lâge du retable

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MICHELE MENARD

Peut-on représenter le divin ? À cette question, les religions monothéistes répondent différemment. Pour le christianisme occidental, et, à partir du XVIe siècle, pour le catholicisme, l’image doit contribuer à l’édification du peuple. C’est dans ce contexte que naît et se développe le retable, décor d’église, élément de la liturgie et œuvre d’art.

 

FIGURER L’INVISIBLE ?

L’exposition de retables – entiers ou, le plus souvent, démembrés – dans la plupart des musées d’art ancien du monde ne doit pas nous faire oublier une évidence première : avant d’être une œuvre d’art, le retable est un objet religieux, intégré au lieu de culte et indissociable de la liturgie dont il est un élément essentiel. À l’origine simple rebord situé à l’arrière de l’autel où l’on posait les objets nécessaires à la cérémonie, puis des reliques et des images destinées à la vénération, il devint progressivement un support idéal pour mettre en scène la vie et la passion du Christ et accompagner le sacrifice eucharistique du rappel illustré des principaux épisodes célébrés par le culte chrétien. Or, précisément, cette mise en images ne va pas de soi. Ligne de partage entre les trois monothéismes, elle est au cœur de tous les grands débats qui, depuis les origines, ont traversé, animé et parfois déchiré le monde chrétien.

L’IMAGE INTERDITE

Aucun élément mobilier ne joue semblable rôle dans le décor des synagogues ou des mosquées, dans la mesure où l’idée même d’un message iconographique y apparaît importune et même blasphématoire. La religion juive proscrit toute image par crainte de l’idolâtrie : « Puisque vous n’avez vu aucune forme, le jour où le Seigneur, à l’Horeb, vous a parlé du milieu du feu, n’allez pas vous pervertir et vous faire une image sculptée représentant quoi que ce soit. » (Deutéronome 4, 15-18). C’est le Dieu absolument Transcendant qui s’est révélé à Israël : « Il est toutes choses », mais en même temps « Il est au-dessus de toutes ses œuvres ».
L’islam bannit de même toute représentation d’êtres animés conformément non pas au texte du Coran, qui est muet sur la question, mais aux déclarations de Mahomet selon lesquelles « les faiseurs d’images seront châtiés le jour du jugement dernier ». Les murs d’une mosquée ne sont pas destinés à illustrer des conceptions métaphysiques ni à fournir le commentaire imagé d’un dogme. Le dogme islamique est clair et simple, les préceptes en sont formulés avec précision et les épisodes de la vie de Mahomet n’ont pas suscité l’apparition d’un système iconographique. L’islam, comme la religion judaïque, ne possède donc aucune image de dévotion afin de ne pas encourager l’idolâtrie et la superstition.

LE PREMIER ART CHRÉTIEN

 

La réalisation des premières images chrétiennes n’obéit à aucune règle stricte : dans une vie apocryphe grecque de l’apôtre saint Jean datée du IIe siècle, il est fait mention de l’existence d’un portrait de l’apôtre qui aurait été commandé de son vivant par un de ses disciples nommé Lycomidès. Celui-ci le gardait chez lui, posé sur une table spéciale, entouré de fleurs et de deux cierges, ce qui suppose un certain culte du portrait qui, loin de toute idolâtrie, se conformait aux usages des contemporains et exprimait la vénération d’un disciple pour son maître. Saint Augustin confirme qu’il connaît des chrétiens qui adorent peintures et images funéraires. Son propos n’a rien de polémique et se garde de juger leur conduite. Ainsi se diffusent les premières images chrétiennes, représentant le Christ, Marie et les saints de manière figurative ou symbolique, sous la forme de la croix, de l’agneau ou du cep de vigne.
La représentation du Christ, en particulier, s’établit peu à peu, privilégiant jusqu’au IVe siècle les épisodes de sa vie, avant que se développent, à partir du premier concile œcuménique de Nicée en 325, la figuration des scènes de sa passion ou sa glorification sous les traits du Christ-Roi. À la fin du VIe siècle, le pape Grégoire le Grand légitime les images par l’argument pédagogique, qui sera repris régulièrement par la suite : « La peinture apprend aux illettrés ce que l’Écriture enseigne aux personnes cultivées. »

