La musique aura
été l’art romantique par excellence. Et nul mieux que Berlioz ne sut
traduire l’aspiration vers l’infini de toute une génération.
Le lecteur
des Mémoires d’Hector
Berlioz connaît bien le caractère protéiforme du personnage :
compositeur, chef d’orchestre, organisateur de concerts et de
festivals, voyageur curieux des nouveautés musicales, mais aussi écrivain,
épistolier, critique à la production généreuse et variée.
Proche un temps de Hugo, ami de Vigny et de Gautier,
il est au cœur de la vie artistique de son temps. Son œuvre bâtit un
pont entre les arts – musique et littérature – qu’il pratique
avec passion : en cela, il est un représentant éminent du
romantisme musical en France.
Un
jeune provincial dans le Paris de la Restauration
Né
le 11 décembre 1803 (moins de deux ans après Victor Hugo), à La
Côte-Saint-André, non loin de Grenoble, Berlioz arrive à Paris
tardivement, en novembre 1821, alors qu’il a déjà presque dix-huit
ans, ce qui peut expliquer, au moins en partie, la tournure particulière
que prendra l’inspiration romantique chez le jeune homme.
À quoi ressemble, du point de vue politique et
artistique, le Paris que découvre celui qui n’est encore pour
l’instant qu’un bachelier ès lettres venu étudier la médecine ?
Les événements politiques marquent profondément, autour de 1820, la
première génération du mouvement romantique : ils expliquent
aussi les chemins parfois opposés que vont prendre ses principaux représentants.
L’assassinat du duc de Berry, neveu de Louis XVIII,
en février 1820, entraîne le régime de la Restauration dans
l’ultra-royalisme et nuit aux efforts entrepris pour construire une
monarchie constitutionnelle : se font face, donc, une contre-révolution
triomphante et une gauche libérale dont l’action révolutionnaire va
se solder, dans l’immédiat, par l’échec de la Charbonnerie. La réaction
aristocratique, qui s’appuie sur une Église au pouvoir prééminent,
impose au ministère de Villèle un programme social et religieux très
conservateur, restreignant sévèrement les libertés individuelles.
La première génération du romantisme français
est née sous les auspices de cette réaction ultraroyaliste :
aussi s’est-elle incarnée dans un premier temps dans un mouvement de
forte inspiration aristocratique et religieuse, dont les hérauts sont
Chateaubriand, Lamartine et Hugo, tous trois références favorites du
jeune Berlioz.
Années
d’apprentissage : le Conservatoire et l’Opéra en points de
mire
En
1823, Hugo fonde son second journal, La
Muse française, qui succède au Conservateur
littéraire. Hector Berlioz, lui, ne fait pas
encore officiellement partie du sérail artistique parisien. Encore étudiant,
il tente depuis deux ans de mener de front ses études de médecine et
de composition : à la faculté de médecine, il tient la promesse
faite à son père de le suivre dans sa carrière. Les études musicales
sont menées plus clandestinement, avec un enthousiasme dont les Mémoires
se font l’écho : « Ayant appris
que la bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions,
était ouverte au public, je ne pus résister au désir d’y aller étudier
les œuvres de Gluck, pour lesquelles j’avais déjà une passion
instinctive et qu’on ne représentait pas en ce moment à l’Opéra.
Une fois admis dans ce sanctuaire, je n’en sortis plus. » (chap. v).
Sa passion pour la musique connaît donc deux
sanctuaires : le Conservatoire et l’Opéra. Au Conservatoire, il
lit et étudie les partitions des maîtres qu’il s’est donnés,
Gluck, Spontini et Beethoven. À l’Opéra, il va, pour la première
fois de sa vie, entendre exécuter professionnellement de la musique.
Gluck, dont il s’était fait un modèle en lisant les biographies
d’hommes célèbres dans la bibliothèque paternelle, déclenche en
quelque sorte sa carrière musicale, après la représentation d’Iphigénie
en Tauride, en novembre 1821. L’Opéra
porte d’ailleurs la mémoire dramatique d’événements politiques
tout récents : la salle de la rue de Richelieu vient d’être détruite
en expiation de l’assassinat du duc de Berry qui s’y était perpétré ;
à quelques mois près, Berlioz aurait pu assister à l’ouverture, en
août 1821, de la nouvelle salle de la rue Le Peletier. Mais le jeune
compositeur, tout à la découverte de ces différents mondes musicaux,
ne semble pas conscient des troubles politiques autour de lui : les
lettres que nous avons de lui, du moins, ne s’en font pas l’écho.
