, le poète avait imaginé l’apparition des bacchantes, et leur tentative de tuer Orphée, sauvé par l’apparition d’Apollon. Doit-on préciser que ce dernier est le dieu de la Musique ? Celle-là même qui ouvre le drame dans le Prologue.

L’architecture du drame

Cinq actes et un Prologue, ainsi se présente Orfeo. Une fanfare initiale (qui sera reprise dans les Vêpres de la Vierge de 1610) en do majeur, de quinze mesures, est énoncée trois fois pour convier les spectateurs. Le Prologue s’inscrit dans la traditionnelle dédicace de la soirée lors des fêtes princières. Mais il est important de noter que si le Prologue de l’Euridice de Peri mettait en scène la tragédie, celui de Monteverdi fait intervenir la Musique, dans un chant strophique ponctué d’une ritournelle orchestrale. C’est elle qui, descendue du Parnasse, sera le guide des mortels dans leur périple auprès d’Orphée. Dès le début de l’opéra, la Musique accède ainsi au rang décisif, celui du narrateur.

L’ architecture de l’Orfeo est celle de deux créateurs, Striggio et Monteverdi, libres de toute référence, donc de toute contrainte. Puissamment maîtrisée, elle obéit à une organisation concentrique constante, chaque acte s’articulant autour d’une scène centrale où culmine l’expression d’un retournement dramatique et d’une émotion forte: au premier acte, l’arioso d’Orphée “Rosa del ciel, vita del mondo”, hymne à Apollon et à l’amour; au second, l’irruption de la Messagère, puis son récit; au troisième, l’air de séduction d’Orphée, dont nous reparlerons plus loin, car il est le modèle du chant monteverdien; au quatrième, la scène du retournement, et enfin au cinquième acte, l’ascension d’Orphée et d’Apollon. Autour de ces pivots, l’organisation des scènes, toujours justifiée sur le contexte dramatique, obéit aussi à cette construction en arche, alternant judicieusement les moments de tension et de détente: ainsi dans le premier acte, après l’exposition par un berger, le chœur “Vien imeneo”, l’invocation d’une nymphe, le chœur “Lasciate i monti”, l’arioso d’Orphée, reprise du chœur “Lasciate i monti”, reprise du chœur “Vien imeneo” puis bergers. Et à la fin de chacun de ces actes, un chœur apporte la conclusion morale ou le commentaire final.

De même, on peut dire que l’ensemble de l’ouvrage lui-même adopte cette construction concentrique: autour du noyau lyrique que constitue la prière d’Orphée à Caron, les deux actes voisins (II et IV) sont les deux épisodes essentiels du drame: la mort d’Eurydice, et sa perte définitive, sa seconde mort, après le retournement. Quant aux deux actes extrêmes, d’inspiration pastorale, ils évoquent une glorification d’Orphée, comme futur époux, puis comme divinité cosmique, Apollon répondant à la fin, nous l’avons vu, à l’invocation initiale de la Musique. On comprend ainsi que loin d’affadir la puissance dramatique de l’ouvrage, ces deux actes pastoraux, rendus nécessaires par la destination de divertissement de cour d’Orfeo, ont été habilement conçus comme les arcs-boutants indispensables à son équilibre.


Le nouvel art du chant

“Comment pourrais-je imiter le langage des vents, puisqu’ils ne parlent pas? Et dans ces conditions, comment pourrais-je susciter l’émotion? Ariane me portait à une juste plainte, et Orphée, à une juste prière, mais cette fable, à quoi peut-elle mener?” Répondant ainsi à Alessandro Striggio qui lui proposait un livret intitulé Le nozze di Tetide, Monteverdi livre en une formule fulgurante l’essence même du nouvel art du chant: seul le chant épousant la parole peut susciter l’émotion. Au passage, il rend le personnage et le mythe d’Orphée à sa dimension religieuse, opposé à l’opéra Ariana, écrit juste après le décès de son épouse, et perdu hormis le célèbre lamento. Comme le chant calque le récit dramatique, lui-même mouvant, il ne peut qu’adopter souplesse et variété. En fait, Monteverdi exploite toutes les formes vocales alors en usage, et se sert d’Orfeo comme d’un laboratoire du nouvel art du chant dont la prière d’Orphée est l’emblème.

