Les divertissements musicaux en France au XVIIe siècle
Anne-Madeleine Goulet
Chargée de recherche au Centre de musique baroque de Versailles (CNRS)

Les airs de cour, très prisés dans les salons du XVIIe siècle, sont l’expression d’un baroque musical à la française aux registres variés. Sociologie d’un genre.

Que ce soit dans le domaine du concert, du spectacle ou du disque, la musique française dite baroque connaît aujourd’hui un extraordinaire renouveau. Mais quelle réalité se cache derrière cette appellation convenue ? Est-il pertinent d’appliquer le mot « baroque » à la musique ? Et si oui, s’agit-il alors d’un repère historique ou esthétique ? Avant toute chose, il convient d’éviter l’écueil de la polysémie d’un terme dont le sens varie selon les interlocuteurs. C’est pourquoi notre analyse restreindra la palette des significations à leur seule acception historique : la musique baroque, qui obéit à une périodicité différente de celle de la peinture ou de l’architecture par exemple, correspond globalement aux œuvres composées entre 1600 et 1750. Cet âge baroque, que notre époque scrute avec tant d’intérêt, cristallise, comme l’a souligné Philippe Beaussant, un moment de crise de la sensibilité au XVIIe siècle dans toute l’Europe, perceptible dans la rhétorique commune que les différents arts ont adoptée alors. La période se caractérise de ce fait par une unité stylistique, indice formel général de ce moment d’ébranlement des certitudes.
 

Origines

Dans le domaine musical, l’époque voit l’épanouissement d’œuvres qui se distinguent par l’emploi d’une basse continue. Cette marque technique va de pair avec l’invention de la monodie, le développement du récitatif ainsi que la généralisation de la tonalité. C’est en 1604, à l’occasion de la venue de Caccini en France, que la Cour a pu apprécier la monodie accompagnée, forme privilégiée du baroque musical venu d’Italie. Quoique la France soit restée marquée par la polyphonie plus longtemps que sa voisine transalpine, il a existé un baroque à la française, qui concernait autant la musique profane que la musique religieuse.
La musique française de l’âge baroque – ou plutôt les musiques devrait-on dire – revêt diverses formes, qu’il s’agisse de la musique sacrée, dont le répertoire de la Chapelle royale constitue un bon exemple, de celle des grands divertissements royaux que sont les ballets de cour, les comédies-ballets, puis les tragédies en musique, de la musique instrumentale ou enfin de l’art plus intimiste de l’air de cour, qui a donné naissance aux airs sérieux et aux airs à boire. Longtemps les pompes de la musique à la cour ont relégué dans l’ombre la musique des salons, occultant le fait qu’à la ville également on vit en musique. Ce pan méconnu de la vie artistique de l’époque mérite cependant d’être exploré ; il faut accorder une place de choix à ce genre très prisé par l’aristocratie et les milieux lettrés, qui a constitué un véritable phénomène de société : l’air de cour. Pousser la porte des ruelles du Grand Siècle et s’enfoncer dans leurs alcôves, c’est pénétrer dans un univers bruissant où résonnaient les notes égrenées sur le théorbe et les voix rompues aux techniques d’ornementation du chant français. L’analyse qui suit portera sur cet aspect de la musique baroque française, qui concerne des pratiques sociales et artistiques clairement situées en leur temps, et elle envisagera leurs supports matériels, leurs modalités d’action et leurs acteurs, mais aussi les codes esthétiques qui leur sont liés.
 

Des lieux singuliers

La période faste de construction des hôtels parisiens, qui s’étend de 1635 à 1665, a vu l’essor d’une vie mondaine importante ; les ruelles – qui désignent d’abord l’espace laissé entre le lit d’apparat sur lequel siège la maîtresse de maison et le mur où l’on dispose quelques sièges pour les invités, puis l’ensemble de la pièce de réception – deviennent le lieu privilégié de réunion. Implantées principalement dans le quartier du Marais, pratiquant une sociabilité restreinte, les ruelles parisiennes ont rapidement servi de modèle aux réunions mondaines des élites provinciales. Les salonnières, telles madame de Rambouillet, mademoiselle de Scudéry ou la comtesse de La Suze, soucieuses d’éviter l’écueil de l’ennui, cherchent à renouveler sans cesse les divertissements proposés à leurs habitués. Improvisation de poésie, de bouts-rimés, lecture de pièces de théâtre, narration de contes, énigmes, interprétation et écoute de chansons, danses, tout divertissement est bon pourvu qu’il surprenne.
Dans ce contexte, l’interprétation d’airs chantés occupe une place importante. Peu contraignants, puisqu’une ou deux voix accompagnées d’un luth ou d’un théorbe suffisent, les airs séduisent par leur brièveté, leur diversité, et le bonheur de les chanter est aisément renouvelable tant la production de l’époque est importante. L’univers capitonné des ruelles a trouvé un divertissement à sa mesure et apporte aux voix et à la musique un espace de résonance adéquat. Les ornements de la décoration intérieure – dont la richesse des recueils d’architecture civile de Jean Lepautre, publiés de 1645 à 1682, donne une idée assez précise – entrent en correspondance avec l’expression raffinée des airs chantés. L’art du chant devient un ingrédient majeur d’un certain art de vivre.
 

