« La musique garde une partie de ses secrets »

Omniprésente dans la vie quotidienne, la musique médiévale a nourri un répertoire riche et divers. Mais son interprétation, aujourd’hui, réclame étude et imagination.

PROFIL

Dominique Vellard

Interprète et chef d’orchestre, spécialiste, entre autres, de la musique médiévale, il a fondé en 1979 l’ensemble Gilles Binchois, qui a joué un rôle moteur dans l’intérêt grandissant porté à ces répertoires. Aujourd’hui, Dominique Vellard aime à confronter ces musiques anciennes avec celles de traditions orales, mais aussi avec l’écriture contemporaine. Il enseigne depuis 1982 à la Schola cantorum de Bâle. Il assure également la direction artistique des Rencontres internationales de musique médiévale du Thoronet depuis leur création en 1991, et celle d’un tout nouveau festival, les Meslanges de printemps, à Dijon-Talant, où il fait dialoguer musique ancienne et musique contemporaine.
Il a enregistré une trentaine de disques.

TDC : Qui étaient les musiciens du Moyen Âge et quel était leur statut ?

Dominique Vellard. Le Moyen Âge couvre une période si longue que l’on ne peut l’envisager de façon détaillée dans son ensemble. On peut tout de même tenter de dégager quelques constantes. Pour nous, le musicien du Moyen Âge, c’est le troubadour (le trouvère en langue d’oïl), mais, si importante que soit cette figure, elle ne résume pas l’art musical médiéval. Il a toujours existé plusieurs catégories de musiciens dans les cours. Le groupe le plus important au XIVe siècle était celui des ménestrels, chanteurs et musiciens ayant souvent hérité leur art par tradition orale, familiale ou corporatiste. Généralement liés à une maison seigneuriale ou à une ville, qui leur servait de port d’attache, ces musiciens itinérants voyageaient d’un château à l’autre où ils faisaient démonstration de leur art. Ce groupe social était d’ailleurs réglementé par des habilitations précises : ceux à qui revenait le droit de jouer de la vièle à archet (ou vièle à bras) étaient des musiciens aveugles (un peu comme les joueurs d’orgue de Barbarie du XIXe siècle, comme, dit-on, de nombreux bardes de l’Antiquité, et comme beaucoup de bluesmen américains). Cette corporation se retrouvait pendant le carême, période où l’on ne chantait plus dans les cours, pour échanger des répertoires, des airs à danser, parfois même des instruments, et enrichir ainsi son patrimoine et son savoir-faire. La réputation de certains ménestrels s’étendait à une grande partie de l’Europe.
Un deuxième groupe important de musiciens, directement lié au pouvoir, est celui des joueurs de trompettes, associés aux tambours, comme c’est souvent le cas pour les hauts instruments, qui tiennent un rôle officiel. Ils utilisent un
intrumentarium assez large : trompettes, trompettes à coulisse, sacqueboutes, tambours, mais aussi chalémies (sortes de hautbois) et bombardes, etc., en tout cas des instruments qui jouent très fort. Souvent, ces musiciens sont d’un rang élevé et se déplacent avec les cours, où ils vivent parfois en grand nombre.
Enfin, le troisième groupe est constitué des chantres de la chapelle. Liés à l’art de l’Église, ce sont des musiciens savants, souvent des ecclésiastiques. Ils ont en général été admis enfants dans une cathédrale ou une église, où ils ont appris le latin, le plain-chant, l’art d’improviser sur le plain-chant, c’est-à-dire de conduire d’autres voix à partir du texte musical, et même le contrepoint. Beaucoup des plus grands compositeurs de cette époque, comme Guillaume Dufay, Gilles Binchois, Jacobus Vide, Pierre Fontaine ou Nicolas Grenon, appartiennent à cette catégorie. Ils sont responsables de la vie musicale dans les cathédrales ou dans les cours. Gilles Binchois, par exemple, a eu un rôle déterminant à la cour de Bourgogne. Ce sont par ailleurs souvent des lettrés et leur formation leur permet également de jouer un rôle politique.

TDC : Est-ce que l’on faisait beaucoup de musique dans ces cours du Moyen Âge ?

D. V. Nous n’avons pas idée de nos jours de l’omniprésence de la musique. Les seigneurs étaient extrêmement férus d’art en général et la musique était l’un des principaux divertissements, qui ponctuait tous les moments de la journée et tous les événements importants. On faisait donc appel aux plus grands artistes qui, outre les plaisirs qu’ils procuraient aux châtelains, mais aussi à l’ensemble de la population, outre les services religieux ou les fêtes qu’ils animaient, enseignaient aux enfants et aux dames de la cour. La musique était vivante, l’auditeur rarement passif !

