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Poèmes à dire

(série 3)

XIXe siècle (2e partie).

José-Maria DE HÉRÉDIA Les Conquérants

Félix ARVERS

Sonnet.

Arthur RIMBAUD
Le dormeur du val.

Paul VERLAINE
Gaspard
Mon rêve familier.
Charles BAUDELAIRE
L’albatros.
Spleen
L'invitation au voyage
L'Étranger
Aloysius BERTRAND Le clair de lune
Edmond ROSTAND
La tirade des nez

 

José-Maria DE HÉRÉDIA (1842-1905).

Les Conquérants.

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Charles BAUDELAIRE (1821-1867).

L’albatros.

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid!
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait!
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Charles BAUDELAIRE (1821-1867).

Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni mu-sique,
Défilent lentement dans mon âme; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles BAUDELAIRE (1821-1867).

L'invitation au voyage.

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Félix ARVERS (1806-1850).

Sonnet.

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas;

A l’austère devoir, pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
" Quelle est donc cette femme ?" et ne comprendra pas.

Arthur RIMBAUD (1854-1891).

 

Le Dormeur du val.

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid

Les parfums ne font pas frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Paul VERLAINE (1844-1896).

Gaspard

Je suis venu calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes:
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

À vingt ans un trouble nouveau,
Sous le nom d’amoureuse flamme,
M’a fait trouver belles les femmes:
Elles ne m’ont pas trouvé beau.

Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre:
La mort n’a pas voulu de moi.

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous, ma peine est profonde !
Priez pour le pauvre Gaspard !

Paul VERLAINE (1844-1896).

Mon rêve familier.

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? — Je l’ignore.
Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Charles BAUDELAIRE (1821-1867).

L'Étranger.

- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas...là-bas... les merveilleux nuages !

Aloysius BERTRAND (1807-1841)

Le clair de lune

Oh ! qu'il est doux, quand l'heure tremble au clocher, la nuit, de regarder la lune qui a le nez fait comme un carolus d'or !
Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait dans le carrefour, et le grillon de mon foyer vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus qu'un silence profond. Les lépreux étaient rentrés dans leurs chenils, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.
Et le grillon s'était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il me semblait, - tant la fièvre est incohérente ! - que la lune, grimant sa face, me tirait la langue comme un pendu !


Edmond ROSTAND (1868-1918).

La tirade des nez (Cyrano de Bergerac).

Le vicomte — …Attendez! Je vais lui lancer un de ces traits!
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
Cyrano — Très.
Le Vicomte — Ha!
Cyrano — C’est tout ?
Le Vicomte — Mais…
Cyrano — Ah! non! C’est un peu court, jeune homme!
On pouvait dire… Oh! Dieu. bien des choses en somme…
En variant le ton, — par exemple, tenez :
Agressif: « Moi, Monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur le champ que je me l’amputasse! »
Amical: « Mais il doit tremper dans votre tasse!
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap! »
Descriptif: « C’est un roc!… c’est un pic!… c’est un cap
Que dis-je c’est un cap?… c’est une péninsule! »
Curieux: « De quoi sert cette oblongue capsule?
D’écritoire, Monsieur, ou de boîte à ciseaux? »
Gracieux: « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes? »
Truculent: « Ça Monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin vous crie au feu de cheminée? »
Prévenant: « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol! »
Tendre: « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane! »
Pédant: « L’animal seul, Monsieur, qu’Aristophane
Appelle hippocampelephantocamelos
Dut avoir sur le front tant de chair sur tant d’os! »
Cavalier: « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode! »
Emphatique: « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral! »
Dramatique: « C’est la Mer Rouge quand il saigne! »
Admiratif: « Pour un parfumeur quelle enseigne! »
Lyrique: « Est-ce une conque, êtes-vous un triton? »
Naïf: « Ce monument, quand le visite-t-on? »
Respectueux: « Souffrez, Monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue! »
Campagnard: « Hé, ardé! C’est-y un nez? Nanain!
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’ melon nain! »
Militaire: « Pointez contre cavalerie! »
Pratique: « Voulez-vous le mettre en loterie?
Assurément, Monsieur, ce sera le gros lot! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot:
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie! Il en rougit, le traître! »
— Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit:
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot: SOT.

Mise à jour : 18.01.2012