Des interprètes et un public

« Une grande voix surprend et se fait admirer, une voix délicate et flexible, une voix de ruelle conduite avec art et goût charme les vrais connaisseurs », ainsi s’exprime en 1727 Évrard Titon du Tillet, dans sa Description du Parnasse français. À côté des voix lyriques qui feront la réputation de la scène de l’Académie royale de musique lulliste se distinguent donc des chanteurs dont la voix, apte à traduire les plus infimes variations, est adaptée à l’espace réduit des assemblées privées. Si quelques noms ont traversé les siècles et résonnent encore familièrement à nos oreilles – la belle Angélique Paulet à la chevelure de lionne qui orne le salon de madame de Rambouillet, l’illustre Hilaire Dupuis, dite mademoiselle Hilaire, interprète fidèle des ballets de cour de Benserade et de Lully, le compositeur Michel Lambert ou encore son élève, mademoiselle Le Froid, courtisée par Boileau –, nombreux sont les chanteurs amateurs dont les mémoires, les périodiques ou les textes de circonstance de l’époque vantent les mérites. Comment ne pas citer la plus célèbre d’entre eux, madame de Sévigné, amie du compositeur, théorbiste et violiste Sébastien Le Camus , lequel estime qu’elle chante bien ses airs ? Ce n’est pas la moindre caractéristique des salons d’Ancien Régime que la coexistence d’interprètes qui appartiennent à la bonne société et de musiciens professionnels auxquels on fait appel pour telle ou telle occasion – le statut des artistes ainsi engagés présentant bien évidemment des visages fort divers selon qu’il s’agit de simples baladins ou d’interprètes à la réputation solide. Reste que la mode des airs reposait sur le partage d’un même capital culturel, issu de la convivialité mondaine.
 

