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Carrefour-pédagogie

Fralica, un site web pour soutenir l'autonomie. Cet article a été publié dans la revue Français 2000 revue de l'Association belge des professeurs de français, n° 222-223, Oser les TICE au cours de français, décembre 2009.

 

 

Cadrage et liberté, c'est le paradoxe sur lequel se fonde le site Fralica (1) consacré à l'apprentissage du français ou comment développer l'autonomie des élèves sans accepter le "n'importe-quoi". Focus sur ce site plutôt atypique qui, loin de remplacer le professeur, lui confère une nouvelle place où, devenu conseiller, stimulant, entraîneur, il conserve toute son autorité.

A l'origine, dans les années '90, la demande irritée d'une élève de 5e, Véronique : " Vous n'êtes jamais content! Dites-nous ce qu'il faut faire !" Sa colère se justifie. Sous l'influence des recherches en sciences du langage, le programme de français de l'Enseignement Catholique vient, en effet, d'être complètement revisité. Grâce à une équipe animée par J.-P. Laurent, de larges avenues (2) se sont ouvertes aux professeurs de français et à leurs élèves. Longtemps réduites à alterner les "fiches de lecture" stéréotypées et les dissertations; les résumés de textes philosophiques et les analyses de poèmes, voici que les classes peuvent s'aventurer vers de nouvelles activités multiples et passionnantes.

Pour autant, à diversifier les démarches de lecture / écriture en fonction des types et genres, le professeur risque désormais de perdre ses repères évaluatifs. S'il entend dépasser l'appréciation globale, plus ou moins nuancée par une remarque; il se doit d'exprimer ses attentes, définir donc précisément le "produit" et ce qui sera considéré par le correcteur comme adéquat ou déplacé, puisque, la linguistique étant passée par là, on ne juge plus en termes de bon ou mauvais mais en fonction de la pertinence du texte à la situation particulière de communication.

Définir et caractériser les tâches

En réponse à l'interpellation de Véronique, le fondement de l'architecture de Fralica sera ce binôme essentiel : une définition précise de chaque tâche accompagnée d'une table d'évaluation critériée spécifique. C'est le cœur du dispositif : une bonne centaine d'activités décrites de façon aussi précise que possible dans une fiche signalétique qui permet au visiteur de reconnaître la spécificité de chaque activité par rapport à des critères constants de classement (énonciation, durée estimée, prérequis, type / genre, matériel nécessaire, compétences vérifiées…)

Chaque page de description se prolonge par une table d'évaluation partagée en rubriques dont une partie est récurrente et vérifie le continuum des apprentissages fondamentaux ("langue et textualisation" pour les tâches écrites; "communication", "expression" pour les épreuves orales) tandis qu'une autre rubrique regroupe les critères spécifiques liés au type et au genre de texte.

On peut émettre des critiques sur cette façon de procéder: les caractéristiques des tâches ne sont pas établies sur base de travaux scientifiques (3) et elles gardent un aspect scolaire tant dans leur description que dans leur évaluation. La cotation chiffrée en points prête, quant à elle, le flanc aux protestations des pédagogues tandis que la pondération des indicateurs donne aussi à discuter. Je suis bien conscient de ces difficultés qui, à mes yeux, n'obèrent pas le système. Il s'agit d'un matériel destiné à aider des élèves de fin de secondaire à accomplir les tâches certificatives exigées par l'enseignement obligatoire. Fralica, avec ses limites, ne rend-il pas ce service ?

Baliser les procédures.

Autour du noyau description-évaluation, se déploie un deuxième ensemble de fichiers : les conseils de procédure. A partir du moment où sont formulés avec précision des critères d'évaluation, la part proprement pédagogique de l'enseignement peut commencer : quel chemin conseiller à l'élève pour atteindre le résultat escompté ? Mettant ses pas dans ceux de l'élève, le professeur exprime en mots les différentes démarches à l'intention de ceux, par exemple, qui ne voient pas "quoi dire" à propos du thème. Même donnés avec distance, ces conseils seront toujours liés à un profil particulier d'intelligence. C'est pourquoi, ces fichiers de méthode se verront bientôt étoffés par des contributions d'élèves : témoignages ou travaux partagés.

