Apprendre
par coeur ?
Apprendre
par coeur ? A l'heure où la mémoire se compte en gigas
! […]
S'immerger dans la langue, tout est là.
Boire la tasse et en redemander. […]
Votre fils, chère madame, n'en finira jamais d'être un
enfant de la langue, et vous-même un tout petit bébé,
et moi un marmot ridicule, et tous autant que nous sommes menu fretin
charrié par le grand fleuve jailli de la source orale des Lettres,
et votre fils aimera savoir en quelle langue il nage, ce qui le porte,
le désaltère et le nourrit, et se faire lui-même
porteur de cette beauté, et avec quelle fierté !,
il va adorer ça, faites-lui confiance, le goût de ces mots
dans sa bouche, les fusées éclairantes de ces pensées
dans sa tête, et découvrir les capacités prodigieuses
de sa mémoire, son infinie souplesse, cette caisse de résonance,
ce volume inouï où faire chanter les plus belles phrases,
sonner les idées les plus claires, il va en raffoler de cette
natation sublinguistique lorsqu'il aura découvert la grotte insatiable
de sa mémoire, il adorera plonger dans la langue, y pêcher
les textes en profondeur, et tout au long de sa vie les savoir là,
constitutifs de son être, pouvoir se les réciter à
l'improviste, se les dire à lui-même pour la saveur des
mots. Porteur d'une tradition écrite grâce à lui
redevenue orale, il ira peut-être même jusqu'à les
dire à quelqu'un d'autre, pour le partage, pour les jeux de la
séduction, ou pour faire le cuistre, c'est un risque à
courir. Ce faisant, il renouera avec ces temps d'avant l'écriture
où la survie de la pensée dépendait de notre seule
voix. Si vous me parlez régression, je vous répondrai
retrouvailles ! Le savoir est d'abord charnel. Ce sont nos oreilles
et nos yeux qui le captent, notre bouche qui le transmet. Certes, il
nous vient des livres, mais les livres sortent de nous. Ça fait
du bruit, une pensée, et le goût de lire est un héritage
du besoin de dire.
Daniel
Pennac, Chagrin
d’Ecole, Gallimard, 2007, p. 158-160
Mise à
jour
08.01.2008
|