LES TERMES D’UN DÉBAT

 

Il existe pourtant dès cette époque parmi les chrétiens d’ardents adversaires des images, qui ne redoutent pas tant leur création que l’usage et l’exploitation qui peuvent en être faits. Ils dénoncent à la fois le poids de l’idolâtrie païenne et l’attachement excessif à des représentations sensibles imparfaites de Dieu au détriment du culte spirituel. Leurs réticences sont influencées par une forte théologie de la création qui porte à refuser l’art en général, jugé comme une imitation illégitime de l’acte créateur de Dieu. Elles s’inspirent en cela d’une tradition de critique philosophique des images remontant à Platon, qui souligne l’inaptitude constitutive de toute représentation matérielle à rendre compte du divin et même à l’évoquer symboliquement, et dénonce le caractère trompeur de l’art.
Dans le même temps, apparaissent dans le monde byzantin, à partir de la fin du VIe siècle, des représentations du Christ « non faites de main d’homme » (acheiropoïètes), des « saintes faces » dont la première, d’après les témoignages et la tradition orthodoxe, serait due au Christ lui-même, qui aurait imprimé son image sur un linge (le mandylion) : de multiples copies en entretiennent le souvenir, parmi lesquelles le saint suaire de Turin ou encore la sainte face de la cathédrale de Laon.
Plus généralement, dès le VIe siècle, les empereurs byzantins ont pris l’habitude de se servir des images sacrées pour exprimer et propager des idées religieuses et politiques. Cette « politique de l’icône » (André Grabar) se manifeste par l’introduction d’images du Christ, de la Vierge et des saints dans l’iconographie officielle de la monarchie byzantine, et par la multiplication des commandes d’icônes destinées à des dévotions publiques ou privées.

LA CRISE ICONOCLASTE

 

En 726, l’empereur byzantin Léon III rompt brutalement avec cette tradition en faisant détruire sur la grande porte de bronze de son palais l’icône du Christ et en la faisant remplacer par une simple croix. Cet événement marque le début du conflit qui opposa les « briseurs d’images » (iconoclastes) aux « vénérateurs d’images » (iconodoules) sous les règnes de Léon III (717-740) et de son fils Constantin V Copronyme (741-775). Le premier concile iconoclaste, qui se tint en 754 à Constantinople, déclara hérétique la fabrication et la vénération des icônes en général.
Face à l’intransigeance des iconoclastes, l’Église « orthodoxe » développa une théologie de l’image sensiblement différente de celle d’Occident, justifiant la représentation du Christ par son incarnation. Ainsi, pour saint Jean Damascène (v. 690-v. 749), bien que l’image ne puisse être confondue avec le « prototype », qui est d’essence divine et donc impossible à représenter, il est légitime de figurer « l’incorporel fait homme », l’invisible devenu visible. L’image n’est alors plus seulement un intermédiaire, un médium, comme en Occident, mais elle contient bien une part de divinité : elle est « pneumatique » (de la racine grecque pneuma : « le souffle »), c’est-à-dire « spirituelle » : « Lorsque Celui qui existe de toute éternité dans la forme de Dieu s’est dépouillé en assumant la forme d’esclave, devenant ainsi limité dans la quantité et la qualité, ayant revêtu la marque de la chair, alors figure-le sur une planche et expose à la vue de tous Celui qui a voulu apparaître. » (Jean Damascène, Discours sur les images, v. 730). En 787, le deuxième concile de Nicée autorise la vénération (dulie) des images, réservant l’adoration (latrie) à Dieu.
La guerre se poursuit néanmoins jusqu’en 843, où l’iconoclasme est définitivement banni par l’impératrice régente Théodora et son conseil : ils réhabilitent les enseignements du concile de Nicée, ce qui marque « le triomphe de l’orthodoxie » et la reconnaissance définitive par l’Église de la vénération des icônes.


