BAUGIN Lubin
Dénotation CONNOTATION
Nature morte à l’échiquier Vers 1640
Né dans une famille aisée de Pithiviers vers 1610, Lubin Baugin semble se former dans l'entourage des peintres de Fontainebleau avant de gagner Paris vers 1628-1629. On s'accorde désormais sur le fait que les natures mortes qui l'ont rendu si célèbre remontent à sa jeunesse. N'ayant pas fait son apprentissage chez un maître parisien, Baugin ne pouvait entrer dans la confrérie des peintres de cette ville. À l'instar d'autres provinciaux et d'étrangers, flamands pour la plupart, il s'installe alors rue du Coeur-Volant, dans l'enclos de Saint-Germain-des-Prés. Cet espace jouissait d'un privilège permettant aux peintres d'y travailler et de vendre leur production notamment destinée au décor des demeures privées. Le hasard des déménagements et des successions explique qu'une grande partie des oeuvres acquises a disparu. Ainsi, seules quatre natures mortes de Lubin Baugin nous sont parvenues auxquelles il faut ajouter la Nature morte au couteau, dite aussi "au plat en étain" et "à la miche de pain" qui n'est pas une attribution sûre. Sa production dut être interrompue par son voyage en Italie. Les dates de ce séjour, sans doute entre 1630 et 1640, restent, en l'état actuel des connaissances, hypothétiques. Son voyage a certainement été facilité par la fortune de ses parents. Nous savons seulement qu'il épouse une Romaine, Brigitte Daste, qui lui donne une fille en 1637 et un fils en 1640 tous deux nés à Rome. Les deux autres enfants de ce mariage seront baptisés à Paris. Si aucun texte n'atteste la réalisation de telle ou telle oeuvre en Italie, Jacques Thuillier en propose six qui témoignent d'une forte influence italienne. Les études d'après Corrège, copies de fresques de la coupole de Saint-Jean l'Évangéliste à Parme, la grande Sainte Famille avec sainte Élisabeth montrent l'intérêt de Baugin pour la peinture italienne du XVIe siècle. L'élégance de la ligne, toute en courbes, les mains allongées, les visages doux et pensifs s'inspirent en particulier de la production du Parmesan et du Corrège telle la Vierge à l'Enfant du musée Granet. La Vierge du musée des Beaux-Arts de Nancy semble davantage faire appel à Michel-Ange. Pourtant c'est à Raphaël qu'il doit surtout une grande part de ses choix artistiques : ses Vierges et ses Saintes Familles évoquent dans leur atmosphère claire et paisible, dans leur composition d'une évidente limpidité, une référence sans équivoque au grand maître de la Renaissance. Ses oeuvres peintes à son retour d'Italie en sont témoins.
Une
période assez courte représente l'activité de Baugin à son retour d'Italie
: les années 1640-1642. Jacques Thuillier y réunit une série d'oeuvres
dont la particularité est d'être peintes sur des bois majoritairement
taillés par le maître panneleur Melchior de Bout (Artisan qui fabrique des
panneaux de bois, sculptés ou pas, pour des meubles ou des tableaux
peints).
Le cachet MB au revers de ces petits panneaux vient l'attester. Par la
suite, à partir de 1643, il semblerait que Baugin ait abandonné ce support
au profit du cuivre et de la toile.
Abandonnant les tableaux de nature morte - recherchés mais de médiocre
rapport -, il va proposer à sa clientèle des Vierge à l'Enfant et
des Sainte Famille sur panneaux de bois de petits formats (entre 26
et 36 centimètres), toutes fondées sur l'art de Raphaël. On trouve
d'ailleurs chez plusieurs de ses contemporains ces mêmes thèmes inspirés
par les maîtres de la Renaissance. Deux petits tableaux de Jacques Stella,
La Sainte Famille et Le Repos de la Sainte Famille, exposés
au musée des Augustins en témoignent.