Des poètes et des compositeurs

Pour alimenter la vogue extraordinaire que connaît alors le répertoire des airs, vogue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les mécanismes propres à la musique de variétés actuelle, il faut écrire des vers susceptibles de séduire des compositeurs éventuels. Et c’est là que surgit un véritable phénomène de société : l’écriture de paroles de musique et leur mise en air constituent une pratique fortement répandue au sein de l’élite française. Toutes les plumes, petites ou grandes, ont cédé à la mode des poésies fugitives d’inspiration galante ou pastorale, aptes à être mises en musique. Rares sont les professionnels des lettres de l’époque qui n’ont pas une fois ou l’autre tourné un quatrain ou un sizain de chanson ; rares sont les habitués des salons qui, bien qu’ils aient souvent refusé le statut d’auteur, ne se laissent pas aller à confectionner de petits vers dont les musiciens peuvent ensuite s’emparer. Une hiérarchie assez forte s’instaure entre ceux qui s’adonnent à cette pratique d’écriture de façon constante, allant jusqu’à la constituer en genre littéraire, et ceux qui n’y souscrivent qu’occasionnellement, y voyant une façon élégante et ludique de participer au foisonnement créatif de la vie mondaine.
L’amateur de musique d’aujourd’hui, qui cherche à identifier ces poètes, se heurte cependant à un problème majeur : l’anonymat généralisé dans lequel sont maintenues la plupart des pièces poétiques mises en musique. C’est un fait que les recueils d’airs de l’époque contiennent un nombre très réduit, et souvent nul, d’indications sur les auteurs des textes. Hommes et femmes de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie répugnent souvent à voir leur nom imprimé dans des publications car il n’est pas toujours de bon ton d’afficher que l’on écrit de la poésie galante, et ils préfèrent, au nom de la modestie, de l’usage et du bon goût, se retrancher derrière un anonymat protecteur. Aussi est-on réduit à procéder par recoupements et à aller flâner du côté des recueils collectifs de poésie qui répertorient nombre de ces textes. Il faut saluer notamment l’entreprise du théoricien et compositeur Bénigne de Bacilly qui, de 1661 à 1670, a compilé quelque deux mille chansons, rassemblées en six volumes connus sous le titre de Recueils des plus beaux vers mis en chant. Il a tenu à indiquer systématiquement l’auteur des vers, soit en donnant son nom en toutes lettres, soit en indiquant ses initiales. Dans son esprit, cette collection devait permettre « de se ressouvenir de tout ce qui pourrait avoir échappé à la mémoire de ceux qui pratiquent le chant ».
L’anonymat concerne aussi les compositeurs de musique. Si l’on prend l’exemple d’une des principales collections de l’époque, les trente-sept Livres d’airs de différents auteurs publiés annuellement chez Ballard entre 1658 et 1694, sur les quelque mille deux cent vingt airs réunis, seuls quatre-vingt-douze sont nantis d’un nom de musicien. Le fait de publier, donc de rendre publiques, de montrer au grand jour, les productions issues de l’atelier des ruelles suscite manifestement certaines réticences. C’est dans ce contexte qu’il faut envisager les nombreux manuscrits d’airs de l’époque, dont les sociétés choisies, soucieuses de préserver intacte et secrète la magie de leurs plaisirs, ne souhaitent pas forcément la publication ni la circulation.
Au XVIIe siècle, les compositeurs et les interprètes musiciens représentent deux mondes distincts aux hiérarchies multiples. Les premiers, admirés, parfois vénérés, appartiennent au monde des créateurs, tandis que les seconds s’apparentent davantage à des artisans. Un journal comme Le Mercure galant, qui, à partir de 1674, publie chaque mois la musique notée d’un ou deux airs, participe à la renommée de compositeurs comme Sébastien Le Camus, Michel Lambert et Bénigne de Bacilly, déjà mentionnés, mais aussi de Joseph Chabanceau de La Barre, de Marc-Antoine Charpentier ou d’Honoré Dambruis.

Une maison d’édition

Il est impossible d’évoquer la musique française du XVIIe siècle sans que vienne immédiatement à l’esprit le nom de la maison Ballard. Nombreux ont été les compositeurs qui ont franchi le seuil de la boutique située rue Saint-Jean-de-Beauvais, près de la montagne Sainte-Geneviève. Cette dynastie d’éditeurs, imprimeurs exclusifs du roi pour la musique, jouit d’un monopole que seule l’apparition progressive de la technique de la gravure musicale, qui échappe à leur privilège, permettra de contourner. Les Ballard concentrent l’essentiel de leur activité sur les commandes royales. En marge de ces publications souvent imposantes, ils développent des collections d’airs importantes et accueillent des recueils d’auteurs, qui constituent la principale source d’informations sur le répertoire qui nous occupe. Les contraintes de la technique de l’impression à caractères mobiles, dont ces éditeurs sont les adeptes, ne présentent cependant pas toujours la souplesse nécessaire à l’impression des divers ornements musicaux caractéristiques de ce répertoire. L’impression des diminutions et des doubles notamment – on appelle ainsi la mise en musique de la seconde strophe qui consiste en une reprise très ornée de la mélodie de la première strophe – pose des problèmes techniques très pointus. Aussi les musiciens se tournent-ils de plus en plus fréquemment vers les graveurs, dont l’art permet une traduction plus précise de leurs intentions. Grâce à ces méandres de la diffusion, on dispose souvent de plusieurs versions d’un même air, selon que son auteur a pu ou non en surveiller la publication ou, tout simplement, parce qu’il s’agit d’un « tube » dont le succès a entraîné une diffusion plus large.
 

