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Lire les natures mortes

Catégories et symboles
 

VALERIE BOUGAULT 

 

De tous les genres de la peinture, la nature morte est le seul dont l’image peut offrir autant d’interprétations. Parce qu’elle est composée d’objets, porteurs de sens symboliques ou non, elle est le vecteur idéal du message.


Des codes sont à l’œuvre dans la plupart des natures mortes. Les vanités ont porté ce principe à son paroxysme puisque aucun objet ne s’y produit « gratuitement ». Le plus souvent parfaitement compréhensible aux spectateurs de l’époque, familiers des symboles religieux ou moraux en usage, ce langage a cessé de nous être accessible. La nature morte est donc aujourd’hui deux fois morte : par son objet, inanimé, et par son sens, introuvable ou dont nous sommes tout à fait inconscients.
Au cœur des natures mortes des XVe et XVIe siècles, les objets sont autorisés à figurer parce qu’ils sont porteurs d’un autre sens que celui de leur matérialité quotidienne. La symbolique religieuse parcourt tout un éventail, du séculier au mystique. Le décor qui figure en arrière-plan d’un saint – Saint Éloi orfèvre, de Petrus Christus, 1449 – n’est pas purement décoratif : les bijoux, coraux précieux, aiguières ciselées sont les attributs qui révèlent le patron des orfèvres. Ailleurs, la serviette figure la pureté, la fontaine, la virginité, le livre ouvert, la piété. Dans les pures scènes de piété, les fleurs, fruits et autres objets sont autant de références à la Bible, à la liturgie, à la prière :

  • la pomme renvoie à Adam et au péché originel,

  • les cerises au Paradis,

  • le raisin à l’incarnation du Sauveur et au mystère de l’Eucharistie,

  • le calice de vin au sang versé par le Christ ;

  • la noix est la chair tendre de Jésus sur le bois de la Croix,

  • le citron, l’amertume de la Chute.

Les fleurs aussi ont leur traduction :

  • le lys signifie la pureté, l’ancolie, la présence du Saint-Esprit,

  • l’iris, la douleur,

  • l’œillet, par homonymie (carnatio), l’incarnation du Christ.

La symbolique morale triomphe dans les vanités dont la composition forme un message.
 

Une catégorie originale

On donne le nom de vanité à une catégorie particulière de la nature morte qui associe des symboles du temps, de la brièveté de la vie, de la mort, aux objets de l’activité humaine. Ce genre de représentation a des origines anciennes puisqu’on retrouve à Pompéi une mosaïque montrant un crâne entouré des attributs du mendiant et du roi, souligné d’une sentence : « La mort égalise tout. » Elle connaît son apogée en 1620-1630, notamment à Leyde, en Hollande, dans le milieu très calviniste de l’université, pour s’étendre ensuite à toute l’Europe de la Contre-Réforme. Elle est l’expression picturale de l’esprit baroque qui a marqué le XVIIe siècle. On retrouve ce Memento mori – « Souviens-toi que tu vas mourir » – dans l’iconographie de saint Jérôme, méditant dans sa cellule entouré de livres, d’un sablier, d’une bougie et d’un crâne.
On distingue diverses catégories d’objets symbolisant tour à tour :
 

  • la corruption de toute matière : la mouche, qui précède le ver de la pourriture, et les petits insectes d’une manière générale ; les pétales fanés ; les fruits abîmés ; les pierres lézardées ou les rebords de coupelles ébréchés ; les cordes rompues ;

  • la fuite du temps : le chronomètre ou la montre, la bougie consumée, le sablier, le crâne ou le squelette, la lampe à huile ;

  • la fragilité de la vie : crânes, bougies éteintes, fleurs fanées, miroirs, instruments de musique, fumée, bulle de savon, chenille, papillon (qui est aussi symbole de l’âme), verre brisé ou renversé ; objets en déséquilibre ;

  • la vanité des biens de ce monde : étoffes précieuses, coquillages, bijoux, pièces de monnaie, armes, couronnes et sceptres (richesse et pouvoir), livres, instruments scientifiques, bustes antiques ou tout objet d’art (connaissance), verres et vin, pipes, instruments de musique, cartes à jouer, dés (plaisirs) ;

  • la vérité de la résurrection et de la vie éternelle : épis de blé, couronnes de laurier, citations des Écritures ou des stoïciens qui soulignent l’inutilité des biens de ce monde sous forme de sentences : Vanitas vanitatum et omnia vanitas (« Vanité des vanités, tout est vanité »), « Toutes choses ont leur temps », « Sorti nu du ventre de sa mère, il s’en retournera de même, et n’emportera rien avec lui du fruit de son labeur ».

