Sardanapale, mythe romantique
Barthélémy Jobert
Professeur à l'université de Grenoble II

  La Mort de Sardanapale est peut-être la toile la plus romantique de Delacroix. Sur ce thème, sujet du prix de Rome, Berlioz écrivit une cantate qui lui valut son premier succès officiel. 


« Les révoltés l’assiégèrent dans son palais... Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses eunuques et aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre. » C’est en ces termes que Delacroix explicita aux visiteurs du Salon de 1827-1828 le sujet de l’immense toile aujourd’hui conservée au musée du Louvre, qui fit aussitôt scandale tout en devenant l’une des œuvres emblématiques du romantisme pictural.  

Un tableau aux multiples sources  

Ces visiteurs n’avaient pas forcément besoin de ces indications, pour peu qu’ils aient été familiers de la littérature la plus contemporaine. Delacroix prit en effet son sujet chez un des auteurs phare du romantisme, Byron, dont le drame, Sardanapale, publié en Angleterre en 1821 et traduit en France dès 1822, raconte la fin tragique de ce roi légendaire d’Assyrie, perdant le pouvoir à la suite d’une conspiration et choisissant, sa défaite consommée, de se jeter en compagnie de sa maîtresse, Myrrha, une esclave ionienne, dans les flammes d’un gigantesque bûcher.
Delacroix a repris la trame générale du drame de Byron (on reconnaît Myrrha dans la femme à demi allongée sur le lit aux pieds du monarque), mais semble en revanche avoir emprunté l’holocauste des femmes, des chevaux et du trésor à un autre auteur, antique cette fois, Diodore de Sicile, qui, dans sa Bibliothèque historique, raconte une scène analogue : « Pour ne pas se retrouver prisonnier de l’ennemi, il fit installer dans son palais un gigantesque bûcher sur lequel il plaça son or, son argent et tous ses habits de monarque ; s’enfermant avec ses femmes et ses eunuques dans un espace aménagé au milieu du bûcher, il se laissa ainsi brûler avec ses gens et son palais. »

 

Une synthèse originale

 

Le plus probable est que Delacroix, selon son habitude, ait été mis en mouvement par un texte – celui de Byron – ou par son adaptation scénique, ait complété son information de base par la lecture de sources historiques (Diodore, mais aussi, à propos d’autres morts ou suicides de souverains perses et orientaux de l’Antiquité, Quinte-Curce et Hérodote), puis ait élaboré une synthèse personnelle de ces différents éléments. Celle-ci s’est imposée sans mal auprès des contemporains, prenant même la place du drame de Byron, qu’on identifie désormais à son illustration par Delacroix.
Delacroix a également intégré de nombreuses sources visuelles, dans un travail qui s’apparente à celui d’un metteur en scène. Il a probablement utilisé, en particulier pour le lit et ses têtes d’éléphants, des vues des Indes dessinées et gravées à la fin du XVIIIe siècle par Thomas et William Danniell, deux Anglais dont les ouvrages connaissaient alors un grand succès. Il s’est aussi, pour certains détails, souvenu de miniatures persanes et même de publications décrivant des antiquités étrusques.
Pour les figures, la marque de Rubens est la plus évidente : Delacroix, qui admirait beaucoup le peintre hollandais, avait copié, quelques années plus tôt, les néréides de L’Arrivée de Marie de Médicis à Marseille, l’un des fleurons du Louvre. Celles-ci se retrouvent directement dans la femme nue, égorgée au premier plan. Quant à la composition, si on y retrouve le souvenir des grands tableaux de Charles Le Brun dans la Vie d’Alexandre, largement diffusés eux aussi par l’estampe mais que Delacroix avait pu étudier directement dans les collections publiques, elle évoque plutôt les grandes œuvres romantiques contemporaines, celles de Louis Boulanger ou de l’Anglais John Martin, dont les gravures en « manière noire » connaissaient au même moment une extraordinaire popularité.

