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Carrefour-pédagogie

Cadrer la liberté ?

FRALICA : le français en liberté cadrée.

Comment justifier un nom de site aussi paradoxal?
Quelle intuition en est à la source?

La liberté comme levier.


Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom

(Eluard)

Apprendre: une décision personnelle.

Dans notre société d'après '68, la liberté de l'élève s'impose comme un fait. Nos adolescents choisissent de venir à l'école ou de se faire excuser, d'effectuer leurs travaux ou non, de suivre attentivement le cours ou de rêvasser, d'apprendre ou de ne pas apprendre.

Comment oublier, du reste, que l'éducation figure au nombre des trois métiers " impossibles " avec, aux dires de Freud, la politique et la psychanalyse. Impossible, en effet, d'obliger quelqu'un à apprendre s'il n'en prend pas lui-même la décision.

Même soumis à l'obligation scolaire (jusque 18 ans en Belgique) le jeune, encouragé (dans le meilleur des cas) par son entourage, prend ou non la décision de s'y engager. Certains psychopédagogues, appellent cela "conation" (1) « c'est l'inclination à agir dirigée par un système de valeurs incorporées » la force qui pousse à l'action, à l'effort est déterminée par le sens de l'action, les préoccupations de l'élève.

Par conséquent, la liberté de l'élève s'impose comme une réalité consistante. On pourrait y opposer une contrainte puissante au risque de renforcer les défenses. Quel gaspillage d'énergie dont le résultat est loin d'être acquis d'avance : on connaît depuis Churchill la puissance de la résistance passive! J'ai choisi, pour ma part, de jouer la carte de la liberté pour aider l'élève à se motiver pour son apprentissage.

Définir sa cible, choisir ses armes.

Le deuxième espace de liberté, c'est moi qui le propose: la possibilité de choisir une tâche parmi plusieurs pour obtenir la certification d'une compétence. L'élève a décidé d'apprendre en vue d'obtenir un diplôme. Celui-ci s'échange contre la preuve de l'acquisition de 5 ou 6 compétences définies assez précisément par le programme belge. Chacune de ces compétences peut, dès lors, être vérifiée sur des tâches différentes au gré de l'élève.

Un troisième champ d'autonomie s'ouvre au moment où l'élève a déterminé la tâche qu'il va accomplir. Il lui reste alors à décider le sujet de son exploration : Zola, Yourcenar ou Harlequin; Musset, Baudelaire ou Prévert; Racine, Molière ou Camus; Brassens, Souchon ou I Am; par exemple.

Le goût de la liberté est trop puissant : aucun Monsieur Seguin ne peut l'arrêter quelle que soit son ingéniosité. Alors pourquoi se priver d'utiliser cette force comme un levier ? Et, depuis Archimède, nous savons que tout levier a besoin d'un point d'appui solide. Ce sera le cadre.


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Le cadrage comme point d'appui.

C'est une valeur de référence externe qui permet d'interpréter la carte géographique, le graphique, la grille de mots croisés, la valeur des notes musicales ou le contraste des couleurs et de formes d'une image.

Comment évaluer une œuvre littéraire ou la production d'un élève sans les comparer à un modèle-étalon accepté par tous : les "bons auteurs" , les "incontournables de la littérature" ? "Modèles Français" ou"Lagarde et Michard" nous proposaient ainsi une culture stable. Cette catégorie existe-t-elle encore ?

Il semble bien que non, passée à la moulinette des critiques iconoclastes, de l'obligation scolaire, de la médiatisation et du cinéma (ou du téléfilm), la littérature est devenue un vaste forum, -pour ne pas dire un marché!-, où ce qui est admiré aujourd'hui se trouve rejeté demain. Les modèles (Français ou autres) n'ont plus la cote. Le dogmatisme unanime a été emporté par les tempêtes de la postmodernité. A la Culture officielle ont succédé les préférences des "communautés culturelles".

Dans le domaine de l'expression, aucun modèle non plus. Quel didacticien se risquerait encore à proposer une bonne manière de parler ou d'écrire ? Selon les circonstances, selon les tempéraments, à chacun de mobiliser ses compétences. Et le rôle de l'enseignant consiste désormais à dévoiler ces ressources et à permettre à l'élève de les optimiser.

