Orhan Pamuk trad. Jean-François Pérouse, Neige , Paris, Gallimard, 2005 (Istanbul, 1990), 485 pages

Résumé

Un poète turc, surnommé Ka, est exilé en Allemagne depuis de nombreuses années. Pour le compte d’un journal d’Istanbul, il est envoyé à Kars, une petite ville isolée aux confins de la Turquie. Il a pour mission d’enquêter sur le suicide de jeunes femmes et d’écrire des articles sur les prochaines élections municipales. Mais son désir secret est d’y retrouver Ipek, une ancienne camarade de classe qui vient de divorcer de Muhtar, un des candidats à la mairie.
Dès son arrivée, Ka est l'objet de multiples sollicitudes : il est invité par le chef de la police, il fait la connaissance de la sœur d’Ipek qui porte le foulard par conviction, il s’entretient avec un étudiant d’une école coranique, auteur de romans de science-fiction, il polémique avec un islamiste radical vivant dans la clandestinité, il controverse avec un agitateur politique… Tous essaient de gagner la sympathie du poète et de le rallier à leur cause.
La ville de Kars est bloquée par la neige qui ne cesse de tomber. L’ambiance générale y est délétère et les tensions sociales présagent des événements dramatiques. Néanmoins, stimulé par son amour pour Ipek, Ka retrouve son inspiration poétique qui l’avait quitté depuis près de quatre ans.
La pièce de théâtre que les autorités officielles organisent pour défendre le nationalisme turc et la laïcité est vécue comme une provocation par les mouvements religieux intégristes. L’attentat perpétré par les islamistes fait plusieurs victimes et déchaîne une vague de violence qui fait chavirer l’existence de tous les protagonistes.

Commentaire

Neige est le premier roman d’Orhan Pamuk à investir le champ politique. Par le biais de la fiction, au travers d’une multitude de personnages complexes et d’une intrigue policière réussie, l’écrivain propose une peinture de son pays déchiré par la montée des intégrismes et par les intransigeances nationalistes. Il traite de ces sujets tabous en Turquie avec courage, ce qui lui a valu, comme certaines de ses déclarations, de terribles inimitiés dans un camp comme dans l’autre.
La petite ville arménienne de Kars est en effet paradigmatique des problèmes sociaux, politiques, économiques du pays, parce que là, comme partout, la République et l’État laïc imposés par Mustafa Kemal Atatürk sont contestés par l’islamisme qui trouve un terreau favorable dans les difficultés quotidiennes du peuple turc et dans la pauvreté dont souffre une grande partie de la population. A Kars aussi, l’interdiction de porter le voile dans les écoles cristallise les haines et déclenche de violentes protestations voire des attentats dont les maîtres d’œuvre sont des organisations islamistes clandestines.
Mais Neige n’est nullement un roman à thèse, parce que jamais l’auteur n’adopte un point de vue partisan comme il se refuse à porter un quelconque jugement sur les actes des personnages qu’il met en scène. C’est une œuvre romanesque à part entière, au style particulièrement original, avec des interventions fréquentes de l’auteur auxquelles la postmodernité a habitué ses lecteurs et une construction subtile qui bouleverse l’ordre chronologique des événements. Que ce soit en politique, comme en tout autre domaine, Orhan Pamuk ne cherche pas à démontrer, mais invite plutôt à s’interroger sur ce qui pousse les gens à agir, sur ce qui peut constituer le moteur de leurs existences. Tout est à interpréter et rien n’est aisé à comprendre. Chaque vie a sa complexité et ses tourments, à l’image de l’inspiration poétique de Ka qui semble se nourrir de l’adversité. Tout est symbole et métaphore. Ainsi, la pièce de théâtre, qui se joue à Kars et qui est la cible des terroristes, est-elle comparée à l’histoire. Un personnage du roman, paraphrasant Hegel, rappelle « que, tout comme au théâtre, l’histoire distribuait les rôles. Et aussi que, comme au théâtre, ce sont les courageux qui montent sur la scène de l’histoire. »
Une fois le livre terminé, le lecteur abandonne à regret les personnages à leur destin, tragique pour la plupart d’entre eux, sans que le trouble ne se dissipe tout à fait ni que les questions fondamentales qu’il a suscitées ne s’effacent vraiment.

Laurie Lambert, Sofia Högström, Tiffany Schloremberg, Lindsey Gerard, Arnaud Robin, Yannick Reckinger

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