TDC : Cet art était-il très codé ou les expressions personnelles pouvaient-elles malgré tout y fleurir ?

D. V. Dans ces sociétés, assez repliées sur elles-mêmes, la musique est un art de la subtilité et du raffinement. En France, on a retrouvé plus de mille chansons écrites entre 1420 et 1480 (et ce n’est qu’une infime partie de ce qui existait !) et ces chansons ont essentiellement pour objet l’amour courtois. C’est un art de la convivialité, de la douceur, de la délicatesse où toutes les nuances du fait amoureux sont représentées : on y parle de joie, de douleur, de nostalgie, de dévotion à la dame. En même temps, c’est un art très vrai, très sincère, parfois même assez cru. Par exemple, Hugo de Lantin, un musicien de Liège passé par Venise et Rome, a écrit un rondeau qui s’appelle Plaindre mes t’eux ; c’est une chanson belle et raffinée, mais en lisant l’acrostiche, on découvre l’exclamation : « Putain de merde » ! Aveu déguisé des souffrances de l’amour ? On retrouve cette intensité dans les peintures d’un Memling ou d’un Van der Weyden. L’art de cour est un art du raffinement, mais en même temps un art lyrique, qui exprime vraiment les passions et les sentiments.

TDC : Comment a-t-on aujourd’hui accès à ces répertoires ?

D. V. Il y a plusieurs cas de figures : dans le cas de la musique monodique (XIIe et XIIIe siècles), les manuscrits donnent très peu d’informations. Souvent, ils sont très tardifs par rapport aux compositions elles-mêmes. Je pense par exemple aux chansons de Bernard de Ventadour ou de Jaufré Rudel, dont les traces écrites peuvent dater du XIIIe ou même du XIVe siècle. Il existe parfois pour une même chanson quatre ou cinq manuscrits avec des mélodies très différentes. La question est de savoir quel est l’original et celui qui a été transformé par la tradition. Avec la poésie des troubadours, une poésie souvent très ardue, la restitution est également difficile. Il n’existe pas d’indication d’instrumentation, ni d’ornementation, ni même, pour certaines mélodies, de rythme. On ne sait même pas si la musique avait pour simple fonction de porter, d’habiller le texte, ou si elle possédait une réelle valeur intrinsèque.
En revanche, des informations beaucoup plus précises nous sont parvenues sur les œuvres des XIVe et XVe siècles. Guillaume de Machaut, notamment, est le premier à avoir surveillé de façon très précise la qualité de la notation de ses manuscrits, dont l’étude permet une restitution crédible de la musique. Dans le cas de Gilles Binchois par exemple, il peut exister onze manuscrits d’une même œuvre : il est donc possible de les comparer et de remonter à l’origine des textes.
Il faut pourtant se plonger totalement dans ces styles pour tenter de pallier les lacunes inévitables. Le gambiste, chef d’orchestre et musicologue Jordi Savall préconise une étude précise du contexte antérieur et postérieur à la partition. C’est indispensable pour approcher la qualité d’une sonorité polyphonique, pour restituer un texte dont la prononciation nous est mal connue ; il faut donc inventer des artifices musicaux qui nous permettent de rendre le raffinement de ces musiques. Certains musiciens préfèrent avoir peu d’informations, ce qui laisse le champ libre à une interprétation personnelle. D’autres étudient énormément pour retrouver au plus près une esthétique et un art musical.
L’école de Notre-Dame, qui regroupait des musiciens des XIIe et XIIIe siècles à Paris, a laissé un important matériau qui sert à l’interprétation d’aujourd’hui : des partitions, des traités pour apprendre à composer, à noter, à improviser la musique, des ouvrages sur le contrepoint, des descriptions d’offices. Mais il y a d’autres répertoires sur lesquels existent très peu de documents. Chaque pièce est unique, un
unicum, dont la notation, qui n’est pas tout à fait aboutie, témoigne que les musiciens de cette époque étaient eux-mêmes dans une période de recherche. Malgré le travail des musicologues, subsistent de nombreux points d’interrogation. Nous essayons alors de donner de ces œuvres la lecture la plus probante, la plus honnête possible…, en sachant bien que notre marge d’erreur est assez large. La musique garde une partie de ses secrets !

Pour TDC : Dominique Boutel

http://www.cndp.fr/RevueTDC/872-66186.htm