Dès le Prologue, la Musique, dotée d’un air strophique de structure claire, utilise à chaque strophe le même matériau musical sur la même basse, ponctuée de ritournelles orchestrales. Et pourtant, à chaque inflexion des affetti du texte, Monteverdi construit une progression où l’expression musicale s’écarte par instants de la mélodie, dans une symétrie dont le point névralgique est la troisième strophe, quand la Musique décrit le chant accompagné de la lyre. Poursuivons l’ouvrage : le premier air d’Orphée est un récitatif évoluant vite vers l’arioso (“Rosa del ciel, vita del mondo”), le second (dans l’acte II) est un air strophique ponctué de ritournelles, sur un rythme de musique mesurée à l’antique, rapporté des Flandres (“Vi ricorda o boschi ombrosi”). Suit le récit de la Messagère: le récitatif est le plus propre à accompagner les épisodes dramatiques, comme ce sera le cas désormais dans tout opéra. L’organo di legno et le chitarrone seuls accompagnent (après l’effet extraordinaire du “è morta” sur une tierce descendante et le “Ohime” d’Orphée) un récit d’une extrême liberté harmonique (comme toute la scène d’ailleurs), dans le plus parfait style représentatif.

Vient au troisième acte le fameux air d’Orphée, “Possente spirto”. Monteverdi en a livré deux versions, l’une sobre, l’autre ornementée avec la plus extrême précision. Cette seconde version est un feu d’artifice difficilement accessible à un chanteur modeste. Le compositeur a-t-il prévu le matériel pour une exécution plus humble qu’à Mantoue, ou a-t-il voulu fournir à un Orphée idéal le schéma mélodique de l’air, pour faciliter son apprentissage? Toujours est-il que la version ornée s’impose à l’évidence dans la bouche d’un personnage qui doit à tout prix ensorceler, au sens fort du terme, Caron.

Tout s’efface, y compris l’accompagnement instrumental, d’une grande neutralité, si ce n’est les brèves ponctuations de deux instruments (violons, cornets puis harpes) devant ce chant rayonnant, ponctué de ritournelles orchestrales liées intimement au texte (ainsi de ces harpes suivant l’évocation d’Eurydice). Ce chant très orné, utilisant la technique de la diminution, déjà un peu démodé à l’époque, est toujours placé chez Monteverdi dans la bouche des divinités. Progressivement pourtant, l’alternance entre le chant et l’ensemble instrumental se resserre, et parallèlement la voix renonce aux vocalises, pour finir sur un chant arioso très peu orné. Comment comprendre cette progression ? Comme l’a fort bien démontré René Jacobs, Orphée utilise, après le cantar parsaggiato décrit ci-dessus, le cantar sodo, ou chant droit, accompagné de la lyre (“Sol tu nobil dio”), puis, Caron se prétendant “flatté”, mais pas encore miséricordieux, le cantar d’affetto, avec vibrato, contrastes de timbres et de dynamiques (“Ahi, sventurato amante”). Ainsi, le “beau chant” conseillé par l’Espérance au début de l’acte vient à bout de Caron... et des membres de l’Académie réunis à Mantoue lors de la création, subjugués par le talent de Monteverdi.

Après ce sommet de vocalité, les autres airs de l’ouvrage auraient pu paraître fades. Il n’en est rien. Monteverdi a plus d’un tour harmonique dans sa manche! Ainsi, dans le quatrième acte, le chant joyeux en trois couplets voisins mais non identiques d’Orphée est brutalement interrompu (comme au premier acte lors de l’irruption de la Messagère) par un accord mineur qui introduit le doute, ce doute qui va faire se retourner Orphée. Comme le héros, le discours musical devient alors instable, de plus en plus haché et précipité, avant de faire place à un brusque silence (l’orgue seul): Orphée s’est retourné, il voit Eurydice, autre bref silence, et le cri poignant (rupture harmonique) accompagné du retour des instruments. Et que dire de la brève intervention d’Eurydice, déchirante, comme cet enchaînement harmonique autour des mots vista troppo dolce! Au cinquième acte, figure d’entrée un autre fleuron du chant monteverdien, l’air avec écho.

La création majeure de Monteverdi réside donc non dans les formes vocales utilisées, toutes déjà présentes chez ses contemporains ou prédecesseurs proches, mais bien dans le style mélodique, traité exclusivement en fonction de son rapport au mot, du récitatif à l’arioso et à l’air. Chaque inflexion chromatique, chaque modulation, obéit non à un souci d’esthétique de cette mélodie, mais à ce que le texte suggère. Il s’agit d’une “transfiguration, par le son pur, de la parole en mélodie, une recréation de la vie du mot à travers le sentiment porté par le mot ; elle n’est pas limitée à la sonorité du mot, à sa signification, mais elle montre qu’on peut dépasser son aspect purement physique pour atteindre les racines de son essence spirituelle” (Guido Pannain, cité par Leo Schrade). Le stile recitativo avait trouvé son maître, transformant le parlar cantando des florentins dans une perspective essentiellement théâtrale, et non plus dogmatique.

