De
tous les genres de la peinture, la nature morte est le seul dont
l’image peut offrir autant d’interprétations. Parce qu’elle est
composée d’objets, porteurs de sens symboliques ou non, elle est le
vecteur idéal du message.
Des codes sont à l’œuvre dans la plupart des natures mortes. Les
vanités ont porté ce principe à son paroxysme puisque aucun objet ne
s’y produit « gratuitement ». Le plus souvent parfaitement
compréhensible aux spectateurs de l’époque, familiers des symboles
religieux ou moraux en usage, ce langage a cessé de nous être
accessible. La nature morte est donc aujourd’hui deux fois morte : par
son objet, inanimé, et par son sens, introuvable ou dont nous sommes
tout à fait inconscients.
Au cœur des natures mortes des XVe et XVIe siècles,
les objets sont autorisés à figurer parce qu’ils sont porteurs d’un
autre sens que celui de leur matérialité quotidienne. La symbolique
religieuse parcourt tout un éventail, du séculier au mystique. Le
décor qui figure en arrière-plan d’un saint – Saint
Éloi orfèvre, de Petrus Christus, 1449 – n’est pas purement
décoratif : les bijoux, coraux précieux, aiguières ciselées sont les
attributs qui révèlent le patron des orfèvres. Ailleurs, la serviette
figure la pureté, la fontaine, la virginité, le livre ouvert, la
piété. Dans les pures scènes de piété, les fleurs, fruits et autres
objets sont autant de références à la Bible, à la liturgie, à la
prière :
-
la pomme renvoie à Adam et au péché originel,
-
les cerises au
Paradis,
-
le raisin à l’incarnation du Sauveur et au mystère de
l’Eucharistie,
-
le calice de vin au sang versé par le Christ ;
-
la noix
est la chair tendre de Jésus sur le bois de la Croix,
-
le citron,
l’amertume de la Chute.
Les fleurs aussi ont leur traduction :
-
le lys
signifie la pureté, l’ancolie, la présence du Saint-Esprit,
-
l’iris, la
douleur,
-
l’œillet, par homonymie (carnatio),
l’incarnation du Christ.
La symbolique morale
triomphe dans les vanités dont la composition forme un message.
On donne le nom de
vanité à une catégorie particulière de la nature morte qui associe des
symboles du temps, de la brièveté de la vie, de la mort, aux objets de
l’activité humaine. Ce genre de représentation a des origines
anciennes puisqu’on retrouve à Pompéi une mosaïque montrant un crâne
entouré des attributs du mendiant et du roi, souligné d’une sentence :
« La mort égalise tout. » Elle connaît son apogée en 1620-1630,
notamment à Leyde, en Hollande, dans le milieu très calviniste de
l’université, pour s’étendre ensuite à toute l’Europe de la
Contre-Réforme. Elle est l’expression picturale de l’esprit baroque
qui a marqué le XVIIe siècle. On retrouve ce
Memento mori – « Souviens-toi que tu vas
mourir » – dans l’iconographie de saint Jérôme, méditant dans sa
cellule entouré de livres, d’un sablier, d’une bougie et d’un crâne.
On distingue diverses catégories d’objets symbolisant tour à tour :
-
la corruption de toute matière : la mouche, qui précède le
ver de la pourriture, et les petits insectes d’une manière
générale ; les pétales fanés ; les fruits abîmés ; les pierres
lézardées ou les rebords de coupelles ébréchés ; les cordes
rompues ;
-
la fuite du temps : le chronomètre ou la montre, la bougie
consumée, le sablier, le crâne ou le squelette, la lampe à huile ;
-
la fragilité de la vie : crânes, bougies éteintes, fleurs
fanées, miroirs, instruments de musique, fumée, bulle de savon,
chenille, papillon (qui est aussi symbole de l’âme), verre brisé
ou renversé ; objets en déséquilibre ;
-
la vanité des biens de ce monde : étoffes précieuses,
coquillages, bijoux, pièces de monnaie, armes, couronnes et
sceptres (richesse et pouvoir), livres,
instruments scientifiques, bustes antiques ou tout objet d’art (connaissance),
verres et vin, pipes, instruments de musique, cartes à jouer, dés
(plaisirs) ;
-
la vérité de la résurrection et de la vie éternelle : épis
de blé, couronnes de laurier, citations des Écritures ou des
stoïciens qui soulignent l’inutilité des biens de ce monde sous
forme de sentences : Vanitas vanitatum et
omnia vanitas (« Vanité des vanités, tout est vanité »),
« Toutes choses ont leur temps », « Sorti nu du ventre de sa mère,
il s’en retournera de même, et n’emportera rien avec lui du fruit
de son labeur ».
