Antonio Tabucchi, Pereira prétend

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Résumé

Lisbonne, 1938. Le Doutor Pereira, journaliste consciencieux, dirige la page culturelle du Lisboa, un petit journal catholique. Agé d’une cinquantaine d’années, veuf et affublé d’un embonpoint qui lui occasionne des problèmes respiratoires et sudatoires, il mène, dans un petit appartement situé Rua da Saudade, une vie solitaire et sans relief, scandée par la conversation avec le portrait de sa femme ainsi que par un penchant immodéré pour les omelettes et les limonades. Hanté par la mort et la résurrection de la chair, il est attiré par la thèse d’un jeune étudiant portant sur ces sujets qui l’obsèdent. Il engage alors Monteiro Rossi en qualité de stagiaire afin d’écrire des nécrologies anticipées d’illustres écrivains.

Les premières contributions s’avèrent d’emblée impubliables ; publier les biographies de García Lorca, Marinetti, D’Annunzio ou Maïakovski constitue une entreprise périlleuse qui a peu de chance d’échapper à la censure salazariste, soit en raison de l’engagement communiste de ces écrivains soit en raison de leur anticonformisme trop militant. Un climat de suspicion va alors s’installer autour de la vie du Doutor Pereira. On lui reproche à la fois son amitié pour Monteiro Rossi, poursuivi finalement par la P.I.D.E., et son goût pour la littérature française, crime de lèse-majesté à l’encontre de la grandeur du Portugal. " Cette ville pue la mort, toute l’Europe pue la mort ", se dit Pereira ; les intimidations se succédant, la peur grandissant, il se met à l’instar de nombreux intellectuels à envisager l’exil.

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Commentaire

D’emblée, le titre et le sous-titre du roman incitent le lecteur à s’interroger sur la nature du récit. S’agit-il bien ici d’une fiction ? Si c’est le cas, pourquoi le narrateur semble-t-il alors si méfiant à l’égard des paroles de son protagoniste ? Pourquoi l’auteur refuse-t-il à son narrateur tout recours à l’omniscience ? Autant de questions, sans cesse réactivées par la lancinante répétition de " Pereira prétend ", questions qui trouvent à peine une réponse dans l’énigmatique note à la fin du livre dont on pourrait presque douter du statut paratextuel.

Le doute a d’emblée contaminé le lecteur qui se méfie à son tour du narrateur. Qui peut-il être pour recueillir un témoignage résultant plus que probablement d’un interrogatoire de la police politique d’une dictature d’extrême droite ? Le lecteur n’a plus le choix, il est contraint à saisir sa liberté interprétative, à opérer des choix de lectures qui ne s’imposent pas aux autres, qui n’excluent pas d’autres lectures possibles. La subversion de la littérature tient dans la multiplicité de ces interprétations qui sont autant de visions du monde et qui correspondent à la complexité et à la diversité des individus. Cela est bien sûr de nature à effrayer les régimes totalitaires comme celui d’António Salazar qui reproche à l’infortuné Pereira son " anarchisme individualiste ", en d’autres mots sa liberté de pensée.

L’occasion est ici saisie pour faire un inventaire quasi exhaustif des principes fondateurs de la dictature d’avant-guerre. Des pogroms organisés contre les Juifs à la haine des Communistes, en passant par l’admiration des régimes nazis et fascistes, le pouvoir salazariste s’appuie sur une presse corrompue, soumise à la censure, traque les intellectuels contraints à l’exil, invente le concept de " race portugaise " en convoquant pour l’illustrer le patrimoine littéraire, notamment Les Lusiades de Camões. Tel est d’ailleurs le seul usage qu’un régime peut faire de la littérature : chanter la grandeur nationale. Tout autre usage est subversif. Il convient donc d’éradiquer toute pensée indépendante, autrement dit toute littérature qui se respecte. " Les subversifs sont toujours aux aguets1 " ; même les écrivains les plus conservateurs, catholiques de surcroît, peuvent s’avérer dangereux, tel Bernanos, lorsqu’il émit quelques critiques quant à la répression franquiste en Espagne.

A sa sortie en Italie en 1994, le roman d’Antonio Tabucchi est devenu le symbole de l’opposition au gouvernement de Silvio Berlusconi. En interprétant la description du Portugal de Salazar comme une allégorie des pratiques autoritaires et de la corruption du régime néolibéral, le lecteur italien prouve, si besoin est, qu’un même texte, aux mains de lecteurs différents, peut produire des sens différents. C’est là sans doute une des richesses inépuisables du fait littéraire qui érige en principe le refus des certitudes et de l’unicité des points de vue.



1 Antonio Tabucchi trad. B. Comment, Pereira prétend, Paris, Christian Bourgois, 1995 (sl, 1994), 10/18 n°2920, p.21


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A.R. IZEL  -  RHETOS 2000