Carrefour-pédagogie

Dispositif de cotation.

Description d'une pratique de cotation adaptée à un enseignement différencié. Les points sont considérés comme une rémunération et l'élève peut à tout moment contrôler sa "fiche de paie", adapter son investissement-effort selon le résultat à obtenir. Le système est garanti stable durant une année scolaire.

" C'est pour des points?"

La scène se passe dans une baraque foraine.

Le Forain : - Voilà vos primes.

Le Badaud : - Ce n'est pas la peine, je voulais seulement tirer quelques plombs.

- Si, si, vous y avez droit, vous les avez gagnés.

- Enfin, si vous y tenez...

- Voilà. Avec 300 vous avez droit à la bouteille, là.

Le badaud, qui allait s'éloigner, tient maintenant les cartons fripés. 120 points. Il n'avait pas prévu de dépenser davantage. Il envisageait les autos tamponneuses, le labyrinthe et les beignets enfarinés de sucre. Mais ces petits cartons... S'il passe son chemin ils perdront toute valeur. C'est une partie du trophée qu'il tient déjà entre le pouce et l'index. Le forain feint de regarder ailleurs d'un air désintéressé. Il connaît son métier, ça va marcher, une fois de plus.

" C'est pour des points ? " demande l'élève, l'oeil allumé. Si le professeur hausse les épaules et soupire : ce n'est pas cela qui est important ! , le soufflé retombe illico. Qu'il réponde seulement "Oui, ça compte pour le bulletin." et il verra les dos se redresser, des élèves réclamer le silence, bref une attente. Si en plus il ajoute un chiffre : "C'est sur 50 points", il enclenche le turbopropulseur.

Quel professeur n'a pas vécu cette scène ?

La perspective de gagner des points stimule. Et pas seulement à l'école, du reste. C'est le principe des organisateurs de tombolas, des tournois sportifs, (et aussi reconnaissons-le, des vendeurs de lessive). L'effet est simple sur celui qui hésite : Je ne peux pas obtenir tout de suite ce que je désire alors au moins que je reçoive un petit quelque chose même abstrait, même conventionnel pour remplir mon sac. Ce sera la récompense immédiate, qui me dédommagera un peu de l'interminable effort pour gagner la bouteille de cidre, une médaille sportive ou ... un diplôme. Il y a tant d'autres plaisirs qui me tentent. Alors, ces quelques points sont le signe que j'ai déjà obtenu quelque chose, ce n'est pas " tout ou rien ".

Oh, je ne suis pas dupe. Je sais bien que les chiffres n'ont aucune valeur, qu'ils sont aussi dérisoires que les cartons primes des tirs forains. N'empêche, mon métier est difficile à pratiquer par les temps qui courent (laxisme, démotivation, hédonisme, immédiateté, etc.) Je ne vois pas pourquoi je me priverais d'actionner un tel levier s'il est capable de soutenir l'effort de mes élèves.

Du reste je ne suis pas dupe non plus sur la valeur de la cotation.

" On confond toujours évaluer et mesurer." (J. Tardif)

Une mesure n'est pas une évaluation. L'évaluation scolaire reste une convention artificielle. La cote chiffrée symbolise la réalisation plus ou moins complète d'objectifs. Cependant qui peut mesurer le bénéfice d'un apprentissage dans le développement personnel ? Sa valeur réelle, qui peut l'apprécier sinon l'élève lui-même ? Et encore, ne lui faudra-t-il pas des années pour estimer la valeur d'une tâche nouvelle qu'il a menée à son terme lui prouvant qu'il était capable de faire ce dont il se croyait incapable ? Ou pour connaître le poids d'un objectif non réalisé dans sa vie ?

" L'élément capital est que les élèves possèdent ou développent la perception que leur réussite / échec relève de leur contrôle personnel. " (J. Tardif)

Une mesure ne motive pas. L'élève est le seul à pouvoir se motiver. Notamment par son contrôle sur la tâche. Ce sera le point essentiel : donner à l'élève tous les paramètres pour lui permettre de gérer son apprentissage.

Une mesure n'est pas un instrument de pouvoir. Les points ne font pas taire les bavards, ni travailler les dégoûtés. Recevoir un zéro ne fait plus peur à grand monde. Et, de toute façon, on passe de classe...