La symbolique des objets
s’interprète différemment selon le contexte, un peu comme dans les
arts divinatoires, et rend la lecture des vanités parfois complexe.
Par exemple ici un crâne signifie la fragilité humaine, là il évoque
l’immortalité. Ailleurs, les livres symbolisent la vanité de toutes
connaissances, ou se réfèrent aux textes sacrés ou encore érigent le
savoir en valeur positive. Cette « nature morte moralisée », si elle a
eu ses ténors aux Pays-Bas –
David Bailly,
Autoportrait avec symboles
de vanité, 1651
Leyde, Stedelijk Museum De Lakenhal
Harmen Steenwijck
Vanitas
c. 1640
Oil on panel, 37,7 x 38,2 cm
Stedelijk Museum De Lakenhal, Leiden
et Pieter
Steenwijck –,
n’a pas produit de style particulier, s’adaptant au courant dominant.
En France, les inquiétudes pascaliennes du mouvement
janséniste lui
ont imprimé une sobriété de motifs particulière à travers les
peintures de Philippe de Champaigne
Nature morte au crâne
ou de
Lubin Baugin.
Cette « indépendance plastique » notable explique peut-être l’étrange
pérennité du thème, puisqu’on en retrouve des interprétations jusqu’à
aujourd’hui avec
Gerhard Richter
Schädel* |
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en
passant par Cézanne et Braque.
On peut être surpris de
la très grande variété de sujets développés sous l’étiquette « nature
morte ». On observera que quelques-uns de ces genres sont directement
issus de la trilogie des sujets religieux. Ainsi, les
tableaux de fleurs dérivent des scènes
d’Annonciation, les tables servies ou
collations, des Cènes, les natures mortes de livres,
des cabinets d’ermites ou de saints. Très vite, ils ont été classés en
catégories et certains peintres s’en sont faits les champions,
excellant dans tel ou tel genre. On a déjà évoqué les vanités, les
tables servies et, dans la lignée, les tabagies,
représentant les objets nécessaires au fumeur, souvent accompagnés de
vin et de harengs. Au début du XVIIe siècle, on voit se
développer aux Pays-Bas les peintures de bouquets de fleurs, les
tableaux qui reflètent clairement un aspect primordial de l’art de
vivre et de l’économie, et dont les origines sont à chercher dans les
études des naturalistes. Ambrosius Bosschaert, Balthasar van der Ast,
Jan Brueghel et l’Allemand Georg Flegel vont illustrer le genre à la
perfection, combinant les éléments symboliques et philosophiques à
l’étude scientifique. Même chose pour les
coquillages, qui font allusion aux explorations de l’époque.
Comme pour les fleurs rares, lorsqu’on ne peut posséder de telles
richesses, on les fait peindre pour pouvoir les contempler dans son
cabinet de curiosités. Dans la catégorie des
trompe-l’œil, le genre des bric-à-brac
connaîtra de grands succès jusqu’au milieu du XVIIIe siècle
(van Hoogstraten, Le Motte). Quant à la nature morte de gibier, ou
trophée de chasse, qu’elle déploie ou non l’attirail propre aux
chasseurs, elle apparaît vers 1610 chez Snyders et connaîtra une belle
postérité puisqu’on la retrouve magnifiée chez Oudry ou Desportes, en
plein XVIIe siècle français. Elle est un des sujets
préférés de l’aristocratie qui en décore ses pavillons de chasse.
La liste n’est pas exhaustive. On peut y ajouter les
scènes de cuisine (Snyders), les
natures mortes de fruits (Le Caravage,
Arcimboldo, Zurbarán), d’instruments de musique
(Baugin, Baschenis).
Il faut se rappeler que les œuvres ne souffrent guère d’être enfermées
dans un système et que la classification reste une méthode de lecture
artificielle, souvent établie a posteriori.
Si le XVIIe siècle s’est fait le champion des
réglementations en art, la modernité s’est chargée de les
transgresser. Les plus grands peintres, impressionnistes, cubistes,
tous les peintres figuratifs, se sont intéressés à la nature morte
pour ses sujets, au même titre qu’aux paysages ou aux scènes de genre.
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