Byzance

En 395 ap. J.-C., l’Empire romain est définitivement partagé, et Constantinople, « nouvelle Rome » fondée en 330 par l’empereur Constantin sur l’emplacement de l’ancienne Byzance, devient la capitale de l’Empire d’Orient. À la chute de l’Empire d’Occident, en 476, l’Empire byzantin se considère comme l’héritier de l’Empire romain. État théocratique gouverné par l’empereur, appelé basileus (roi en grec), Byzance va développer sa propre version du christianisme, l’orthodoxie (en grec : opinion droite, exacte), qui aboutira au schisme de 1054. Dès l’origine l’Empire byzantin, peut-être en raison de l’influence de la tradition philosophique grecque, fut le lieu d’innombrables discussions religieuses (l’expression « querelles byzantines » désigne des débats oiseux), la plus célèbre étant celle qui opposa, entre 728 et 787, les iconodoules aux iconoclastes. La position stratégique (géopolitique dirait-on aujourd’hui) de Byzance ne fut pas non plus pour rien dans cette « guerre des images » : vers l’an 700 l’ancien Empire d’Orient ne conservait plus guère que l’actuelle Turquie, les côtes de la Grèce et des Balkans, la Sicile et la Calabre. Combattu et peut-être aussi influencé par l’islam, menacé par les païens, affaibli à l’intérieur par les éternelles divisions, le christianisme oriental eut tendance au repli et à une certaine crispation sur les dogmes fondamentaux, notamment celui de l’interdit de l’image. En dépit (ou peut-être en raison) des difficultés, la civilisation byzantine connut un grand rayonnement, en particulier avec l’architecture, les mosaïques et, bien sûr, les icônes. L’art byzantin eut une influence considérable non seulement dans les pays orthodoxes (Russie, Serbie, Bulgarie, Roumanie), mais également en Italie, où il fut l’une des sources de la Renaissance.


RÉFORME ET CONTRE-RÉFORME

 

Les arguments des iconoclastes byzantins ressurgiront pourtant au XVIe siècle dans le sillage de la Réforme protestante. Le culte des images y est à nouveau stigmatisé : Luther n’en interdit pas l’usage mais il menace d’anathème ceux qui les vénèrent ; Zwingli exige que l’on brûle ces représentations et Calvin les bannit. Le problème se pose alors dans un contexte tout à fait nouveau de critiques générales sur l’organisation de l’Église romaine (dénonciation des abus liés au commerce des indulgences ou aux excès induits par le culte des saints) et de remise en cause de sa théologie la plus fondamentale : existence du purgatoire, force des sacrements, reconnaissance du statut de la Vierge, etc. Cet iconoclasme protestant aura des conséquences non négligeables sur l’art des pays du Nord, le recul des commandes de l’Église favorisant une peinture privée traitant de sujets profanes (paysages, scènes de genres, portraits, natures mortes, etc.).
En réaction, le concile de Trente (1545-1563) prend un ensemble de résolutions définissant le nouveau rôle d’une Église militant contre « l’hérésie » et affirmant à nouveau les fondements de la foi chrétienne. Cette volonté très nette de faire triompher le dogme romain se manifeste aussitôt dans le choix et la conception des thèmes figurés par les artistes : le concile condamnant les œuvres qui propagent un dogme erroné, les censeurs ecclésiastiques exigent par exemple que certaines images inspirées par la Légende Dorée de Jacques de Vauragines soient définitivement abandonnées. Ils veillent aussi à ce que la Vierge soit figurée debout au pied de la croix et non évanouie ou en larmes. On constate cependant que ces principes sont très inégalement suivis, et la nouvelle iconographie coexiste fréquemment avec l’ancienne qui se perpétue malgré tout, du fait de l’attachement des fidèles. L’ensemble crée un étonnant mélange d’érudition mystique et de pittoresque, d’effet théâtral et de détails familiers. La mise en place de retables dans le chœur des églises en accompagnement des autels en témoigne avec éclat. Ceux-ci deviennent rapidement des lieux privilégiés de mises en scène de la vie ou de la passion du Christ, de la Vierge et des saints qui s’organisent sur plusieurs registres et transforment le mur en un riche encadrement d’autel orné de tableaux et de statues.