Les témoignages sont des textes d'explicitation au fil desquels les élèves racontent, sous forme de récit métaréflexif, la façon dont ils ont procédé. Ils ne constituent pas une norme d'action mais une expérience personnelle et ils apportent par là, une touche de souplesse et d'individualité à un site qui pourrait passer pour une abstraction. Les travaux d'élèves, authentiques, permettent aux visiteurs de se représenter la tâche attendue.
Guider ainsi les élèves, pas à pas, n'est-ce pas les infantiliser ? N'est-ce pas bloquer leur créativité ? Et, à donner des travaux d'élèves en "exemples", ne risque-t-on pas de les voir singer la tâche en adaptant quelques mots sans chercher une structure personnelle ? Aux utilisateurs de trancher.

Compiler les informations

Assez vite le besoin s'est fait sentir de donner un accès rapide à un référentiel. L'élève n'a pas nécessairement en mémoire les mots précis pour parler du cinéma ou du théâtre. C'est le troisième niveau de Fralica: les ressources. Il vise à rassembler sous une présentation aisée les éléments théoriques nécessaires pour soutenir la réalisation des tâches, collecte jamais achevée et quelquefois surprenante (4) .

Les ressources théoriques donnent lieu, en outre, à un apprentissage formatif. Au Centre Cybermédia, seuls ou en duos, les élèves feront défiler questions et réponses figurant sur des diaporamas qu'ils peuvent télécharger ou copier sur un support personnel. Ces fichiers sont aisément utilisables en classe grâce à un projecteur multimédia portable.

Cette partie Ressources comprend aussi des pages plus scientifiques (5) : lexique, bibliographie (sources consultées et sources disponibles), histoire de la littérature, notions de linguistique, inventaires illustrés d'arguments ou de figures de style.

Malgré que Fralica conseille souvent de recourir à des sources variées, bien qu'il dirige vers d'autres sites, certains taxeront de totalitaire cette tentation de ramener le savoir sur un seul site ? Ne va-t-on pas détourner les élèves des bibliothèques, et du texte imprimé sur papier ? Autant d'objections à mettre en balance avec le bénéfice d'un corpus cohérent centré sur un objectif précis : soutenir l'apprentissage du français aux dernières années du secondaire obligatoire. Ni plus, ni moins.

Libres d'apprendre ? Libres pour apprendre ?

Revêtant la vareuse du "praticien réflexif", il me semble que Fralica répond à certaines demandes du Décret Missions (6) . Le dispositif contribue à donner du sens aux apprentissages de français.

Si certains élèves, plus assurés, se dégagent du schéma-type et élaborent des scénarios de réponse personnels, d'autres toutefois anonnent la méthode, ils suivent pas à pas la procédure proposée et rédigent des réponses à des questions qu'ils ne reformulent pas, cela donne un texte très peu construit, une sorte de récitation. C'est désolant, sans doute, mais peut-on attendre des élèves de l'enseignement obligatoire (7) , contraints à "réussir" partout, qu'ils se montrent brillants dans chaque discipline ? Va-t-on (et comment ?) leur refuser le droit de ne faire que le minimum nécessaire à leur "survie scolaire" (8) ? Non, Fralica n'allège pas l'effort, il ne supprime pas l'engagement personnel de l'élève. Au contraire, à détailler les démarches possibles, il gêne ceux parmi les élèves qui se seraient volontiers contentés d'un rapide survol global ou de répéter une analyse faite par le professeur.

