Orhan Pamuk trad. G. Authier, Mon nom est Rouge, Paris, Gallimard, 2001 (Istanbul, 1998), Folio n° 3840, 736 pages

Résumé

Monsieur Délicat est mort. Il vient d’être assassiné et jeté au fond d’un puits. Cela ne l’empêche pas d’évoquer une dernière fois son travail et d’invectiver son meurtrier. Il en connaît l’identité, mais il se garde bien de la révéler au lecteur. Néanmoins, Monsieur Délicat fait part de sa conviction que sa mort est liée à son activité d’enlumineur du Sultan.
Monsieur l’Oncle, son supérieur, en le chargeant d’illustrer secrètement un livre à la manière vénitienne, savait qu’il lui ferait courir de grands dangers et que cela lui procurerait de fortes inimitiés. Jusqu’ici, la tradition ottomane interdisait qu’on reproduisît la réalité parce qu’il s’agissait de représenter l’idée du sujet tel que Dieu l’avait conçu. Monsieur Délicat s’attira ainsi la jalousie de ses collègues qui auraient voulu être chargés de cette tâche qui les passionnaient, bien qu’elle fût impie.
Sans aucun doute, l’assassin se trouve parmi ces trois enlumineurs qui répondent aux doux noms d’Olive, de Papillon et de Cigogne. Monsieur l’Oncle demande à son neveu, Le Noir, de mener l’enquête. Il revient à peine d’un voyage de douze années qu’il avait entrepris pour s’éloigner de Shékuré, la fille de l’Oncle, dont il était follement épris. L’infortuné avait commis l’irréparable maladresse de déclarer sa flamme trop tôt et il n’avait trouvé le réconfort que dans l’exil.
Mais l’assassin frappe à nouveau et tue l’Oncle pour avoir accès aux peintures controversées. Shékuré accepte alors d’épouser Le Noir à condition qu’il retrouve le meurtrier. Motivé par cette réjouissante perspective, il s’adresse à Maître Osman, le grand maître de l’atelier du Sultan, pour retrouver la piste du criminel dans les détails des œuvres de ces miniaturistes.

Commentaire

Mon nom est Rouge est tout d’abord un roman policier qui répond aux règles du genre. Il y a bien sûr des victimes, des suspects et une énigme qu’un enquêteur de fortune est chargé d’élucider. Néanmoins, le roman n’épouse pas davantage les stéréotypes de ce type de récit. Le lecteur a tôt fait de remarquer la singularité et l’originalité auxquelles Orhan Pamuk nous a habitués dans chacun de ses ouvrages.
Il suffit de feuilleter le volumineux roman pour s’apercevoir que le récit est pris en charge par une multiplicité de narrateurs. Ce sont bien sûr les protagonistes de l’histoire, mais aussi tour à tour un chien, un arbre, l’argent ou même la mort qui racontent les événements selon leurs points de vue. Le principe du récit polyphonique est poussé ici jusqu’au bout. On est bien loin des Watson ou des narrateurs-témoins des policiers classiques.
On comprend vite que l’intrigue policière, même si elle bien « ficelée » et même si elle arrive à tenir le lecteur en haleine de bout en bout, ne constitue pas l’intérêt premier du livre. En situant son histoire dans la Turquie ottomane du XVIe siècle, alors que les artistes italiens de la Renaissance émerveillent l’Europe, l’écrivain aborde un de ses thèmes de réflexion favoris, les relations entre l’Orient et l’Occident. Orhan Pamuk met en scène des miniaturistes qui possèdent toute la technique et tout le raffinement de l’art musulman, mais qui dans le même temps sont eux aussi fascinés ou troublés par la beauté, la liberté et les trouvailles de la peinture italienne. Cette admiration et cette inquiétude sont manifestement symboliques de ce que provoque la société occidentale dans le monde musulman, elle qui cherche à imposer ses valeurs en Turquie comme partout ailleurs. Bien sûr, les miniaturistes du Sultan envient cette liberté, mais déplorent que ces artistes européens talentueux soient mus par un individualisme forcené et en perpétuelle quête de gloire et d’argent. Ils montrent également leur attachement à leur travail et à leurs œuvres qui véhiculent d’autres valeurs, tout aussi riches et importantes, et qui proposent une philosophie de vie incitant l’homme à davantage d’humilité et de modestie. Une conception de l’existence dont les Occidentaux feraient bien de s’inspirer, en ces temps où leur arrogance sème haine et désolation partout sur la planète.

Cécile Willemin et Aurélien Gillet

Athénée royal d'IZEL | e-fr@nçais | Un auteur, une oeuvre | David Lodge | Jonathan Coe | Ahmadou Kourouma | Eduardo Mendoza | Ecrivez-nous |© Benoît Robin & 6G - 2006