Mais alors, comment tracer un cap fiable dans cette mouvance généralisée ? Privés de valeurs de référence fixes comment allons-nous en classe apprécier (= donner un prix, une valeur) les textes ? Comment fera le professeur de français chargé de guider les élèves ? Tout se vaut ? C'est mon choix ? A chacun sa vérité dans un relativisme total ? Depuis mai '68 n'est-il pas pour certains devenu interdit d'interdire ? Je ne suis pas de cet avis.

Je pense que le cadrage peut assurer de la stabilité dans l'incertitude.

J'entends par cadre une structure symbolique
délimitant une zone d'observation et d'expérimentation dans l'infini du réel.

Mon cours de français se construit autour de trois cadrages : pédagogique, sélectif, évaluatif.

Un dispositif explicite et garanti.

Une éducation générale est préparée pour tous les citoyens; ils y apprennent tout ce qu'il leur importe de savoir pour jouir de la plénitude de leurs droits, conserver, dans leurs actions privées, une volonté indépendante de la raison d'autrui, et remplir toutes les fonctions communes de la société. (Condorcet) (2)

Former des citoyens éclairés et libres, tel est l'objectif de l'école démocratique. Or si elle est un lieu voulu par la démocratie pour que les jeunes y soient préparés à l'exercice de leur liberté, ce n'est pas pour autant un lieu démocratique, la classe ne se dirige pas au suffrage universel. Le professeur a bien reçu le mandat officiel de la piloter.

Cela signifie-t-il que l'école ait à être un lieu de non-droit ? Non bien sûr (3). L'éthique impose le respect des jeunes. Cela se concrétise dans ma classe par la formulation et le respect de règles de fonctionnement explicites, stables, justes et acceptées librement par le jeune et ses parents durant le temps de sa formation. Bref un cadre qui autorisera un exercice partiel mais réel de l'autonomie.

Suffit-il, en effet, de parler de liberté en classe? Voulons-nous des élèves qui dissertent sur le concept théorique de liberté ou des élèves qui agissent avec une volonté indépendante de la raison d'autrui ? Faire l'expérience de la liberté n'est-ce pas la meilleure façon d'y prendre goût et de la défendre. L'école peut-elle donner le goût de la liberté à ses élèves sans les abandonner à l'anarchie.


Philippe Geluck, Le Chat

Ma réponse est oui quand la liberté trouve à s'épanouir dans le cadre structurant d'un règlement clair. Mes élèves reçoivent en début d'année un texte qui décrit de façon explicite le fonctionnement et l'évaluation du cours. C'est moi qui impose ces règles et je m'engage pour ma part à les respecter. L'élève pourra m'opposer le texte écrit en cas de divergence de vue.


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Des choix limités de projets.

La liberté de choisir ses tâches s'inscrit ainsi dans une certaine limite. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi.

Le réel ne s'atteint jamais dans son infini. Nous avons besoin d'un cadre pour le saisir. Microscope, lunette, champ visuel, photographie sont autant de fenêtres obligées. Le gros plan du cinéma en dit davantage que l'écran à 360° qui amuse et étonne.

L'école, d'ailleurs, privilégie le découpage analytique des mots, des phrases, des périodes de l'histoire, etc. En français, à une certaine époque, on travaillait avec les "morceaux choisis" brocardés par C. Duneton (4). C'est qu'on ne peut apprendre tout en une fois. Dans l'infini de la matière, le professeur délimite de fait, volontairement ou non, une portion de réel sur quoi va porter le travail de la classe.

 

L'art de cadrer.

La construction de ce cadre (dimensions, formes) relève de l'art d'enseigner. Le maître, seul devant sa classe, perçoit la "zone proximale de développement" (Vygotsky) et décide de proposer la fenêtre qui conviendra le mieux au groupe qu'il conduit. Il navigue alors entre deux écueils : le trop ou le trop peu. Trop vaste, il ne remplit plus son office de repère, il effraie; trop étroit, il n'ouvre aucune perspective, il ennuie.