 

Réception houleuse d’une œuvre déconcertante

 

Le tableau suscita une réprobation unanime, tant de la part des adversaires du romantisme naissant – ce qui n’était pas étonnant –, que, de façon plus surprenante, de celle des partisans du peintre. Comme en témoigne un compte rendu rédigé à la fin du Salon : « Le Sardanapale de M. Delacroix n’a trouvé grâce ni devant le public, ni devant les artistes. Vainement on a cherché à faire ressortir les idées spirituelles que l’auteur a eues en composant son tableau ; l’intelligence du spectateur n’a pu pénétrer dans un sujet dont tous les éléments sont isolés, où il ne peut débrouiller de la confusion des lignes et des couleurs, où les premières règles de l’art semblent avoir été violées de parti pris. »
Aussi bien la composition, faite de groupes juxtaposés sans véritable perspective (« Où sommes-nous ? Sur quel sol la scène est-elle assise ? » demandait un autre critique), que le traitement de la couleur (à l’origine sans doute plus violente et aujourd’hui assombrie et jaunie par les vernis), accentuant l’impression de tourbillonnement, déroutèrent les contemporains, habitués, même chez la jeune école romantique, à plus d’ordre et d’organisation.
De fait, le tableau ne trouva pas d’acheteur pendant plus de vingt ans, et mit un siècle avant d’entrer au Louvre. S’il n’est sans doute pas la toile la plus populaire de Delacroix, il reste pourtant son œuvre la plus romantique, la plus audacieuse, la plus incomprise.

 

La cantate de Berlioz, une œuvre de circonstance

 

Dans sa correspondance de 1830 et plus tard dans ses Mémoires, Berlioz associe la cantate Sardanapale – cette œuvre, sur un texte de Jean-François Gail, lui vaut le grand prix de Rome en 1830 – à la révolution de Juillet : « Je terminais ma cantate quand la révolution éclata. [...] Et j’écrivais, j’écrivais rapidement les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues, qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s’aplatir près de mes fenêtres. » (chapitre XXIX).
Berlioz n’évoque pas le tableau de Delacroix : mais sa connaissance de l’œuvre de Byron et ses liens avec le mouvement romantique ne pouvaient lui avoir laissé ignorer la vogue de ce thème, si grande que l’Institut l’avait repris pour le texte de la cantate du Grand Prix.
La partition que Berlioz remit au jury est aujourd’hui en partie perdue. Mais on sait qu’il s’efforça de donner à son œuvre une forme que l’Académie pouvait recevoir, attendant prudemment que le Prix lui soit décerné, le 21 août 1830, pour ajouter une dernière partie à la cantate. Cet ajout – une « description musicale » de l’incendie – porte la marque de l’interprétation romantique du thème de Sardanapale. Berlioz le décrit lui-même dans une lettre adressée à son père le 31 octobre 1830, le lendemain du concert où fut donnée la cantate intégrale : « Depuis que le prix m’a été décerné, j’ai ajouté un grand morceau de musique descriptive, pour l’incendie de Sardanapale ; je ne craignais plus les académiciens et j’ai laissé agir mon imagination. J’ai fait revenir au milieu du tumulte de cet incendie tous les motifs de la scène, amoncelés les uns sur les autres : d’un côté le chant des Bayadères de la première partie changé (en le modifiant mélodiquement) en cris d’effroi féminins, de l’autre, le morceau de fierté dans lequel Sardanapale refuse d’abdiquer la couronne ; puis tout cet effroyable amalgame d’accents de douleur, de cris de désespoir, ce langage orgueilleux dont la mort même ne peut effrayer l’audace, ce bruissement de flammes, aboutissant à un écroulement du palais qui fait taire toutes les plaintes et éteint toutes les flammes. J’AI EU UN SUCCÈS ÉPOUVANTABLE. Je ne puis pas vous donner d’autre expression. » 


© SCÉRÉN - CNDP

Voir aussi : 

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Berlioz. La musique des passions

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Berlioz écrivain

 

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