Premières
armes, premières œuvres
Berlioz,
en 1823, n’a encore publié que quelques romances : Le
Dépit de la bergère, Pleure, pauvre Colette,
et Le Maure jaloux.
Il travaille par ailleurs à plusieurs pièces, aujourd’hui perdues :
une cantate, Le Cheval arabe (1822),
et un oratorio, Le Passage de la mer
Rouge (hiver 1823-1824). Ses premières œuvres
portent d’ailleurs la marque de l’orientalisme que les romantiques
ont mis à la mode ; il paiera lui aussi son tribut d’hommages au
soulèvement des Grecs contre les Turcs, et à Byron : en 1825, un
an environ après la mort du poète à Missolonghi, il compose sa
« scène héroïque », La Révolution
grecque, exécutée en 1828 au Conservatoire.
L’écriture de ces premières œuvres, qui révèle
un compositeur au style déjà affirmé, est surprenante lorsqu’on
sait que Berlioz n’a commencé à prendre des cours de composition
musicale avec un professeur du Conservatoire, Lesueur, qu’à partir du
début de l’année 1823. Surprenant aussi pour ce jeune homme qui sera
bientôt la voix du romantisme musical en France : il paraît peu
introduit dans les différents cercles artistiques, ces « cénacles »
qui décideront des orientations du mouvement romantique français.
Entre le romantisme « ultra », religieux
et monarchiste, de Chateaubriand et du jeune Hugo, et celui, libéral,
que va défendre Stendhal, Berlioz ne semble pas choisir : avant
1829, il est rare de trouver sous sa plume une allusion aux chantres
officiels du mouvement romantique.
Sous
la bannière de Shakespeare
Les
romantiques libéraux souhaitent que l’art puisse exprimer les
aspirations de la société postrévolutionnaire qu’ils appellent de
leurs vœux, non pas monarchiste et religieuse, mais ennemie des
conventions, soutenant les mouvements nationaux et les efforts des
peuples pour se libérer des tyrannies. L’alliance entre le libéralisme
politique et la revendication d’une libre inspiration dans le domaine
des arts sera une caractéristique du romantisme français :
c’est autour de Shakespeare que se cristallise en France, de la façon
la plus véhémente, cette revendication – Shakespeare dont Berlioz va
faire, quelques années plus tard, l’un de ses dieux.
Stendhal se montre un précurseur dans son
enthousiasme pour le grand dramaturge anglais. Dans les deux versions de
son ouvrage, Racine et Shakespeare (1822
et 1825), le futur auteur du Rouge et le
Noir affirme la nécessité, pour la littérature,
de parler du temps avec le langage du temps, définissant par là même
une spécificité de ce qu’il nomme le romanticisme,
par un italianisme qui de sa part n’est pas fait pour surprendre
(l’Italie étant pour Stendhal la terre de la liberté, et sa seconde
patrie). En 1825, il associe plus étroitement encore le combat pour le
romantisme et le combat pour la liberté, dans une formule frappante :
« Le goût en France attend son 14 juillet. Pour préparer
cette nouvelle révolution, de nouveaux encyclopédistes se sont élevés :
on les appelle romantiques. »
La passion de Berlioz pour Shakespeare n’invente
pas, elle, de formule politique. Elle n’en est pas moins synonyme,
comme celle que vont éprouver tous les romantiques, d’un amour déclaré
pour la liberté dans l’art : « Shakespeare, en tombant
ainsi sur moi à l’improviste, me foudroya. Son éclair, en
m’ouvrant le ciel de l’art avec un fracas sublime, m’en illumina
les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie
beauté, la vraie vérité dramatiques. Je mesurai en même temps [...]
la pitoyable mesquinerie de notre vieille Poétique de pédagogues et de
frères ignorantins. Je vis... je compris... je sentis... que j’étais
vivant et qu’il fallait me lever et marcher. » (Mémoires,
chap. xviii).