La symbolique des objets s’interprète différemment selon le contexte, un peu comme dans les arts divinatoires, et rend la lecture des vanités parfois complexe. Par exemple ici un crâne signifie la fragilité humaine, là il évoque l’immortalité. Ailleurs, les livres symbolisent la vanité de toutes connaissances, ou se réfèrent aux textes sacrés ou encore érigent le savoir en valeur positive. Cette « nature morte moralisée », si elle a eu ses ténors aux Pays-Bas – 

David Bailly,

Autoportrait avec symboles de vanité, 1651
Leyde, Stedelijk Museum De Lakenhal

 

Harmen Steenwijck

Vanitas
c. 1640
Oil on panel, 37,7 x 38,2 cm
Stedelijk Museum De Lakenhal, Leiden
 

et Pieter Steenwijck –,

n’a pas produit de style particulier, s’adaptant au courant dominant. En France, les inquiétudes pascaliennes du mouvement janséniste lui ont imprimé une sobriété de motifs particulière à travers les peintures de Philippe de Champaigne Nature morte au crâne

 

 ou de Lubin Baugin. Cette « indépendance plastique » notable explique peut-être l’étrange pérennité du thème, puisqu’on en retrouve des interprétations jusqu’à aujourd’hui avec Gerhard Richter

Schädel*

 

 

 

 

 

 

 

 

 en passant par Cézanne et Braque.
 

Essai de classification

On peut être surpris de la très grande variété de sujets développés sous l’étiquette « nature morte ». On observera que quelques-uns de ces genres sont directement issus de la trilogie des sujets religieux. Ainsi, les tableaux de fleurs dérivent des scènes d’Annonciation, les tables servies ou collations, des Cènes, les natures mortes de livres, des cabinets d’ermites ou de saints. Très vite, ils ont été classés en catégories et certains peintres s’en sont faits les champions, excellant dans tel ou tel genre. On a déjà évoqué les vanités, les tables servies et, dans la lignée, les tabagies, représentant les objets nécessaires au fumeur, souvent accompagnés de vin et de harengs. Au début du XVIIe siècle, on voit se développer aux Pays-Bas les peintures de bouquets de fleurs, les tableaux qui reflètent clairement un aspect primordial de l’art de vivre et de l’économie, et dont les origines sont à chercher dans les études des naturalistes. Ambrosius Bosschaert, Balthasar van der Ast, Jan Brueghel et l’Allemand Georg Flegel vont illustrer le genre à la perfection, combinant les éléments symboliques et philosophiques à l’étude scientifique. Même chose pour les coquillages, qui font allusion aux explorations de l’époque. Comme pour les fleurs rares, lorsqu’on ne peut posséder de telles richesses, on les fait peindre pour pouvoir les contempler dans son cabinet de curiosités. Dans la catégorie des trompe-l’œil, le genre des bric-à-brac connaîtra de grands succès jusqu’au milieu du XVIIIe siècle (van Hoogstraten, Le Motte). Quant à la nature morte de gibier, ou trophée de chasse, qu’elle déploie ou non l’attirail propre aux chasseurs, elle apparaît vers 1610 chez Snyders et connaîtra une belle postérité puisqu’on la retrouve magnifiée chez Oudry ou Desportes, en plein XVIIe siècle français. Elle est un des sujets préférés de l’aristocratie qui en décore ses pavillons de chasse.
La liste n’est pas exhaustive. On peut y ajouter les scènes de cuisine (Snyders), les natures mortes de fruits (Le Caravage, Arcimboldo, Zurbarán), d’instruments de musique (Baugin, Baschenis).
Il faut se rappeler que les œuvres ne souffrent guère d’être enfermées dans un système et que la classification reste une méthode de lecture artificielle, souvent établie a posteriori. Si le XVIIe siècle s’est fait le champion des réglementations en art, la modernité s’est chargée de les transgresser. Les plus grands peintres, impressionnistes, cubistes, tous les peintres figuratifs, se sont intéressés à la nature morte pour ses sujets, au même titre qu’aux paysages ou aux scènes de genre.


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« L'art a toujours eu un lien avec la détresse, le désespoir, le désarroi (je songe aux crucifixions du haut Moyen Age jusqu'à Grünewald, mais aussi aux portraits de la Renaissance, à Mondrian et à Rembrandt, à Donatello et Pollack). C'est un aspect que nous négligeons souvent en extrayant les éléments formels et esthétiques pour les isoler. Nous cessons alors de voir le contenu dans la forme et considérons la forme comme un contenant (comme une belle enveloppe faite avec talent) et un complément qui vaut la peine d'être examiné. Pourtant le contenu n'a pas de forme (comme un vêtement dont on peut changer) mais est forme (qui ne peut pas être interchangeable. »
G. Richter, Notes 1982-83, coll. écrits d'artistes