Une mesure n'est pas une sélection. Bien sûr celui qui est (se croit) tenu de sélectionner se fonde sur une mesure. Mais ce ne sont pas les géomètres qui exproprient ! Avec une même mesure on peut prendre des décisions contraires.

Donc c'est décidé je donne des points pour encourager mes élèves à aller plus loin. A partir de cette donnée pragmatique je me forge un outil adapté à mon ambition pédagogique. Ces points il leur faut les gagner. J'utilise leur effet d'appel pour susciter un comportement d'apprenant réfléchi, prévoyant, responsable. A moi d'inventer une stratégie qui donne une "plus value" aux deux partenaires : élèves et prof.

Cette cotation sera ce qu'elle est : une mesure, ni plus, ni moins. Un thermomètre : précis, adapté à l'usage, stable, lisible.

1. À chaque tâche sa rémunération.

Dans les calculs par pourcentage, l'élève a parfois l'impression de régresser suite à un mauvais résultat qui fait " baisser la moyenne ".

Quoi de plus désolant pour l'élève qui a réussi brillamment un exposé de voir sa moyenne retomber à cause d'un autre tâche moins bien cotée ? Une réussite mise en cause par une difficulté ultérieure n'est pas perçue comme une vraie réussite.

Ici chaque tâche réalisée, plus ou moins bien, fait toujours avancer peu ou prou vers le seuil de réussite. L'unité sera le point, non le pour cent.

Une méthode simple de calcul doit, à mon sens, favoriser la motivation. J'ai donc opté pour la simple addition des points (comme un récipient à remplir) et l'arrondissement des décimales.

Respecter les différences

Depuis que je propose aux élèves des tâches individualisées, extrêmement différentes, je suis confronté à un problème de calcul. Soit j'aligne toutes les cotes sur un maximum identique et je lisse les différences ; soit je considère que certaines valent plus de points que d'autres et cela me conduit à des aberrations mathématiques.

Voici comment j'ai résolu la difficulté.

1. Chaque tâche est cotée à partir de critères précis. Les tables de cotation sont établies en fonction de l'importance que j'attribue à chaque apprentissage selon sa difficulté, son ampleur... Chaque table indique un " maximum attendu " parfois annoncé en chiffres " non-ronds " : 23, 27 etc.

(Y a-t-il des maximums en langue maternelle?)

2. Alors que la tradition fixe un seuil de réussite identique (50 ou 60 %) pour toutes les épreuves, je peux aussi faire varier la valeur seuil 50, 60, 75 % du résultat attendu selon les tâches. La cotation de chaque tâche propose un seuil de réussite (en dessous c'est l'examen de passage), et une valeur cible (à partir de laquelle je m'engage à défendre la réussite en délibération, si des difficultés apparaissent dans d'autres branches). C'est très clair, et c'est un engagement réaliste que je peux aisément tenir.

3. Toutes les tâches sont rémunérées. Le calendrier est fixé à l'avance. Toutes les épreuves cotées sont annoncées dès la rentrée des classes. En finale, l'élève doit atteindre le seuil de réussite global.

Le coût des absences

Dans la cotation traditionnelle, on peut aisément suppléer à une cote manquante par interpolation. Lorsque les absences se multiplient, -et Dieu sait si c'est le cas actuellement- le calcul des cotes devient un véritable casse-tête, chaque élève est évalué sur un total différent, il faut calculer des "moyennes", les proportions entre les différents exercices s'en trouvent modifiées et les résultats ne représentent plus tout à fait la même chose pour chaque élève. Donner la cote 0 n'est pas correct non plus. Pourtant attribuer une moyenne revient à rétribuer un travail non fourni. Or, quand les élèves s'inscrivent pour passer l'examen de conduite automobile, ils acceptent sans sourciller de ne pas recevoir leur permis s'ils sont absents. Et de repayer leur inscription. Dans la même logique, un contrôle non présenté n'est pas réussi. On ne rémunère pas une absence. L'absentéisme a un coût que l'apprenant doit assumer. (Je ne parle pas ici d'une absence occasionnelle qui, dans ce dispositif, ne met jamais la réussite en péril.)

