Commentaire
Neige est le premier roman d’Orhan Pamuk à investir le champ politique. Par le biais de la fiction, au travers d’une multitude de personnages complexes et d’une intrigue policière réussie, l’écrivain propose une peinture de son pays déchiré par la montée des intégrismes et par les intransigeances nationalistes. Il traite de ces sujets tabous en Turquie avec courage, ce qui lui a valu, comme certaines de ses déclarations, de terribles inimitiés dans un camp comme dans l’autre.
La petite ville arménienne de Kars est en effet paradigmatique des problèmes sociaux, politiques, économiques du pays, parce que là, comme partout, la République et l’État laïc imposés par Mustafa Kemal Atatürk sont contestés par l’islamisme qui trouve un terreau favorable dans les difficultés quotidiennes du peuple turc et dans la pauvreté dont souffre une grande partie de la population. A Kars aussi, l’interdiction de porter le voile dans les écoles cristallise les haines et déclenche de violentes protestations voire des attentats dont les maîtres d’œuvre sont des organisations islamistes clandestines.
Mais Neige n’est nullement un roman à thèse, parce que jamais l’auteur n’adopte un point de vue partisan comme il se refuse à porter un quelconque jugement sur les actes des personnages qu’il met en scène. C’est une œuvre romanesque à part entière, au style particulièrement original, avec des interventions fréquentes de l’auteur auxquelles la postmodernité a habitué ses lecteurs et une construction subtile qui bouleverse l’ordre chronologique des événements. Que ce soit en politique, comme en tout autre domaine, Orhan Pamuk ne cherche pas à démontrer, mais invite plutôt à s’interroger sur ce qui pousse les gens à agir, sur ce qui peut constituer le moteur de leurs existences. Tout est à interpréter et rien n’est aisé à comprendre. Chaque vie a sa complexité et ses tourments, à l’image de l’inspiration poétique de Ka qui semble se nourrir de l’adversité. Tout est symbole et métaphore. Ainsi, la pièce de théâtre, qui se joue à Kars et qui est la cible des terroristes, est-elle comparée à l’histoire. Un personnage du roman, paraphrasant Hegel, rappelle « que, tout comme au théâtre, l’histoire distribuait les rôles. Et aussi que, comme au théâtre, ce sont les courageux qui montent sur la scène de l’histoire. »
Une fois le livre terminé, le lecteur abandonne à regret les personnages à leur destin, tragique pour la plupart d’entre eux, sans que le trouble ne se dissipe tout à fait ni que les questions fondamentales qu’il a suscitées ne s’effacent vraiment.