Le Louvre est un grand café dont l'atmosphère
rappelle la salle d'attente d'une gare de province: même couleur
: bois brun, devenu un peu noir, avec, çà et là,
des plaques de stratifié qui rajeunissent mal les tables; même
lumière grise et même attente. Avec en plus un juke-box qui
grince des chansons de Nana Mouskouri et de Jacques Brel.
Isolés, chacun derrière leur table quelques retraités
silencieux y font durer leur bière interminable. Bobonne est
dans le coin près de la fenêtre. Comme chaque matin, elle
achève son deuxième petit café. Elle est là
depuis neuf heures jusqu'au soir, elle regardera passer et repasser
les habitués du Parvis de Saint Gilles. Bobonne est née
à deux pas d'ici rue Haute, il y a 96 ans.
—Je ne me sens pas vieille du tout, vous savez. Dans la famille,
on est des durs. Tenez, ma grand-mère est morte à 10 ans.
.. Et elle serait morte plus tard encore si elle ne s'était pas
"suicidée "... Une triste histoire: des méchants
gamins lui avaient lancé de la neige à la figure: elle
a perdu la vue et, de chagrin, elle s'est laissée mourir de faim...
Les yeux bleus de Bobonne se mettent à pétiller: elle
n'aime rien tant que sentir qu'elle capte l'attention en évoquant
ses souvenirs, et cela ne lui arrive pas souvent. Alors, elle s'arrache
à son inlassable contemplation des trams et des badauds et elle
revit sa longue vie.
La Belle Époque, le temps de son adolescence où, dit-elle,
Saint-Gilles était plein de lumière, de joie et de fête
Son père était ébéniste et sa mère
avait un fameux boulot avec ses cinq fils et ses quatre filles. Bobonne,
elle, à part les courses chez le boulanger et chez le boucher,
ne sortait guère: elle aidait sa mère. Pas question, d'ailleurs,
pour une jeune fille d'alors de sortir seule avant ses 18 ans. C'est
sous la garde vigilante des parents que, chaque semaine, elle participait
aux bals et aux concours de danse organisés dans un cinéma
de quartier. Médaille de la meilleure valseuse —des
airs de Strauss—, elle l'a remportée quatorze fois.
Cela ne laissait pas indifférent son cousin, le médecin,
qui la trouvait fort à son goût et qui avait demandé
sa main. Mais elle aimait Constant, gentil mécanicien qui venait
souvent à maison sous le prétexte de voir un des frères
et qui avait obtenu, après de longues négociations avec
le père, I'autorisation d'emmener Bobonne, certains samedis soirs
au cinéma de la place de la Chapelle
Pendant un an, ils s'étaient fréquentés ainsi,
" en tout bien, tout honneur ". Ils allaient se marier en 1910.
Bobonne boit une gorgée de café. À son doigt brillent
deux alliances: une fine et une grosse qui semble presque neuve. Constant
n'a pas beaucoup porté cet anneau: avec les meules, il aurait
été vite usé. Il le lui a mis au doigt il y a huit
ans, avant de partir pour le grand voyage. Une larme coule sur la joue
de Bobonne: plus de soixante ans de mariage...
Au début, elle a travaillé quelque temps dans un fabrique
de lacets, rue Bara tandis que lui travaillait pour un patron mécanicien.
Puis, ils s'étaient mis à leur compte en ouvrant un petit
atelier de mécanique générale, rue Vloegaert, où
ils habitaient. En 1913, elle avait ouvert au même endroit un
magasin de phonographes. Il fallait gagner le pain de la petite famille
qui s'était vite agrandie de trois garçons. Le magasin
marchait bien. Constant fabriquait maintenant des pièces pour
les phonographes et des systèmes de fermeture pour les meubles
qui les contenaient. Des systèmes brevetés, avec des billes,
que les fabricants allemands jalousaient. Bobonne l'aidait souvent jusque
fort tard dans la nuit.
— Un jour, une grosse voiture s'arrête devant
le magasin. Comme Constant est occupé, j'accompagne le chauffeur
du client. J'arrive dans la cour d'une énorme maison. Avec mon
conducteur, je traverse des pièces à n'en plus finir.
C'était beau vous savez ! Et je me retrouve devant
le roi
! Le père de celui-ci, celui qui est mort parce qu'on l'a poussé
dans l'eau (sic). hein ! Constant est allé réparer son
meuble à musique au Palais
c'est comme je vous le dis !
Et puis, Bobonne vendait aussi des disques, surtout des disques d'opéras
que Constant adorait. La sur de Constant morte à 44 ans,
avait été cantatrice à La Monnaie, et Constant,
plus modestement chanterait dans ses dernières années,
duo avec le bourgmestre Jacques Franck " pour les vieux Saint-Gillois
" des homes. Bien sûr il n'était pas Caruso et ce n'était
pas Lily Pons.
— Savez-vous que Tino Rossi est venu souvent au magasin ?
ajoute-t-elle fièrement. Il était si gentil...
Dans sa boutique, Bobonne avait eu un " coco ". Un perroquet bien mal
élevé accueillait les clients d'un rude " smeerrrlap
". En particulier, un agent de police qui méritait sans doute
mille fois ce nom d'oiseau puisque Bobonne prétend qu'il lui
dérobait des disques, " même que ça faisait des
drôles de bosses sous sa cape "... Coco mangeait un uf par
jour, il est mort d'indigestion.
Il est midi. Dehors, on replie les dernières échoppes
du marché aux légumes. Le garçon du Louvre, veste
blanche et épaulettes dorées, dépose un grand bol
de soupe fumante devant Bobonne. Un privilège exclusif ! Bobonne
attend que la soupe refroidisse. Une jeune fille passe dans la rue,
un mégot à la bouche, provoquant un sursaut de Bobonne.
— Avant, vous savez, les jeunes étaient mieux
élevés, ils n'allaient pas tant d'années à
l'école pourtant! Constant, à9 ans travaillait déjà
avec son père: il fabriquait des chaussures. Moi, je n'ai pas
été du tout à l'école... Ça n'était
pas obligatoire et Maman préférait que je reste l'aider
à la maison.
Bobonne regrette un peu de ne pas savoir lire. Elle pourrait aujourd'hui
acheter des magazines et rêver en lisant les aventures des princesses.
Mais enfin, cela ne l'a pas empêchée de tenir son commerce
jusqu'à 83 ans.
Bobonne a maintenant devant elle un thé au lait. Elle continue
son récit, zigzaguant au travers des années, évoquant
son fils et ses frères morts à la guerre reparlant de
Constant qui avait un " petit cur ", qui s'inquiétait
d'elle lorsqu'elle était en retard, qui aidait tout le monde
: les pauvres à se nourrir et les juifs à se cacher en
1943 — , racontant l'assassinat de son fils septuagénaire,
il y a 5 ans...
Puis, tout finit par s'emmêler, les vivants et les morts. Comme
elle a vendu jadis les machines de l'atelier pour payer la concession
de Constant et la sienne, comme on lui a arraché naguère
son sac, le temps semble lui avoir aussi ravi son passé.
Bobonne ouvre son porte-monnaie où elle serre les maigres sous
de sa petite pension d'indépendante. Elle en tire avec précaution
une photo sépia, un peu chiffonnée, montrant une fort
jolie fille. Et comme pour résumer tout le chemin par couru,
elle dit avec un beau sourire: C' était moi, à 18
ans !
Vlan du 26 septembre 1986
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