Musique
de film commandée et composée en 1934, la partition de Lieutenant Kijé
est devenue une oeuvre de concert réjouissante qui se moque de toutes
les bureaucraties avec l'acidité des timbres et des rythmes que
Prokofiev affectionnait tant...
Après avoir longtemps mené une vie brillante et cosmopolite, Prokofiev
éprouve le désir, au début des années trente, de retrouver sa terre
natale. La Russie, cependant, est devenue l'URSS, et une fois le
compositeur rentré définitivement, en 1938, on ne l'autorisera plus
jamais, pendant les quinze ans qui lui resteront à vivre, à quitter le
pays. Prokofiev imagine-t-il, en 1934, qu'on puisse lui réserver un
pareil traitement ? Car dès cette époque, pour le séduire, les
commandes officielles abondent ; elles concernent, pour la plupart, des
musiques de scène et de film. Parmi celles-ci, la musique d'un film de
Feinzimmer intitulé Lieutenant Kijé, inspiré de Youri Tinianov.
Le compositeur y voit «l'occasion de (s)'essayer à un sujet soviétique
et de mettre à l'épreuve le public soviétique». Il précise : «Je
m'intéresse à un sujet qui défendrait les éléments positifs, les
aspects héroïques de la construction socialiste, le nouvel homme, la
lutte pour triompher des obstacles.»
L'action, située au XVIIIe siècle mais tout à fait adaptée au XXe,
est pourtant d'une ironie mordante, et on peut se demander quelle est la
part de la candeur et celle de l'ironie dans le comportement de Prokofiev
en 1934, devant ce miroir aux alouettes, et plus encore dans sa décision,
en 1938, de se plier aux oukases esthétiques soviétiques dont il sera
plus tard lui aussi la victime. Nostalgie irrémissible de la géographie
ou aveuglement devant l'histoire ?
André Lischké résume ainsi le sujet du Lieutenant Kijé : «Une
erreur de transcription dans un document militaire fait apparaître le
nom d'un lieutenant qui n'existe pas (la traduction parfois adoptée, Lieutenant
Nant, permet de comprendre la nature de cette méprise). Mais nul
n'ose l'avouer au tsar. Il s'ensuit un personnage fantôme, qui sert de
prête-nom en diverses circonstances. Le jour où le tsar voudra faire la
connaissance de cet officier exemplaire, on lui annoncera sa mort, et
assistant à l'enterrement d'un cercueil vide, le tsar dira : “Mes
meilleurs hommes s'en vont” !»
Le film ne fut jamais réalisé mais Prokofiev, conscient de la valeur de
sa musique, en conçut une suite symphonique qui fait se succéder cinq
épisodes orchestraux qui utilisent le saxophone ténor, le xylophone et
le célesta. (Une autre version de la suite fait intervenir aussi un
baryton.) La Naissance de Kijé, qui se déroule dans une ambiance
de caserne et cite le thème mélancolique du lieutenant fantôme, précède
une Romance qui reprend la chanson russe «La Colombe grise gémit»
orchestrée de manière burlesque. Le Mariage de Kijé est une page de
fausse majesté qui alterne avec un thème joyeux confié au cornet à
piston. La Troïka qui suit est une chanson de hussard accompagnée par
des grelots de traîneau (piano, harpe, cloches). Pour l'Enterrement de
Kijé, retour à la musique militaire du début, mais sur le mode
tragi-comique ; tous les thèmes précédents passent en revue,
rapidement, l'existence de l'officier factice.
Cette musique à la fois nostalgique et gouailleuse, toute soviétique
qu'elle fût par son origine, fera son chemin aux États-Unis : dès
1937, l'Orchestre Symphonique de Boston l'interprétera sous la direction
de Serge Koussevitzky.
Christian Wasselin
http://www.radiofrance.fr/chaines/orchestres/journal/oeuvre/index.php?oeuv=95000027
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