Codification et émotion

Les recueils d’airs ne livrent pas d’emblée tout leur sel à l’interprète d’aujourd’hui. Il était d’usage, pour cette musique pourtant extrêmement codifiée, de ne pas tout écrire et de laisser une grande part à l’improvisation. Seuls les traités théoriques du XVIIe siècle et les exemples de doubles réalisés donnent une idée assez exacte des pratiques d’interprétation de l’époque : apprendre à ornementer, à improviser des cadences, à broder et à réaliser une basse continue fait partie du quotidien de tout apprenti musicien.
À la codification technique de la musique correspond une codification assez rigide de l’expression des affects et des émois de l’âme exprimés dans ces airs de cour d’inspiration essentiellement galante et pastorale. C’est parce que le prisme galant et le détour pastoral introduisent une distanciation fondamentale que les poètes ont recours de façon aussi massive à ces procédés de convention : ainsi les problèmes liés à la pudeur et aux convenances sont-ils aisément écartés. Mais cette distance n’empêche pas, loin s’en faut, l’émotion : nulle autre époque n’a plus que l’âge baroque recherché et apprécié le « plaisir des larmes ».
« Souvenez-vous de moi, et dans votre cassette/Gardez bien mes chansons, ce ne sont point sornettes. » Ces deux vers extraits d’une chanson publiée en 1694 du cousin de madame de Sévigné, Philippe de Coulanges, témoignent de la valeur accordée à ces piécettes dans les milieux mondains. Le lien est fort entre la forme artistique de l’air, la société particulière qui le pratique et le moment singulier de la civilisation qui l’accueille. L’air est le témoin privilégié de cette interaction constante entre art de la parole sociale et art de l’écriture. Pour appréhender la musique des divertissements des ruelles, il importe donc de prendre en compte tout un contexte social. Mais les airs, loin de se cantonner aux réduits régis par les lois de la conversation et de la civilité, s’infiltrent dans d’autres genres, qu’il s’agisse du théâtre avec musique ou des romans galants. Feuilleter le théâtre de Molière, de Quinault ou même de Corneille suffit pour prendre conscience de l’importance de ces petites pièces insérées dans le tissu du texte – souvenons-nous par exemple de l’air sérieux que tente de composer l’écolier du premier intermède du Bourgeois gentilhomme, « Je languis nuit et jour », ou encore des intermèdes qui scandent l’Andromède ou l’Œdipe de Corneille. À condition de ne pas occulter la composante musicale de ces pièces et de comprendre ce que les airs représentent aux oreilles des contemporains, on peut encore aujourd’hui apprécier ces œuvres dans leur globalité et leur restituer leur saveur d’origine.

Savoir +

Dossier pédagogique de la Cité de la musique: le Baroque

http://mediatheque.cite-musique.fr/masc/default.asp?INSTANCE=citemusique

 

Vous avez dit baroque ? Musique du passé, pratiques d'aujourd'hui
BEAUSSANT Philippe.
Arles : Actes Sud, 1994.

Lully ou le musicien du Soleil
BEAUSSANT Philippe.
Paris : Gallimard/Théatre des Champs-Élysées, 1992.

Poésie, musique et sociabilité au XVIIe siècle
GOULET Anne-Madeleine.
Paris : Champion, 2004.

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  GIULIO CACCINI

(c.1550 - 1618) Caccini, famille de musiciens florentins dont le chef fut Giulio (1551-1618), célèbre chanteur et instrumentiste de la cour des Médicis, auparavant membre de la Camerata Bardi à Florence et l'un des premiers compositeurs de monodies.

 

Caccini fut surtout connu de son vivant comme ténor très doué s'accompagnant lui-même au luth, au chitarrone, à la viole et à la harpe.

Sous l'influence de Bardi, Galilei et Mei, Caccini s'efforça de créer une musique capable à la fois d'émouvoir l'âme et de ravir les sens : il en résulta au milieu des années 1580 le stile recitativo, où "l'on pouvait presque parler en son" : il ne publia cependant aucune de ses monodies avant le tournant du siècle.

Il rapimento di Cefalo fut représenté dans le cadre des cérémonies du mariage de Marie de Médicis et de Henri IV en octobre 1600, et bien qu'ayant composé une partie de la musique de l'Euridice de Peri (ouvrage qui lui aussi servit aux festivités du mariage), il ne tarda pas à écrire sa propre Euridice, publiée avant décembre 1600.

Caccini était aussi célèbre comme professeur de chant. Il forma des membres de sa famille, connus sous l'appellation globale de "Il concerto Caccini", ainsi que le castrat Giovanni Gualberto Magli. Marie de Médicis invita l'ensemble familial à la cour de France durant l'hiver et le printemps 1604-1605.

La publication la plus importante de Caccini fut Le nuove musiche (1602) : les madrigaux pour soliste et les chants strophiques qu'on y trouve sont à la fois lyriques et déclamatoires ; l'ornementation (passaggi) et la basse chiffrée sont expliquées dans la préface, considérée comme une des sources majeures de la pratique d'exécution du début du XVIIe siècle.

http://www.goldbergweb.com/fr/history/composers/10397.php

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Chronologie_des_op%C3%A9ras_fran%C3%A7ais