Commentaire
Fort-Paradis est une petite ville de la Turquie comme bien d’autres. On y vit toutes les contradictions d’une population qui, tiraillée entre deux mondes, se cherche une identité. Les personnages sont à l’image de cette complexité, réagissant chacun à leur manière aux grandes mutations du XXe siècle qui a balayé violemment les vestiges de l’Empire ottoman. Si on a gagné en liberté, il a fallu reconstruire un pays capable de s’adapter à la modernité sans nier complètement le passé. La chose est d’autant plus difficile que les mots « modernité », mais aussi « république », « laïcité », sont ceux de l’adversaire, ceux de cet Occident, toujours combattu, toujours haï et qu’on ne peut se résoudre à voir définitivement vainqueur. Qu’ils soient progressistes ou conservateurs, laïcs ou musulmans, communistes ou nationalistes, riches ou pauvres, les protagonistes du roman symbolisent les conflits et les doutes de la Turquie contemporaine.
Les couples s’entredéchirent parfois parce qu’une vision du monde les sépare. Ainsi, Fatma se soumet à son mari comme les dogmes de l’Islam le lui imposent. Mais comment eût-elle pu aimer un homme qui ruina sa famille pour éclairer l’Orient des « lumières de la raison » en cherchant à rédiger une encyclopédie à l’image de Diderot ? Il est des choses impardonnables, comme il existe des rancœurs inextirpables, mais il n’est rien de pire sans doute que ce sentiment d’infériorité que l’arrogante condescendance des occidentaux, sûrs de leur culture et de leurs valeurs, ne manque pas de provoquer et d’entretenir.
La maison du silence est le premier roman d’Orhan Pamuk, mais on y trouve déjà, en plus des thèmes et des problématiques récurrents de son œuvre, cette volonté de surprendre le lecteur par une architecture complexe et une narration résolument polyphonique. Des artifices techniques qui aident à entrer lentement dans les méandres de l’âme turque.