Au demeurant, Fralica peut aider le jeune à devenir acteur (9) de sa formation par les choix qu'il propose et par sa disponibilité permanente. Par son ouverture aussi, en ce sens que le site se refuse à toute interprétation d'aucun texte mais offre des itinéraires pour les explorer tous.

Du reste, à changer la pratique directive on se heurte à des inerties puissantes. La plupart de mes élèves de 5e sont désorientés par ma méthode. Il faut à la majorité au moins un trimestre pour l'apprivoiser, s'y orienter. Heureusement mon établissement me permet de construire le parcours sur deux ans. Certains, je dois le reconnaître, ne s'y font jamais, ils attendent d'être dirigés, pris par la main. J'aimerais avoir davantage de disponibilités pour les accompagner individuellement, les aider à formuler leurs aspirations. Il me semble que cela leur rendrait l'énergie dont ils manquent. Mais cela demanderait de profonds changements institutionnels (que beaucoup de professeurs épuisés de naviguer à contre-courant appellent de leur vœux) !

Autre regret, les élèves considèrent le site comme une référence "tombée du ciel". Ils savent, bien sûr, que c'est moi qui édite le site et pourtant ils disent "sur le site, il est écrit que…" Ils en parlent comme d'une réalité extérieure, indiscutable quand j'aimerais qu'ils fassent preuve de davantage d'esprit critique, fût-ce à mes dépens.

Est-il bien raisonnable, diront, pour leur part, les partisans de la classe protégée, de laisser entrer le loup dans la bergerie ? L'utilisation de l'ordinateur multitâches connecté à l'internet présente, en effet, un pernicieux envers : qui résistera aux sollicitations que les messageries instantanées projettent sur les écrans ? Quel adolescent aura la force de faire passer son travail scolaire avant son besoin d'entretenir les liens avec ses pairs ou avant le plaisir du jeu où il vainc des ennemis et devient un Héros sans courir aucun risque personnel ? C'est une vraie préocccupation pour moi : comment aider le jeune à gérer cette nouvelle boîte de Pandore sans lui en interdire l'accès ?

Dans une approche plus cognitive, je constate aussi que les consignes écrites ne suffisent pas. Beaucoup de jeunes ont besoin qu'on leur dise la tâche. Comme si l'écrit n'était plus pour eux la référence. Je me souviens, par exemple, de Giovanni qui ignorait le sens du mot "mode d'emploi". Il n'avait aucun besoin de "ces trucs-là", en cas de problème avec un appareil neuf, il demandait à un copain de lui expliquer. Quelle aide trouvera Giovanni dans la masse des textes écrits qui constituent Fralica ?

Il faudrait encore évoquer les problèmes domestiques : les difficultés financières pour s'équiper, les pannes d'imprimantes. L'accès à l'ordinateur est quelquefois source de conflits entre membres de la famille pour se partager le matériel ou la connexion. Il y a, certes, le centre cybermédia de l'établissement mais il reste peu de plages libres dans l'horaire. Et les élèves aussi ont besoin de moments de détente durant la journée d'école.

Enseignant-médiateur

Le supplément d'autonomie conféré à l'élève déplace sensiblement la fonction de l'enseignant. Je me sens très bien dans ce triangle qui s'est établi entre les élèves, Fralica et moi. Comme si la relation frontale s'était adoucie. Ce n'est pas le site qui installe une triangulation mais il s'y ajuste parfaitement. Fralica permet de donner cours autrement. Le prof devenu médiateur explique l'outil, l'adapte aux niveaux de sa classe, pousse les élèves à des défis en rapport avec leurs possibilités individuelles (10) , les invite à dépasser la médiocre "Moitié" des points.

Il me semble que j'aurais du mal à revenir en arrière. Par rapport à un syllabus papier ou un manuel, Fralica offre une souplesse inégalable. Je le modifie à ma guise chaque jour, je l'enrichis d'illustrations et peux modifier l'interactivité en installant de nouveaux liens. Lié à une pratique pédagogique et à une évaluation, il se construit de manière cohérente. Sa démarche est originale par rapport à des serveurs académiques, des annuaires, des blogues spécialisés ou des sites plus directifs comme l'excellent Magister (11) de Philippe Lavergne.