Les tâches non réalisées, rejetées (*) ou réalisées hors délais, sont comptabilisées manquantes (les cases sont ombrées). Arithmétiquement cela correspond à la valeur 0 toutefois ce chiffre n'est pas inscrit à moins qu'il ne reflète le résultat d'une cotation. Symboliquement, c'est important. Ceci ne concerne toutefois que les projets personnels à long terme dont la réalisation ne devrait pas être mise en péril par une absence de quelques jours.

(*) La non-réalisation de certains critères entraîne le "rejet" d'une tâche (erreur d'orthographe dans une demande d'emploi, par exemple.)

Pour ce qui est des contrôles communs à la classe: tests de lecture, tests de connaissances réutilisables, la cotation est suspendue jusqu'à la demi-journée de fin de trimestre où sont organisés dans mon établissement, des contrôles de récupération. Les élèves qui ont été absents durant le trimestre y représentent les contrôles manquants, les assidus sont libérés (motivation positive).

Les bonus

Des bonus récompensent des réussites particulières : publication d'un texte, participation à un concours, par exemple. Ils sont aussi attribués pour récompenser la ponctualité. Cela occasionne quelquefois des résultats bizarres : 23 / 20 par exemple.

Pour lutter contre les retards, l'attribution de bonus me semble plus efficace que celui de pénalités.

Mais je ne peux pas non plus accepter de recevoir des documents à n'importe quel moment de l'année.  Donc je me protège par des dates limites au-delà desquelles je refuse de coter le travail (ces dates sont fixées dès la rentrée scolaire).

Je vois des élèves expédier leur tâche pour bénéficier du bonus. Mais aussi d'autres renoncer délibérément à la prime pour se donner le temps d'achever leur projet. Gérer c'est choisir.

2. Une cotation lisible

C'est probablement l'essentiel. Je veux qu'à tout moment, l'élève sache où il en est.

Dans un tableau à double entrée, les lignes montrent les types d'apprentissages; et les colonnes, les périodes. A charge pour les élèves d'y inscrire, semaine après semaine, les différents résultats qu'ils ont obtenus.

Chaque case correspond à un exercice à réaliser, y sont préimprimés le seuil de réussite et la valeur-cible. Une mise en forme conditionnelle avertit des situations dangereuses et permet des simulations.

3. Une cotation multipolaire

La cotation fait apparaître le résultat atteint dans chaque type d'apprentissage. Ainsi, lorsque après une période une insuffisance se manifeste, il est assez aisé de repérer le secteur d'apprentissage qui fait problème.

Et, pour éviter les naufrages, le dispositif garantit des "cloisons étanches", des secteurs protégés. Ainsi un élève avantageusement coté en expression orale ne sera pas pénalisé par ma fantaisie d'ajouter un résumé de texte supplémentaire; et un élève fâché avec l'orthographe peut tout de même réussir un résumé de texte (mais pas une lettre de demande d'emploi!)

Ce dispositif garantit une répartition des points entre les différents secteurs du cours de français : Produits d'Initiative Personnelle (23 %), Contrôles des connaissances réutilisables (17 %), Écriture créative (13 %), Tests de lecture (19 %), Exposés oraux (12 %), Exercices imposés (examen) (16 %).

Tel qu'il fonctionne pour le moment, ce dispositif permet à chaque élève régulier d'atteindre le seuil de réussite. Les échecs sont toujours le résultat de décrochages.

4. Une cotation stable

Dans la panoplie de maître de la classe, je dispose d'un joker. Lorsque la gentillesse, les menaces, les ressources vocales sont épuisées, il reste l'arme fatale : l'interro-surprise (à la fin du cours) ou l'annonce-surprise d'un contrôle vengeur ("en venir aux points!"). Le remède est puissant, sur-le-champ, les bruits cessent et l'angoisse de la cotation ramène les rebelles à plus de docilité. Enfin, c'était comme cela jusqu'il y a peu. Avec les élèves démotivés, il y a longtemps que cela ne fait plus aucun effet ! Dans la perspective d'un enseignement contractuel, cette pratique m'est apparue trop arbitraire. J'ai décidé d'y renoncer.

