Sergueï Sergeievitch PROKOFIEV

Sontsovka 23 avril 1891 - Moscou 5 mars 1953

 

 

 

Lieutenant Kijé Chanson

 

 

Cavalerie rouge(détail) Kazimir Malevitch Huile sur toile, 1918

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Musique de film commandée et composée en 1934, la partition de Lieutenant Kijé est devenue une oeuvre de concert réjouissante qui se moque de toutes les bureaucraties avec l'acidité des timbres et des rythmes que Prokofiev affectionnait tant...


Après avoir longtemps mené une vie brillante et cosmopolite, Prokofiev éprouve le désir, au début des années trente, de retrouver sa terre natale. La Russie, cependant, est devenue l'URSS, et une fois le compositeur rentré définitivement, en 1938, on ne l'autorisera plus jamais, pendant les quinze ans qui lui resteront à vivre, à quitter le pays. Prokofiev imagine-t-il, en 1934, qu'on puisse lui réserver un pareil traitement ? Car dès cette époque, pour le séduire, les commandes officielles abondent ; elles concernent, pour la plupart, des musiques de scène et de film. Parmi celles-ci, la musique d'un film de Feinzimmer intitulé Lieutenant Kijé, inspiré de Youri Tinianov. Le compositeur y voit «l'occasion de (s)'essayer à un sujet soviétique et de mettre à l'épreuve le public soviétique». Il précise : «Je m'intéresse à un sujet qui défendrait les éléments positifs, les aspects héroïques de la construction socialiste, le nouvel homme, la lutte pour triompher des obstacles.»

L'action, située au XVIIIe siècle mais tout à fait adaptée au XXe, est pourtant d'une ironie mordante, et on peut se demander quelle est la part de la candeur et celle de l'ironie dans le comportement de Prokofiev en 1934, devant ce miroir aux alouettes, et plus encore dans sa décision, en 1938, de se plier aux oukases esthétiques soviétiques dont il sera plus tard lui aussi la victime. Nostalgie irrémissible de la géographie ou aveuglement devant l'histoire ?

André Lischké résume ainsi le sujet du Lieutenant Kijé : «Une erreur de transcription dans un document militaire fait apparaître le nom d'un lieutenant qui n'existe pas (la traduction parfois adoptée, Lieutenant Nant, permet de comprendre la nature de cette méprise). Mais nul n'ose l'avouer au tsar. Il s'ensuit un personnage fantôme, qui sert de prête-nom en diverses circonstances. Le jour où le tsar voudra faire la connaissance de cet officier exemplaire, on lui annoncera sa mort, et assistant à l'enterrement d'un cercueil vide, le tsar dira : “Mes meilleurs hommes s'en vont” !»

Le film ne fut jamais réalisé mais Prokofiev, conscient de la valeur de sa musique, en conçut une suite symphonique qui fait se succéder cinq épisodes orchestraux qui utilisent le saxophone ténor, le xylophone et le célesta. (Une autre version de la suite fait intervenir aussi un baryton.) La Naissance de Kijé, qui se déroule dans une ambiance de caserne et cite le thème mélancolique du lieutenant fantôme, précède une Romance qui reprend la chanson russe «La Colombe grise gémit» orchestrée de manière burlesque. Le Mariage de Kijé est une page de fausse majesté qui alterne avec un thème joyeux confié au cornet à piston. La Troïka qui suit est une chanson de hussard accompagnée par des grelots de traîneau (piano, harpe, cloches). Pour l'Enterrement de Kijé, retour à la musique militaire du début, mais sur le mode tragi-comique ; tous les thèmes précédents passent en revue, rapidement, l'existence de l'officier factice.

Cette musique à la fois nostalgique et gouailleuse, toute soviétique qu'elle fût par son origine, fera son chemin aux États-Unis : dès 1937, l'Orchestre Symphonique de Boston l'interprétera sous la direction de Serge Koussevitzky.

Christian Wasselin


http://www.radiofrance.fr/chaines/orchestres/journal/oeuvre/index.php?oeuv=95000027