Le professeur sélectionne de la sorte des objets et des projets, seul ou en coordination, selon bien des critères:

  • ce qu'on a soi-même étudié durant le secondaire,
  • en suivant le programme,
  • au fil des affinités personnelles,
  • en fonction de l'insertion dans telle filière d'étude,
  • en référence à l'actualité,
  • en circulant autour d'un thème,
  • en construisant un parcours…

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Chaque cadre sera une ouverture sur des aspects différents et complémentaires de la réalité. Comme les cadres se déplacent, se rejoignent et se superposent, ils permettent recoupements, relations, comparaisons et, partant, une construction personnelle, une appréciation des objets observés. Les différentes zones d'exploration, de dimensions et de formes variables fournissent des points d'appui consistants à partir desquels on peut situer, mesurer, mettre en relation. A l'intérieur d'un cadre on peut aussi faire varier la profondeur de champ selon les capacités des élèves.

L'élève passera par un certain nombre de cadres : exposé persuasif, analyse d'une chanson, compte rendu d'une pièce de théâtre, résumé, compte rendu d'une conférence, par exemple. Plus les champs explorés seront nombreux, plus il sera en mesure d'établir de relations entre les cadres et plus sa culture de référence sera riche.

Tout le contraire d'un carcan, le cadre est un calque posé sur la réalité, une trame, comme une grille-repère sur un écran d'ordinateur. Rien à voir avec l'encadrement d'un tableau ou avec le cadre imprenable de nos vacances. Destiné à évoluer, il n'est pas visible, concret mais constitué de langage, de mots, de définitions… D'où vient alors sa force ? La consistance du cadre ne vient pas d'une légitimité établie par les doctes ou le Programme mais naît de la conviction du professeur ancrée dans une information de qualité vérifiable par l'élève dans ses contacts hors-école.

"Je suis convaincu que ce critère est légitime (et je peux te dire pourquoi) et tu l'as / ne l'as pas respecté…"

Paradoxalement, le professeur peut tenir très fort à ce cadre et en même temps affirmer que ce n'est qu'un échafaudage provisoire et personnel. Dans une approche psy, on parlerait, qui sait? de "fonction paternelle du cadre", de limites symboliques…(5)
Et de la force de la Loi qui protège et limite, ou, comme le chantait Kipling "passe derrière et devant comme la liane autour de l'arbre" (6).

C'est d'ailleurs la limite qui rend possible l'indispensable transgression .... (7)

Une évaluation critériée

Un troisième cadre défnit les conditions de l'exploration. En commençant, puisque nous sommes dans l'enseignement obligatoire certifiant des compétences, par les conditions de l'évaluation (8). Quel objectif est proposé aux apprenants ? Par quels critères l'acquisition de cet objectif sera-t-il vérifié ?

Chaque cadre au centre au sein duquel évolue mon enseignement est construit sur les notions de type et genre de textes. Ces dernières décennies ont vu les recherches linguistiques distinguer des caractéristiques permettent de différencier les types (poétique, dialogué, descriptif, narratif, informatif, argumentatif…) et les genres (interview, lettre, critique, dissertation, récit de vie, comédie, sonnet, …) Ces caractéristiques fondent des critères cohérents pour l'évaluation des élèves.

Lorsque ces critères sont établis, on peut construire une structure d'acquisition par observation et expérimentation (définition de la tâche, guide de procédure). Une observation-démonstration, chaque fois que ce sera possible par document intégral et authentique, une expérimentation personnelle soit dans l'analyse, soit dans la production : composition-rédaction-exposé. Par rapport à un cadre défini, une évaluation cohérente soit de l'objet à lire, soit de la production de l'élève, soit de la démarche d'apprentissage sera possible.

Cadrage et liberté

Où est la liberté ? A l'intérieur des cadres successifs. Sans la partie fixe, rigide de la bicyclette, comment le cycliste pourrait-il partir à l'aventure ? De la même façon, le cadre permet à l'apprenant d'exercer sa liberté (avancer, tourner…) en se situant à l'intérieur de repères symboliques.


http://languagelearningresourcecenter.org/anglais/
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C'est le cadre, la limite, qui permet l'erreur, étape indispensable de l'apprentissage. Non pas faire n'importe quoi dans une stérile anarchie mais s'interroger dans une délibération sensée, orientée. "Qu'est-ce que je dois faire ? " devient ainsi "Qu'est-ce que je peux faire ? " Avec l'intervention active et responsable d'un sujet libre et responsable de ses choix.