L’AVENIR D’UNE QUESTION

 

Entre l’iconophobie juive, musulmane et protestante, et l’iconodulie byzantine puis orthodoxe, la figuration religieuse semble occuper une place intermédiaire dans la chrétienté occidentale. Consciente des risques de retour à l’idolâtrie mais sensible à la force du visuel pour diffuser la foi, l’Église catholique s’est efforcée de promouvoir l’image tout en la contrôlant, sans du reste toujours y parvenir, tant était forte la tradition païenne, notamment dans les campagnes. Par la suite, la laïcisation de la société et l’autonomisation de l’art, conçu de plus en plus comme libre expression personnelle, tendent à évacuer, en Occident, le problème des relations entre image et religion, jusqu’à ce que l’art moderne le réactualise au début du XXe siècle : l’invention de l’abstraction par des peintres d’avant-garde comme Wassily Kandinsky ou Kazimir Malevitch, tous deux d’origine russe, imprégnés de culture orthodoxe et profondément mystiques, peut être considérée en effet comme une réponse radicale mais convaincante à la question de la figuration de l’Invisible.
Marie-Anne Sire

Des retables par milliers

Le retable, objet religieux, est un système d’images dont le support est une structure de bois ou de pierre contre laquelle est appuyé l’autel d’une église, ou qui le surmonte. Son emplacement en fait un meuble privilégié dans les églises catholiques : il est destiné à orienter le regard des fidèles vers le lieu de la « Présence réelle » ; « il ordonne l’espace intérieur de l’église dont il proclame le culte principal, celui du Dieu incarné » (André Chastel). Du XIVe au XVIIIe siècle, l’évolution de ce microcosme religieux est étroitement liée à la fois à l’histoire de la liturgie catholique et à celle des arts peints et sculptés.

NAISSANCE DU RETABLE

 

On ne connaît pas d’images sur l’autel avant le XIe siècle. Les plus anciens retables conservés (en pierre ou en métal orfévré, comme la fameuse Pala d’oro à Venise) datent du XIIe siècle. La modification de la liturgie après le quatrième concile du Latran (1215) semble avoir favorisé le développement des écrans d’images, car l’officiant, au lieu de se tourner vers le peuple, se tourne désormais vers l’autel. En Italie, la généralisation de la peinture sur bois au XIIIe siècle permet la création de retables peints. Ce sont d’abord des panneaux uniques, horizontaux ou verticaux. Sur les retables verticaux, domine la Maestà (Majesté), Vierge à l’Enfant sur un trône entouré par les anges. La Maestà (1308-1311) de Duccio di Buoninsegna, peinte sur les deux faces, s’inscrit dans la féconde formule du polyptyque naissant mais, en ouvrant l’espace de la représentation par des recherches de perspective, elle traduit également, au temps des expériences formelles de Giotto (1266-1337), un nouveau rapport au monde. Structures et langages nouveaux se répandent dans toute l’Italie et hors de la péninsule. Les retables peints, concurrençant sans les évincer les autres ornements d’autel, inaugurent dans la chrétienté un type de décor figuré qui va trouver son accomplissement dans l’Europe du XVe siècle.

ESSOR DU POLYPTYQUE

 

Le polyptyque est né du remplacement du panneau unique par l’assemblage de plusieurs panneaux grâce à des éléments de menuiserie. L’adjonction des étages fait du retable ainsi construit un ensemble ornemental que l’on dote, au couronnement, de frontons élaborés et, au soubassement, d’une prédelle, très vite réservée à des scènes narratives. On distingue deux sortes de polyptyques (qui peuvent être des diptyques, des triptyques, etc.) : ceux qui comportent des volets fixes et ceux qui comportent des volets mobiles. On a soutenu que les premiers dérivaient des peintures murales de l’abside et les seconds des reliquaires placés sur l’autel. Les premiers se situent essentiellement dans les pays méditerranéens, on trouve les seconds plutôt dans les pays nordiques (Flandres, pays germaniques, etc.). La structure de ce dernier type permet de multiplier les volets pour répondre aux exigences de la liturgie : ce sont des polyptyques à transformations.
La construction de tels ouvrages, en requérant l’intervention de très nombreux artistes et artisans (diverses catégories de peintres dont les doreurs, des sculpteurs et des menuisiers, voire des charpentiers, car le cadre joue un rôle fondamental), suscite un extraordinaire mouvement dans l’Europe du XVe siècle : les artistes peuvent être appelés de très loin, les œuvres transportées sur de longs parcours ; des réseaux se forment, parfois familiaux, contribuant à transmettre le savoir-faire ; des sommes considérables sont investies dans les grands retables, dont les matières coûtent souvent très cher, comme les ors ou le bleu d’outremer (lapis-lazuli).