Plusieurs objets apparaissent sur cette toile :
L’image structurée par des verticales (les pans du mur), des horizontales (bord de la table) et des obliques qui entraînent notre regard à l'intérieur du tableau. C’est l’échiquier qui organise le tableau, où les différents objets se répondent selon des lignes horizontales et obliques. Si notre regard s'attarde quelques instants au premier plan sur la mandore, il se déplace très vite vers le pain, la coupe de vin transparente et le bouquet d'oeillets. Paradoxalement, ce sont les objets les plus modestes qui retiennent notre attention.
Elles sont
essentiellement chaudes à gauche (ocre, jaune, rouge) et froides à droite.
Opposition aussi de
la lumière (gauche) et du sombre (droite). Signification(s) du tableau Les cinq sens sont représentés: le tableau réunit des objets relatifs au toucher (argent, jeux), à la vue (miroir), à l’ouïe (instrument de musique), au goût (pain, verre de vin) et à l’odorat (fleurs). Ce tableau porte d'ailleurs un autre titre, Les Cinq Sens . Le sens du tableau irait donc de soi si l’on ne considérait que l’ensemble des objets réunis. Mais leur disposition semble impliquer d’autres intentions et tout particulièrement ce fait paradoxal que la zone consacrée à la vue est la plus sombre de sorte que le miroir est un lac de ténèbres où l’on ne voit rien se refléter. Il ne peut y avoir de hasard à cela : il ne tenait qu’au peintre que son miroir ne soit pas vide et l’oblique qui sépare la zone claire de la zone sombre du tableau est la diagonale du carré inclus dans le rectangle du format, obtenue par la procédure classique du rabattement du petit côté sur le grand. Puisque nous sommes en régime allégorique il faut supposer à cette géométrie une intention qui ne peut être que le dépassement de la simple allégorie des cinq sens.
Il est indispensable de replacer cette toile dans son contexte historique pour en découvrir la véritable signification. Peinte au XVIIème siècle, cette nature morte sollicite tous nos sens. Or le XVIIème siècle est profondément croyant ; et le rôle de l'artiste est de nous rappeler que notre vie terrestre n'est qu'un passage. La recherche de l'Absolu prime avant tout. C'est précisément le message que nous délivre ce tableau.
L’instrument de
musique,
le jeu de cartes, l'échiquier, c'est le monde de
l'oisiveté, du divertissement. La bourse, la perle,
c'est l'univers de l'argent, du luxe et de la sensualité
La perle est
là pour solliciter le sens de la vue. Mais attention ! Une perle
aussi grosse est l’emblème d’une femme de médiocre vertu. Le tableau
pourrait raconter les amours de cette musicienne à la mandore avec
le valet de trèfle du jeu de cartes.
Pourquoi ?
Le pain et le vin sont des objets chargés, au XVIIème
siècle, de connotations sacrées. Ils renvoient au repas
eucharistique à la Cène. « Jésus prit du pain, et l’ayant béni, il le
rompit et le donna à ses disciples en disant prenez et mangez, ceci est
mon corps. » (Matthieu 26-28).