Les personnages de Shakespeare hantent l’œuvre
musicale et littéraire de Berlioz, et cela tout au long de sa carrière :
depuis la Fantaisie sur la Tempête (1830)
jusqu’à la Marche funèbre pour la
dernière scène d’Hamlet (1844), en
passant, en 1832, par Le Retour à la vie
(ce mélologue plus tard devenu Lélio),
par Roméo et Juliette (1839),
sa symphonie « dramatique », et par La
Mort d’Ophélie (1842). La grande actrice
irlandaise Harriet Smithson avait prêté « son prodigieux talent,
ou plutôt son génie dramatique », comme l’écrit Berlioz dans
les Mémoires,
à l’interprétation d’Ophélie et de Juliette lors des représentations
de 1827. En épousant le compositeur en 1833, elle fait pour ainsi dire
entrer ces personnages dans sa vie même : « Hamlet !
profonde et désolante conception ! que de mal tu m’as fait !
Oh ! il n’est que trop vrai, Shakespeare a opéré en moi une révolution
qui a bouleversé tout mon être. » (Le
Retour à la vie).
La
bataille d’Hernani : une prise de la Bastille esthétique
La
réflexion sur la liberté en art, suscitée par les drames de
Shakespeare, va constituer le lieu de rencontre des deux camps extrêmes
du romantisme. Cette jonction s’opère principalement grâce à Victor
Hugo, dont le détachement vis-à-vis des ultras se fait progressivement
sentir et sera déterminant pour tout l’avenir du mouvement
romantique. La Préface de Cromwell,
en 1827, contient un éloge de la liberté en même temps qu’une réflexion
sur le refus des règles classiques. En 1830, Hernani
déclenche une bataille esthétique autour
des canons de la poésie dramatique. La préface de ce drame tente une
nouvelle fois de définir le romantisme : « Le romantisme,
tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition
réelle, si l’on ne l’envisage que sous son côté militant, que le
libéralisme en littérature. »
Certes, le mot « libéralisme »
n’apparaît pas sous la plume de Berlioz dont l’appartenance au
mouvement romantique se lit davantage dans une résistance artistique
aux forces du passé. Ce n’est qu’en 1830 qu’il remporte le prix
de Rome, qui doit lui assurer une pension et la possibilité de
commencer une véritable carrière musicale. La date semble choisie pour
devenir un symbole. 1830 marque en effet le triomphe du mouvement
romantique, qui est d’abord une victoire politique : dans une
lettre adressée à son père le 2 août 1830, Berlioz parle
d’une « révolution magique de trois jours » soulevée
« pour la conquête de nos libertés ». La révolution de
Juillet amène une nouvelle monarchie, constitutionnelle, dont le
souverain, Louis-Philippe d’Orléans, veut être un modèle de
« roi bourgeois ». Cette révolution répond à l’espoir
de ceux qui rêvent d’un triomphe de la pensée et de la création –
espoir qu’exprime, par exemple, la Préface
de Cromwell de Hugo en 1827 – mais aussi au
dynamisme d’une bourgeoisie impatiente de prendre ses propres affaires
en mains. L’existence de ces deux courants, romantique et bourgeois,
explique, d’une part, la réussite de certaines œuvres phare du
romantisme autour de 1830 – Hernani ou
la Symphonie fantastique –
mais aussi le culte de l’art dans lequel vont se réfugier les tenants
du mouvement - Berlioz en premier lieu - face à l’ascension de la
bourgeoisie financière.
La
Symphonie fantastique, manifeste de la musique romantique
Le
5 décembre 1830, la Symphonie
fantastique, première symphonie de Berlioz,
et sans doute son œuvre la plus connue, est jouée au Conservatoire
sous la direction de Habeneck : la virulence de l’enthousiasme
(Liszt, puis Schumann) comme des critiques (Fétis) qu’elle suscitera
pendant la décennie fait de cette œuvre un pendant, pour la musique,
du drame de Hugo. Comme le drame romantique défini par l’auteur d’Hernani,
cette symphonie pratique le mélange des genres. L’œuvre musicale est
en effet accompagnée d’un programme littéraire qui donne
l’explication de son déroulement dramatique : la musique, qui
exprime non pas un contenu abstrait, mais des émotions, raconte
l’histoire d’une passion vécue par « un jeune musicien »,
double rêvé du compositeur.
