Orhan Pamuk trad. Munevver Andac, La maison du silence , Paris, Gallimard, 1988 (Istanbul, 1983), 399 pages

Résumé

Dans sa vieille maison de Fort-Paradis, un petit port du nord de la Turquie, Fatma reçoit ses trois petits-enfants, aidée par son fidèle serviteur, un nain nommé Rédjep. Bien qu’elle ait plus de nonante ans et qu’elle refuse de leur parler, parce qu’elle préfère rester avec ses souvenirs, Fatma apprécie ces visites qui rythment ses journées et qui lui rendent le temps moins long. Les trois jeunes gens sont bien différents : Farouk est historien et consacre sa vie à des recherches dans les archives de la sous-préfecture ; sa sœur Nilgune est une jolie et fervente militante de la cause prolétaire ; Métine, son cadet d’un an, est un étudiant ambitieux qui rêve de faire fortune.
Durant cet annuel séjour estival, ils retrouvent les lieux de leur enfance, se livrant à des comparaisons entre le Fort-paradis d’autrefois, un endroit calme et bucolique, et le petit port industriel qu’il est devenu. Ils renouent des liens avec les amis d’antan comme Hassan, le neveu de Rédjep, qui est depuis longtemps épris de Nilgune, mais que ces opinions politiques éloignent d’elle.
Quant à Fatma, elle reste confrontée à son passé, tragique semble-t-il, dont elle garde précieusement le secret de peur que ses descendants ne la rejettent. A tout prendre, elle préfère se couper petit à petit du monde extérieur…


Commentaire

Fort-Paradis est une petite ville de la Turquie comme bien d’autres. On y vit toutes les contradictions d’une population qui, tiraillée entre deux mondes, se cherche une identité. Les personnages sont à l’image de cette complexité, réagissant chacun à leur manière aux grandes mutations du XXe siècle qui a balayé violemment les vestiges de l’Empire ottoman. Si on a gagné en liberté, il a fallu reconstruire un pays capable de s’adapter à la modernité sans nier complètement le passé. La chose est d’autant plus difficile que les mots « modernité », mais aussi « république », « laïcité », sont ceux de l’adversaire, ceux de cet Occident, toujours combattu, toujours haï et qu’on ne peut se résoudre à voir définitivement vainqueur. Qu’ils soient progressistes ou conservateurs, laïcs ou musulmans, communistes ou nationalistes, riches ou pauvres, les protagonistes du roman symbolisent les conflits et les doutes de la Turquie contemporaine.
Les couples s’entredéchirent parfois parce qu’une vision du monde les sépare. Ainsi, Fatma se soumet à son mari comme les dogmes de l’Islam le lui imposent. Mais comment eût-elle pu aimer un homme qui ruina sa famille pour éclairer l’Orient des « lumières de la raison » en cherchant à rédiger une encyclopédie à l’image de Diderot ? Il est des choses impardonnables, comme il existe des rancœurs inextirpables, mais il n’est rien de pire sans doute que ce sentiment d’infériorité que l’arrogante condescendance des occidentaux, sûrs de leur culture et de leurs valeurs, ne manque pas de provoquer et d’entretenir.
La maison du silence est le premier roman d’Orhan Pamuk, mais on y trouve déjà, en plus des thèmes et des problématiques récurrents de son œuvre, cette volonté de surprendre le lecteur par une architecture complexe et une narration résolument polyphonique. Des artifices techniques qui aident à entrer lentement dans les méandres de l’âme turque.

Damien Hainaux

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