En ce qui me concerne, je suis arrivé à un palier, le travail lourd est derrière moi. Les amendements que j'apporte presque quotidiennement au site sont légers : une erreur d'orthographe, une explication supplémentaire dont la nécessité m'apparaît suite à une question en classe ou lors d'une évaluation, un nouveau lien vers un site intéressant, une tâche nouvelle suggérée par un Esteban.

Si le site Fralica peut fournir à ses visiteurs, élèves, enseignants, parents, des outils pour soutenir l'apprentissage de notre langue et de notre littérature, ce long travail aura atteint son objectif.

Ce que nous ne dirons pas risque de ne jamais être dit. (J.P. Lebrun)

Réagissez à ce texte par vos questions, commentaires, objections…
Merci déjà.

Notes:

1. Fralica est l'acronyme de français en liberté cadrée. Le site est accessible à l'adresse : http://users.skynet.be/fralica/ .

2. Pour se donner une idée des ouvertures proposées, se reporter aux deux riches volumes de Français 5/6 (COLLECTIF Français 5 / 6 , 2 tomes, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot, 1983) restés au stade expérimental ou aux audaces de l'anthologie Textes en archipels (HAMBURSIN M., Textes en archipel, préface de P. Yerlès, De Boeck-Duculot 1990

3. Pragmatique, Fralica ne répond pas aux exigences strictes de la recherche universitaire mais s'efforce de transmettre aux élèves du secondaire le plus honnêtement possible, le fruit des recherches menées par les scientifiques, rigoureusement cités chaque fois que possible.

4. Je viens ainsi de découvrir grâce à Esteban que tout un vocabulaire propre au jeu vidéo aide à réfléchir sur les valeurs en action dans ce type de récit multimédia.

5. La valeur scientifique de Fralica est discutable et discutée. Ainsi en juillet 2007 la Commission de pilotage (Administration générale de l'Enseignement et de la Recherche scientifique) a refusé l'agrément d'outil pédagogique au motif que cet agrément doit être octroyé "pour une période de 8 années, pour autant que l'outil pédagogique ne soit pas modifié dans sa forme ou son contenu." Fondamentalement évolutif, Fralica ne peut donc revendiquer aucun reconnaissance pédagogique officielle. Cela ne l'empêche pas d'être cité comme référence sur plusieurs sites pédagogiques belges et étrangers.

6. "Mettre l'élève dans des situations qui l'incitent à mobiliser dans une même démarche des compétences transversales et disciplinaires y compris les savoirs et savoir-faire y afférents; privilégier les activités de découverte, de production et de création; […] recourir aux technologies de la communication et de l'information, dans la mesure où elles sont des outils de développement, d'accès à l'autonomie et d'individualisation des parcours d'apprentissage."

7. La proposition d'un enseignement par modules permettrait, à mon avis, une plus grande maturité des élèves. Voir B. DUELZ, La révolution par les modules, in La Libre Belgique, 26 juin 2006.

8. "Plus que jamais, les usagers de l'école défendent leur droit au diplôme et exigent de l'obtenir. Plus que jamais, les élèves limitent leurs investissements aux conditions requises pour l'acquérir." F. TILMAN, Le blues de l'école secondaire, in La Revue Nouvelle, septembre 2008, p. 49.

9. Voir le récent article de B. DUFOUR, D. GROOTAERS et F. TILMAN, Les objectifs pédagogiques d'un nouvel enseignement secondaire, in La Revue Nouvelle, septembre 2008, p. 53.

10.Faut-il rappeler la fameuse "zone proximale de développement" (Vigotski) ?.

11 Justement intitulé Magister, travaux dirigés de français.

Mise en ligne 30.04.2010