Berlioz convie dans ce programme tous les thèmes
dont le romantisme a tissé son inspiration, à commencer par la mélancolie
qui affecte le René de
Chateaubriand : « L’auteur suppose qu’un jeune musicien,
affecté de cette maladie morale qu’un écrivain célèbre appelle le
vague des passions, voit pour la première
fois une femme qui réunit tous les charmes de l’être idéal que rêvait
son imagination. » Par déception amoureuse, l’artiste
s’empoisonne à l’opium et rêve, sous l’effet de la drogue,
qu’il assiste à sa propre exécution, puis au sabbat dans lequel sa
bien-aimée est transformée en sorcière : cette fois,
l’imagination hugolienne, teintée du Faust
de Goethe et de L’Anglais
mangeur d’opium de Thomas de Quincey,
influence Berlioz. Le Dernier Jour d’un
condamné inspire le rêve du guillotiné de
la Marche au supplice (4e mouvement),
tandis que le Songe d’une nuit de
sabbat (5e mouvement) puise
tout à la fois, semble-t-il, dans la « Nuit de Walpurgis »
du Faust de
Goethe, et dans la Ballade de
Hugo, publiée en 1826 sous le titre de « La Ronde du sabbat ».
Pour autant, l’œuvre peut-elle être qualifiée
musicalement de romantique ? Partout en Europe, le mouvement
romantique a d’abord été littéraire : et même si cette littérature
a fait de la musique « le plus romantique de tous les arts »,
comme l’écrit E.T.A. Hoffmann, ce romantisme-là n’est pas facile
à définir. Nombre de grands compositeurs romantiques, Weber, Liszt,
Schumann, Wagner, sont écrivains. La littérature de leur temps
s’inscrit au cœur de leur œuvre musicale : la Fantastique
de Berlioz est d’abord romantique par les
thèmes que développe son programme.
Une
nouvelle écriture symphonique
Dès
lors qu’il s’agit de définir le romantisme d’une œuvre de
« musique pure », d’où le texte littéraire est complètement
absent, les critères semblent devenir ceux de l’invention, mélodique
et harmonique, et de la liberté des formes. La Symphonie
fantastique répond à la forme classique de
la symphonie en cinq mouvements. Mais elle évite évidemment la forme
sonate stricte encore usuelle dans la symphonie en France au début du
xixe siècle. L’introduction d’un thème qui
parcourt l’œuvre – thème amoureux, musico-littéraire, que Berlioz
appelle « l’idée fixe » – tend à donner une unité
« organique » à l’œuvre, procédé qui pouvait
s’observer déjà dans la Neuvième de
Beethoven.
CHRONOLOGIE
1803
(11 Décembre) Naissance de Berlioz
1804 Proclamation
de l’Empire
1814 Abdication de
Napoléon – Louis XVIII sur le trône
1815 Les
Cent-Jours – Retour de Louis XVIII
1821 Arrivée à
Paris
1824 Mort de Louis XVIII
– Charles X sur le trône
1828 Huit Scènes
de Faust
1830 Révolution
Établissement de la monarchie de Juillet, Sardanapale
(grand prix de Rome), La Symphonie
fantastique
1831-1832 Séjour
à la villa Médicis à Rome
1833 Mariage avec
Harriet Smithson
1834 Naissance de
son fils Louis – Harold en Italie
1835 Critique
musical au Journal des débats
1837 Grande
Messe des morts aux Invalides
1838 Benvenuto
Cellini à l’Académie royale de musique
1839 Nommé
chevalier de la Légion d’honneur – Roméo
et Juliette
1841 Les Nuits
d’été
1842 Premiers
voyages en Allemagne
1846 La
Damnation de Faust à l’Opéra-Comique
1848 Révolution
– Proclamation de la deuxième République
1851 Coup d’État
de Louis Napoléon Bonaparte
1852 Proclamation
de l’Empire – Publication des Soirées
de l’orchestre
1854 Mort
d’Harriet Smithson - Remariage avec Marie Recio
1856 Élection à
l’Institut
1859 Publication
des Grotesques de la musique
1862 Mort de Marie
Recio
1863 Les
Troyens à Carthage au Théâtre-Lyrique
1865 Achèvement
des Mémoires
1869 (8 Mars) Mort
de Berlioz
Plus
encore que par sa tournure mélodique, harmonique, ou par sa forme,
c’est sans doute par son instrumentation et son orchestration que
cette œuvre est révolutionnaire : l’invention de la couleur
instrumentale y est particulièrement
saisissante. L’utilisation de plusieurs harpes dans Un
bal (2e mouvement), du hautbois
jouant en coulisse dans la Scène aux
champs (3e mouvement), du bois de
l’archet pour frapper les cordes dans la Marche
au supplice (4e mouvement), et des
cloches dans le Songe d’une nuit de
sabbat (5e mouvement) – tous ces
procédés révèlent un changement radical dans les techniques d’écriture
d’une œuvre symphonique, une imagination mise au service d’une
expressivité nouvelle.