LES COMMANDES

 

Les commanditaires les plus actifs appartiennent au clergé et, plus particulièrement, aux ordres monastiques qui, dans certains cas (vœu de pauvreté oblige), ne passent pas directement contrat : c’est par l’intermédiaire du chanoine Jean de Montagnac qu’a été conclu un marché avec Enguerrand Quarton pour le Couronnement de la Vierge (1453-1454) destiné à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Mais ce qui caractérise le XVe siècle, c’est l’inflation des commandes laïques, émanant non seulement des corporations, des confréries, voire des municipalités, mais également de citadins aisés, appartenant à la bourgeoisie marchande ou mieux encore, à la bourgeoisie des affaires, à la banque. On est toujours étonné d’apprendre que le grand polyptyque des frères Hubert et Jan Van Eyck, connu sous le nom de l’Adoration de l’Agneau mystique (1432), conservé dans la cathédrale Saint-Bavon à Gand, a été réalisé pour une chapelle privée. Les donateurs laïcs se font couramment représenter en couple, comme Nicolas Rolin, chancelier du duc de Bourgogne et sa troisième femme sur le grand polyptyque du Jugement dernier (1445-1450) commandé à Rogier Van der Weyden pour l’hôtel-Dieu de Beaune. Les portraits sans concession du roi René d’Anjou et de la reine Jeanne de Laval figurent sur les volets ouverts du retable du Buisson ardent (1476) que ce roi avait fait exécuter par Nicolas Froment. Des familles entières apparaissent sur les retables, qui nous offrent ainsi une série de portraits, fortement individualisés lorsqu’ils sont de conception flamande.

LE MODÈLE FLAMAND

 

Au XVe siècle se fait sentir dans toute l’Europe l’ascendant des Flandres et de l’Italie. Malgré le prestige du Quattrocento toscan – qui maîtrise la perspective linéaire –, le rayonnement des Flandres l’emporte d’abord sur celui de l’Italie. Cela ne tient pas seulement aux innovations techniques (comme l’invention de nouveaux procédés dans l’usage de la peinture à l’huile par les Van Eyck), mais également au fait que les Flamands répondent à la dévotion de leur temps en introduisant les scènes de la vie du Christ, de la Vierge et des saints dans des espaces intimistes favorisés par le compartimentage des panneaux. Des retables à panneaux peints et à petites figures sculptées sont produits en quantité à Anvers et à Bruxelles. Hors d’Italie, la sculpture, influencée par les maîtres flamands et rhénans, entre en compétition avec la peinture. Dans les pays nordiques, en Europe centrale, mais aussi dans la péninsule ibérique (où l’influence flamande favorise, comme à Séville, la sculpture monumentale), on constate une multiplication, accrue dans la seconde moitié du siècle, de retables ornés de reliefs et de statues de bois ou même travaillés dans l’albâtre.

Les retables au musée

Dans les musées, beaucoup d’œuvres religieuses exécutées entre le XIIe et le XVIIe siècle proviennent de retables détruits ou démantelés dont la reconstitution idéale est nécessaire pour en comprendre la signification. À titre d’exemples, les quatre grands « tableaux » (2,63 x 1,75 m) de Zurbaran visibles au musée de Grenoble appartenaient, avec d’autres, à l’immense retable de la chartreuse de Jerez de la Frontera. Et les éléments du retable dit de « Badia Ardenga » (école de Sienne, XIIIe siècle) sont dispersés à Paris (la Nativité et la Présentation au Temple sont au Louvre), Princeton, Altenburg, Sienne, Utrecht et peut-être Londres. Une mise en pièces qui procède de deux logiques différentes : celle du rejet et celle de l’appropriation. C’est ainsi que nombre d’œuvres religieuses ont été transformées en œuvres d’art et conduites au Louvre ou dans les musées de province à la suite des violences iconoclastes comme de la dispersion des biens du clergé après leur sécularisation, en France (1789-1790) et dans certains pays d’Europe (en Espagne en 1835). De la période antérieure à la Révolution ne subsiste in situ dans les églises paroissiales qu’un seul retable : celui de Saint-Nicolas-des-champs (1629). Deux autres facteurs ont contribué à ces démantèlements : l’évolution des pratiques liturgiques, qui imposait un renouvellement du mobilier, et la volonté d’appropriation. Ainsi, la constitution de butins lors des guerres de Bonaparte puis de Napoléon, mais surtout les acquisitions de collectionneurs passionnés (depuis le goût, dès la Renaissance, pour les « tableaux de chevalet » jusqu’aux ravages provoqués par la redécouverte des « primitifs » au XIXe siècle) ont amputé les œuvres d’une part de leur sens en les arrachant à leur cadre religieux.