J'ai longtemps commencé l'année scolaire avec un parcours en tête, un programme que je comptais bien réaliser. La préparation du cours ne me semblait pas exiger une programmation complète de la cotation. Je restais ainsi libre d'ajouter tel ou tel exercice au gré de l'aventure de la classe, au gré des incidents de parcours ("Si ça les motive, j'approfondirai... "). C'était très confortable pour moi, je restais à tout moment maître du jeu. Lorsque, dans l'enthousiasme d'un cours qui avait bien marché, je décidais d'ajouter un petit exercice supplémentaire que je voulais coter, je modifiais tout un équilibre. C'est ce que craignent beaucoup d'élèves : "Si je fais cet exercice trop bien, il va m'en donner un plus dur. Faisons plutôt la bête..."

Je pourrais même, à l'approche d'une échéance importante, ajouter ou supprimer une épreuve et ainsi influencer la réussite dans un sens ou dans l'autre et éventuellement, améliorer mon score en vue d'un conseil de classe où mes collègues pourraient me trouver trop sévère ou trop laxiste. J'ai décidé de renoncer aussi à cette prérogative (régalienne ?). Je veux que le cadre de la cotation soit stable, défini au début de l'année et intangible. Je m'interdis de réajuster les tarifs pour obtenir ma courbe-Posthumus.

Le dispositif permet que chaque élève sache à l'avance et en toute sécurité comment il sera noté et quelle sera la proportion de cette cotation dans l'évaluation globale (ses "appointements").

Certains élèves ont déjà atteint en mai leur objectif. Ce n'est pas un problème, la plupart continuent ("C'est chouette quand on réussit!")

La mise à plat des règles de cotation offre à chaque élève la possibilité de gérer son apprentissage. C'est-à-dire de mesurer pour chaque tâche le rapport qualité-prix de son effort. (Droit d'esquive) : On n'est pas obligé de tout réussir mais on peut calculer les risques avec précision.

Cela permet aussi à l'étudiant de se permettre des "baisses de régime" à certains moments de l'année. Et d'en mesurer immédiatement l'impact sur le "salaire" mensuel ou annuel.

contrôle du dispositif

Je reste maître des proportions du système, de la rédaction des critères, de la valeur des critères, du nombre de tâches à réaliser... Annuellement je puis corriger, améliorer. Les élèves ne mettent pas en question ce dispositif clair et stable.

5. Pauvre Narcisse !

"Le processus d'évaluation engage l'enseignant dans une série de deuils, notamment celui du pouvoir et de la suprématie, pour faire place à la collaboration et à la négociation dans le jugement et la décision." (Louise M. BELAIR)

C'est probablement le plus dur. Il n'y a pas de secret : le pouvoir que je rends à l'élève, je me l'enlève. Et c'est parfois dur à accepter.

J'ai déjà évoqué le deuil de l'interro-surprise ou de l'annonce-surprise. C'est une arme qui me manque parfois.

Je suis amené à accepter aussi que des élèves choisissent délibérément de négliger une tâche de français pour réussir un autre cours. Cela s'est, bien sûr, toujours fait, mais ici cela se pratique en toute clarté, l'élève ne cherche aucune excuse, et annonce en me regardant droit dans les yeux : "En français, j'ai assez, je préfère mettre le paquet sur Bio!" Et je suis sûr qu'il n'y a là aucun défi, seulement une gestion efficace de sa carrière scolaire.

Mais le plus dur aura sans doute été cet examen de juin, où deux élèves ont choisi de ne pas se présenter : ils avaient obtenu assez de points. J'aurais bien aimé savourer leurs prestations où ils auraient exposé leurs progrès (dont je me serais senti en partie responsable!) Difficile à encaisser. Et pourtant, ils avaient réalisé leurs tâches de l'année régulièrement, soigneusement. L'examen était donc inutile. Ils avaient construit leur réussite. N'empêche, c'est un deuil...

Questions

Références :

Louise M. BELAIR, L'évaluation dans l'école - Nouvelles pratiques, Coll. Pratiques et enjeux pédagogiques, ESF, 1999, cité par Langue Maternelle, Documents Pédagogiques.
 
J. Tardif, Les enjeux de la motivation en contexte scolaire, mai 1996, conférence PMS-EPE à Charleroi.
J. Tardif in Vie Pédagogique, n°111, avril 1999.

14/11/99

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