Car c’est bien là ce que désire Berlioz :
que la musique, comme la poésie revendiquée par Hugo, sache refléter
les changements de l’âme dans ses moindres subtilités. À propos de
l’épître À Barthélémy de
Lamartine, qu’il admire et critique à la fois, il écrit de Rome à
son grand-père Nicolas Marmion, le 15 septembre 1831 :
« C’est, à mon avis, tout ce qu’on peut voir de suave, de délicat,
de céleste, de ravissant. Oh ! C’est un grand poète ! Quel
dommage qu’il soit si incomplet ! Il ne sort pas des cieux ;
et pourtant un poète devrait être un miroir où tous les objets,
gracieux et horribles, brillants et sombres, calmes et agités se réfléchissent ;
Moore est un peu comme Lamartine, mais Byron, mais Hugo (en prose) mais
SHAKESPEARE, Goethe, Schiller... et, parmi les miens, BEETHOVEN, Weber !
Quels noms !... »
Pour
une libération de l’art : le grand souffle romantique
La
largeur d’inspiration qu’il revendique pour le poète, le musicien
romantique la reprend bien entendu à son compte. Comme il l’écrit
dans un article d’octobre 1830, « Aperçu sur la musique
classique et la musique romantique », publié dans Le
Correspondant : « Les compositeurs
romantiques ont écrit sur leur bannière : “Inspiration
libre”. Ils ne prohibent rien, tout ce qui peut être du domaine
musical est par eux employé. Cette phrase de Victor Hugo est leur
devise : “L’art n’a que faire de menottes, de lisières et de
baillons, il dit à l’homme de génie, va, et le lâche dans ce grand
jardin de poésie où il n’y a pas de fruit défendu”. »
La religion de l’art, partagée par les
romantiques, réclamée dans la Préface
à Mademoiselle de Maupin par Théophile
Gautier en 1834, et dont Chatterton de
Vigny donnera une image saisissante en 1835, est peut-être la part la
plus authentique du romantisme de Berlioz. Elle passe par sa fascination
pour deux compositeurs allemands : Weber, auteur du premier opéra
déclaré « romantique » (Le
Freischütz), et surtout Beethoven, figure
tutélaire, à ses yeux, du romantisme musical. Avec ce « compositeur-poète »
naît l’idée que le génie confère à l’œuvre un caractère sacré
et intouchable : Berlioz mettra un soin jaloux à obtenir l’exécution
fidèle des œuvres des maîtres et des siennes propres. Il analysera en
détail les symphonies de Beethoven, que la Société des concerts du
Conservatoire commence à jouer en 1828, et écrira en 1829 une
biographie du compositeur dans Le
Correspondant : il y affirme – ce qui
n’est pas l’un des moindres apports du romantisme à la création
artistique – que la beauté de l’œuvre est indépendante du
jugement du public, donnant ainsi tout son sens au mythe romantique du
« génie ». Évoquant les ouvrages écrits dans la dernière
période de la vie de Beethoven, Berlioz souligne leur difficulté à être
compris et interprétés : « Ces compositions offrent un
caractère de sombre exaltation, de vague rêverie et de désespoir,
tellement prononcé, avec des formes si éloignées de toutes les
habitudes musicales, qu’elles forment un genre à part dans les hautes
régions du domaine de l’art. Les difficultés d’exécution sont
immenses : on voit que l’auteur n’a jamais songé à la peine
qu’il aurait d’être interprété. »
Quand il se fait l’avocat de la liberté totale de
la pensée artistique, que son arrivée tardive à Paris parmi les
« Jeunes-France » le pousse à défendre de façon particulièrement
féroce, avec le zèle d’un nouvel adepte, Berlioz n’est au fond
qu’un membre « ordinaire » de la génération romantique.
L’originalité de son romantisme, sans doute faut-il la chercher dans
la mise en œuvre acharnée de cette même liberté : elle fait de
lui une incarnation des splendeurs et misères de la vie d’un artiste
au xixe siècle, ce par quoi il reste un cas unique dans
les annales de la musique française.
© SCÉRÉN
- CNDP
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