LE MODÈLE ITALIEN

 

En Italie, le retable peint l’emporte sur les ouvrages sculptés. L’histoire simplifiée du retable italien est celle d’un monument d’autel qui, constitué le plus souvent, dans un encadrement gothique fixe, de figures juxtaposées sur fond d’or, devient, au XVe siècle, le lieu d’une représentation unifiée qui impose sa loi aux formes du cadre : c’est la pala, ou tableau d’autel. En 1456, l’abbé de San Zeno commande à Andrea Mantegna un retable pour sa basilique, à Vérone. La Vierge à l’Enfant, trônant et entourée de saints, est logée dans un espace structuré par une architecture peinte, qui trouve son prolongement dans le cadre dit all’antica (« à l’antique ») constitué par des colonnes à chapiteaux soutenant un entablement surmonté d’un fronton à volutes. La pala de San Zeno inaugure une série de retables qui, dans la seconde moitié du XVe siècle, font jouer les architectures peintes, de plus en plus tributaires de l’antique, avec les architectures sculptées du cadre, voire avec l’architecture de l’église. La vision unifiée de la pala et l’encadrement fixe faisant appel aux ordres antiques deviennent au XVIe siècle des références européennes.
Car ce n’est pas seulement la fortune de la pala qui caractérise l’évolution du retable ; c’est aussi la métamorphose de l’encadrement qui, abandonnant les formes gothiques au profit des formes antiques, se transforme en une architecture fixe de bois, de pierre ou de marbre et atteint des dimensions monumentales. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, la structure fixe all’antica devient souveraine en Italie, mais aussi en Espagne et dans toute l’Europe. L’Italie l’emporte alors sur les Flandres : c’est son modèle qui, dans ses diverses interprétations régionales, entreprend la conquête de la catholicité.

LE RETABLE ALL’ANTICA

 

Le concile de Trente a réaffirmé, face au protestantisme, la doctrine de la « Présence réelle ». Le retable, par sa position au-dessus de l’autel où apparaît le tabernacle, cœur du système d’images, confirme donc sa vocation de pièce essentielle de l’église catholique, laquelle se dote alors de nouveaux meubles (confessionnaux, chaire, etc.). Aux lendemains du concile de Trente, l’étonnante multiplication des retables est favorisée par le prodigieux essor constructeur des réguliers et des congrégations séculières, par la participation fastueuse du mécénat romain ou le simple appui des princes de l’Église et, plus particulièrement au XVIIe siècle, par l’activité nouvelle et souvent généreuse des curés résidant dans leurs paroisses, ces nouvelles contributions coexistant avec les anciennes sources de financement (donateurs urbains, confréries, corporations, etc.). Le retable ainsi diffusé est ce monument d’autel all’antica qui, pendant plus de deux siècles, va propager les ordres antiques jusque dans les paroisses les plus modestes, urbaines et rurales, du monde catholique et « faire de l’art savant un art populaire » (Jean-Marie Pérouse de Montclos).
Le retable all’antica peut être une œuvre unique, peinte ou sculptée, parfois d’une grande dimension, flanquée de chaque côté par une ou plusieurs colonnes supportant un entablement avec fronton au couronnement. Mais l’architecture peut être monumentale, traitée à la manière d’une façade d’église, avec trois corps sur deux ou trois étages. Cet agencement hiérarchise le système d’images, les places d’honneur étant réservées non seulement aux corps centraux et au couronnement, mais aussi au corps situé à la droite du Seigneur (notre gauche).