Chœurs et symphonies: les autres éléments dramatiques

Le chant soliste est l’élément le plus souvent évoqué dans l’Orfeo. Mais comment ne pas voir également le rôle nouveau dévolu aux chœurs, et aux ritournelles orchestrales? Eux aussi sont les moteurs du drame, même si les pivots dramatiques des scènes centrales ne leur sont pas dévolus.

Commentateurs, et parfois même subtils annonciateurs de péripéties futures, les chœurs de l’Orfeo rejoignent, comme la déclamation chantée, le modèle antique, celui des chœurs des tragédies grecques. Au fil des actes, les exemples sont nombreux, parfois évidents, parfois plus subtils. Dans le premier acte, nous avons vu que deux chœurs encadraient de façon symétrique le chant d’Orphée. L’ acte se conclut par un autre, en tonalité majeure, logique pour la joyeuse pastorale qu’est encore l’ouvrage. Le second acte contient deux airs d’Orphée: le premier, avant la catastrophe, est introduit par un chœur en majeur, le second conclut le désespoir d’Orphée en mineur, et ainsi le retournement dramatique de l’action est souligné, et même réaffirmé avec la reprise en conclusion de l’acte de ce même chœur mineur. Dans l’acte III, figure un seul chœur, celui des esprits infernaux, en majeur, tonalité qui peut sembler étrange aux Enfers, mais Orphée a vaincu Caron, et garde encore le souvenir des encouragements de l’Espérance. Ici, le texte est franchement philosophique, dans la droite ligne du chœur tragique. Dans l’acte IV, comme dans l’acte II, deux chœurs encadrent les deux péripéties en renforçant par leur présence et leur tonalité l’impression de confiance (“Pietade oggi e Amore trionfan ne l’Inferno”) puis de désespoir (“E la virtute un raggio”).

De la même façon, les ritournelles et symphonies orchestrales jouent ce rôle essentiel de commentaire et d’auxiliaire du drame: nous citerons les exemples les plus marquants. Dans l’acte III, les courtes ritournelles qui encadrent le chant de séduction d’Orphée épousent non seulement sa vocalité, mais ses sentiments: violons d’abord pour l’invocation de la divinité, cornets après avoir évoqué la mort, puis harpe suivant l’évocation d’Eurydice. Le dernier acte illustre encore mieux cet usage subtil : la ritournelle de la pastorale du premier acte accompagne le retour d’Orphée en Thrace. Le drame a anéanti Orphée, mais le paysage pastoral est le même, et d’ailleurs, la Nature, sourde aux chants d’Orphée, semble se moquer de lui par l’intermédiaire de l’écho. De même, la symphonie des Enfers est reprise, mais jouée aux cordes: pour Orphée, l’Enfer est désormais sur terre.


L’orchestre de l’Orfeo

La page de titre de la première édition de l’Orfeo semble indiquer avec précision l’orchestration nécessaire à son exécution : “Duoi Gravicembali, Duoi contrabassi de Viola, Dieci Viole da brazzo, Un Arpia doppia, Duoi violini piccoli alla Francese, Duoi Chitaroni, Duoi Organi di legno, Tre bassi da gamba, Quattro Tromboni, Un Regale, Duoi Cornetti, Un Flautino alla Vigesima seconda, Un Clarino con tre trombe sordine.”

On constate que sur le plan instrumental, Monteverdi exploite toute la palette sonore de l’orchestre de la Renaissance et des prémices du Baroque. Mais s’il est relativement précis au départ, le compositeur est peu loquace par la suite pour indiquer quels instruments doivent jouer à quel moment. De plus, la liste de départ semble à l’évidence incomplète. Au début du troisième acte, celui des Enfers, il précise que l’on doit faire entrer les cornets, trombones et régale, ce qui sous-entend qu’ils étaient exclus avant. En fait, il semble évident, et l’usage en a été instauré dans les interprétations modernes, que deux groupes d’instruments sont affectés aux deux décors principaux de l’ouvrage: cornets, trombones et régale pour les Enfers, violons, clavecins, luths et flûtes pour les scènes pastorales, deux groupes auxquels il convient d’ajouter les trompettes pour la fanfare d’accueil. Ce souci de différencier le décor sonore de chaque monde se retrouve même dans les timbres vocaux: les chœurs pastoraux sont mixtes, alors que les chœurs infernaux sont réservées aux timbres sombres des hommes (il est bien connu qu’il n’y a pas de femmes en enfer!).