On pourrait penser que le vase d’eau limpide traversé par la lumière reprend le symbole, apparu dans la peinture du XVe siècle, de la pureté virginale de la mère de Dieu et que la couleur rouge des oeillets évoque la passion. Ainsi les deux symboles, intimement unis par la notion de carnatio/incarnation, évoquent le premier et le dernier acte de la vie du Christ, dont le rappel allusif est aussi rappel de toute la doctrine du Salut Le miroir sans fond représente la mort, la destruction de tout. Dans la pensée baroque, le monde et l'homme ne sont qu'apparence et illusion. Le miroir n'a pas de reflet, et montre ainsi que "la vie est un songe" (Calderon). Cette absence de reflet peut également faire penser, de manière anachronique, aux vampires et autres spectres, qui n'ont pas de reflet dans les miroirs parce qu'ils sont mi-morts, mi-vivants… Le miroir ne reflétant pas l'intérieur de la pièce, montré dans le tableau, illustre de manière symbolique cette conception: l'ensemble des jeux, plaisirs et vices des hommes, mais aussi leurs aspirations au sacré, sont voués au néant et à la destruction par la mort. L'homme doit ainsi sans cesse avoir la vanité de sa condition à l'esprit ("Souviens-toi que tu dois mourir"). Devant le miroir vide "s’ouvriront les yeux des aveugles", ainsi que l’a prédit Isaïe (Is 35, 5)). Il faut se détourner du miroir et prendre une direction contraire à celle adoptée préalablement - c’est une conversion ! L’échiquier, parcouru de biais, comme font les fous, mène au miroir où s’éteignent les grâces de la vie ; parcouru en long, comme font les pions qui, ainsi que nous dans l’existence, avancent peu à peu vers la limite extrême du cheminement qui leur (nous) est imparti, il mène au lieu où traversé par la lumière l’eau limpide du vase transparent et le bouquet trinitaire évoquent la présence de Dieu . Ce sont les deux voies qu’oppose Matthieu dans son évangile, "la voie spacieuse conduisant à la perdition" (Mat 7, 13) que dessinent de fait sur le tableau les cases articulées par la pointe et "la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent" (Mat 7, 14), voie composée par les cases juxtaposées, alternativement blanche et noire qui donnent l’idée d’un cheminement plus malaisé
L'échiquier symbolise, comme nous l'avons vu, la passion des hommes pour les jeux. Mais l'échiquier est également, dans notre culture, une métaphore de la vie et des choix fondamentaux ou hasardeux que nous y réalisons. Or, dans le tableau, l'échiquier est fermé, ce qui peut être interprété à deux niveaux. On peut penser dans un premier temps que le peintre traduit ainsi une vision pessimiste de l'humanité et de son destin, puisque l'homme ne peut pas "jouer" sa vie. Tout est écrit d'avance, entre les mains d'un Dieu absent, car il ne nous donne pas accès à la vérité des choses et des êtres (absence de reflet dans le miroir), et nous ne connaîtrons pas la voie à laquelle nous sommes condamnés sans rien y pouvoir. Mais cet échiquier fermé peut aussi signifier que "rien n'est joué", que la partie n'est pas encore commencée et que chacun de nous a la possibilité de mener sa vie comme il l'entend, et même de gagner. C'est à l'homme de jouer la partie de son choix…
Les deux aspects antagonistes de l'homme qui sont mis en scène: le vice et la vertu, le corps et l'âme, l'aspiration au sacré et les instincts profanes. Le tableau se présente donc comme une métaphore de l'esprit humain et de ses facettes opposées
Cette nature morte du XVIIème siècle n'a donc pas qu'une fonction décorative. Il s'agit pour le peintre de nous amener à dépasser le monde du profane et de nous tourner vers les vraies valeurs : celles du sacré. Le tableau d’agrément se change en sermon aux libertins et l’allégorie des cinq sens se transmue (transcende) en allégorie des deux amours, celui de la vie terrestre, engagée dans le temps et vouée à la finitude, que représentent au premier plan les instruments de musique et les jeux, évocateurs d’activités qui se déroulent dans la durée, et celui de la vraie vie, éternelle, dont les objets du second plan sont les garants ou les emblèmes (le paradis est un jardin fleuri). Au-delà de ces objets eucharistiques et théologiques le fond est de couleur sombre, mur qui glisse à l’abstraction, et produit donc simultanément un effet de trompe-l’oeil qui exalte la présence des objets qui se détachent sur ce fond et de suggestion d’un au-delà indiscernable auquel on n’accède que par l’entremise de Dieu.
Voir aussi : http://mucri.univ-paris1.fr/mucri10/article.php3?id_article=93 http://www.artcyclopedia.com/artists/baugin_lubin.html http://www.augustins.org/fr/exposition/lb/accueil.htm http://www.almaleh.com/ecriture/inscriptions/baugin.html http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/b/baugin/index.html http://www.repro-tableaux.com/a/baugin-lubin.html
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