Toutefois le cadre n'est pas la bordure, la clôture. Il n'enferme jamais . Ce qui est hors-cadre n'est pas faux, ou non vrai. Seulement non pertinent, en dehors du cadre défini à un moment précis.

Aux trois degrés de libération correspondent ainsi trois degrés de cadrage.

En prison ? Certes non, l'apprentissage cadré ouvre des fenêtres. Reconnaître le cadre, est une condition pour en sortir. Et sortir du cadre, n'est-ce pas la définition de la créativité selon Palo Alto ? Des consignes précises loin de l'étouffer, donnent de la vigueur à la créativité. Le cadre maîtrisé ouvre à des horizons nouveaux.

Fralica, le français en liberté cadrée donc.

Parce que la liberté est un précieux héritage de la pensée occidentale que je voudrais transmettre en donnant l'occasion de la pratiquer avec la responsabilité y afférente.
Parce que le cadrage rend la liberté compatible avec l'apprentissage scolaire,
Parce que le cadrage donne de la fermeté au souffle de la liberté.

"L'enseignement doit l'être d'un cadre, d'une armature.
Non d'un contenu toujours faux."

(Saint-Exupéry, Citadelle, XLIII.)

Ce que nous ne dirons pas risque de ne jamais être dit. (J.P. Lebrun)

Réagissez à ce texte par vos questions, commentaires, objections…
Merci déjà.

Notes:

1. Turpin, 1997, Le conatif : outil théorique pour la prise en compte de la dimension culturelle de l'action, références trouvées sur le site eps-ressource. [lien mort]

Voir aussi :Franc Morandi, « Présentation du dossier », Recherches & éducations, n°10 | 2005, [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2008. URL : http://rechercheseducations.revues.org/index358.html. Consulté le 12 février 2010.
Voir aussi à ce sujet : Maurice Reuchlin, les différences individuelles dans le développement conatif de l’enfant, Paris, Puf, 199O. et M. Reuchlin La psychologie différentielle Collection psychologue (le) 2001, 8e édition ISBN 2130479480.

2. Condorcet, Cinq mémoires sur l'instruction publique, 1791. C'est moi qui souligne.

3. Voir à ce sujet le site de B. Defrance.

4. C. Duneton, J.-P. Pagliano, Antimanuel de français, P., Seuil, 1978 ISBN : 2020048485.

5. Lire par exemple Intolérance sans limite de J.-P. Lebrun.

6. R. Kipling, Le second livre de la jungle, P. Mercure de France, 1947.

7. ("C'est la limite qui me fait homme mais c'est la transgression qui me fait individu.") Lire à ce sujet la magistrale synthèse : "Entre limite et transgression" de J.-C. Guillebaud dans Le goût de l'avenir, P. Seuil, Points, 2004.

8. Dans le système d'enseignement obligatoire, cet aspect d'évaluation est, de fait, central. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en indigne, cela reste un fait qui s'impose à celui qui travaille sur le terrain. Les "points" constituent encore et toujours des balises qui délimitent la route pour les élèves et leurs parents, celle du professeur aussi qui peut ainsi ajuster ses démarches…

Nous ne sommes pas dupes : il est évident que cela ne rend pas compte de l'acquis réel des élèves: des relations, des maturations, des passions pour une œuvre ou un écrivain, des expressions symbolique de sa révolte… Et lorsqu'on retrouve un ancien, il n'est jamais question de points, de résultats mais de telle matière, de telle activité, de tel cours resté gravé à jamais aux creux de la mémoire.

Les "points" ne sont rien d'autre qu'une "ruse pédagogique" pour encourager l'adolescent à accomplir des efforts non naturels (comprendre, lire, réfléchir, répéter, réciter, mémoriser, synthétiser, rédiger…) alors que tout le pousse à d'autres activités spontanément plaisantes : courir, nager, sauter, chanter, danser, grimper…

Une autre réflexion sur la cotation ?

*. C'est le nom que portait une série d'anthologies largement diffusée dans l'enseignement secondaire belge :
M. LIZIN, Modèles français, Bruxelles, Lesigne, 1960 à 1970.

Mise à jour 05.12.2023