“On dit que la favola procure un tel plaisir à tous ceux qui l’écoutent que Son Altesse le prince après y avoir assisté et après l’avoir entendu plusieurs fois lors des nombreuses répétitions, en a exigé une nouvelle représentation, qui aura lieu aujourd’hui même et à laquelle participeront toutes les grandes dames de la ville”. Francesco Gonzaga. Le 1er mars 1607


Certains instruments méritent une mention particulière: ainsi l’organo di legno. Ses tuyaux en bois en font un orgue au timbre très doux, qui accompagne notamment la déploration d’Orphée après la mort d’Eurydice. A l’opposé, la régale, orgue à anches vibrantes en cuivre, produit un son agressif, sarcastique, idéal pour accompagner le personnage de Caron. L’arpa doppia requise par Monteverdi est la harpe à deux ou trois rangées de cordes, généralement utilisée à partir de 1600 pour le continuo, mais ici érigée au rang de soliste virtuose.

L’ instrumentation d’Orfeo pose une fois de plus la question de la fidélité aux sources. Si certaines indications de Monteverdi doivent à l’évidence être respectées sous peine de contre-sens, le continuo doit obéir au principe de l’improvisation continue.

Comme Orphée, Monteverdi a tracé un chemin vers l’inconnu, libre de toute attache dogmatique et de toute peur, conscient de créer un art nouveau qu’il fallait exposer en pleine lumière. Mais l’échec d’Orphée ne fut pas celui du compositeur: victoire de l’humanité des personnages sur la mythologie, victoire du recitar cantando sur la récitation académique, victoire de l’exigence formelle sur la sujétion totale de la musique à la prosodie, Orfeo est tout cela. Mais surtout, Orfeo est l’accomplissement miraculeux d’un compositeur alliant la modestie à la certitude rayonnante de la création, un compositeur en état de grâce divine, livrant à la postérité un miracle d’équilibre.

http://www.goldbergweb.com/fr/magazine/essays/1998/09/177_print.php

 VOIR AUSSI

 

Acte I  SCENE 1

 

Lasciate i monti,

lasciate i fonti,
ninfe vezzose e liete,
e in questi prati
a i balli usati
leggiadro il piè rendete.

Qui miri il sole

vostre carole
più vaghe assai di quelle,
ond'a la luna,
a l'aria bruna,
danzan in ciel le stelle.

Poi di bei fiori,

per voi s'onori,
di questi amanti il crine,
ch'or dei martiri
de i lor desiri
godon beati al fine.

http://www.librettidopera.it/orfeo/a_02.html

 

1 février 1598
Membre de la
Camerata Florentine, Jacopo Peri joue son œuvre "Daphne" au Palazzo de Jacopo Corsi. Cette œuvre est considérée comme le véritable premier opéra, suivant les objectifs que s’est fixée la Camerata. Il s’agit en fait de faire renaître le théâtre grec en proposant une musique insistant sur la clarté de la diction. Cet objectif qui évoque l’influence des idées de la Grèce Antique lors de la Renaissance va pourtant à l’encontre de la musique d’alors restée polyphonique.

 

DOUBLES CROCHES

 

http://www.teleramaradio.fr

L’Orfeo de Monteverdi : un jeune premier de 400 ans

 

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Quatre cents ans au 24 février dernier, et le vétéran des opéras de la musique occidentale se porte mieux que jamais, en fringant jeune premier. C’est Gilles Macassar qui le soutient après avoir entendu l’enregistrement dirigé par l’Ensemble La Venexiana.
Propos recueillis par Ophélie Vivier
Conception sonore : Frédéric Rebet - Abdesslam Oulahbib

 Réalisation : Eduardo Olivares
Durée : 3’57

 

en 1888 en Grèce, à Volos, mort à Rome en 1978. Inventeur dès 1910 de la peinture métaphysique, il marqua de son empreinte le mouvement surréaliste animé par André Breton.

 

Voir aussi: http://www.cndp.fr/balletrusse/portraits/chirico.htm