L’ÂGE D’OR DU RETABLE

 

Les retables se multiplient au XVIIe siècle et investissent progressivement toutes les églises. On distingue alors deux cas principaux : ou bien le retable est bâti dans une église ancienne et doit imposer sa présence étrangère, ou bien il est construit dans un édifice récent et est alors accordé à l’architecture de sa demeure. Lorsque en France, les retables sont introduits dans les églises médiévales, ils prennent aussitôt une place considérable, aux dépens des vitraux qu’ils masquent fréquemment (au XVIIe siècle la mode n’est d’ailleurs plus aux verres de couleur, que l’on néglige et que l’on remplace par des vitreries blanches) et des peintures murales qu’on recouvre d’enduit au XVIIIe siècle.
Dans les églises récentes, le retable est servi par les nouvelles conceptions architecturales, dont le modèle est le Gesù (commencé par Vignole en 1568) à Rome : la nef unique permet de voir de partout le maître-autel, qui est mis en valeur par la blancheur de l’édifice, pour lequel on emploie des matériaux simples et des enduits clairs. Ce type se répand rapidement dans toute l’Europe, mais c’est Rome qui est, à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, le haut lieu de la fécondation des arts dans le domaine religieux. En faisant utiliser pour la chapelle Pauline (1605-1611), à Sainte-Marie-Majeure, des marbres antiques de couleur et des pierres précieuses, le pape Paul V (1605-1621) avait rompu définitivement avec le rigorisme et légitimé l’emploi, dans l’édification des retables, des matières les plus riches, pour la plus grande gloire de Dieu. À la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, les commanditaires fortunés rivalisent pour doter les chapelles privées des plus belles œuvres peintes et sculptées. Mais c’est surtout sous les pontificats d’Urbain VIII (1623-1644), d’Innocent X (1644-1655) et d’Alexandre VII (1655-1667) que l’Église fait la promotion des arts, dans le but non seulement d’instruire et d’édifier les fidèles, mais aussi de leur faire goûter un peu du Ciel à venir dans la beauté des formes. Ce fut le temps des réalisations exemplaires du Bernin à Rome, comme le baldaquin de la basilique Saint-Pierre ou la Transverbération de sainte Thérèse.

DU BAROQUE AU ROCOCO

 

Dans la seconde moitié du XVIIe et au XVIIIe siècle, les formes se déploient avec une liberté nouvelle qui surprend l’œil, flatté par la somptuosité des couleurs, trompé par les architectures peintes, perdu dans l’abondance des décors. Un art populaire et savant offre au fidèle quêtant Dieu à la fois l’immédiateté du merveilleux et la profondeur inquiétante du monde des apparences.
À Rome, se multiplient les retables dont les thèmes complètent ceux des nouveaux décors. Des retables monumentaux sont édifiés par Andrea Pozzo, dont ceux du Gesù et de Saint-Ignace, qui utilisent des pierres précieuses, des marbres de couleur, des bronzes dorés.
Caractéristique de ce nouveau style, la colonne torse envahit l’Europe. Souveraine en particulier en Espagne, elle est l’un des éléments les plus typiques des retables dans la seconde moitié du XVIIe siècle. En 1693 est exécuté le retable du maître-autel de San Estebàn à Salamanque par José Churriguera (1665-1725). Le style churrigueresque, caractérisé par la concentration sur la structure de motifs ornementaux (guirlandes, fruits, fleurs, oiseaux, anges, cariatides, etc.), gagne bientôt toute l’Espagne – plus particulièrement l’Andalousie –, ainsi que le Portugal et les Amériques latines.
Dans les États allemands du Saint Empire, le rococo prend des dimensions monumentales. Cet art est favorisé par la multiplication des grandes églises de pèlerinage qui intègrent le retable à l’ensemble de la décoration intérieure, ce qui suppose une étroite collaboration entre architectes, peintres, sculpteurs et stucateurs.
Le très grand nombre de retables introduits dans les églises de toute la catholicité ne permet pas d’en épuiser la diversité, ni même d’en décrire les types, qui se multiplient en Europe et hors d’Europe de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle.

LE SENS D’UNE HISTOIRE

 

L’histoire de la structure du retable dans son environnement est la condition indispensable à la connaissance de son système d’images, qui reste la finalité de sa construction. Lorsque les polyptyques à volets mobiles et à encadrement gothique font place aux monuments d’autel all’antica, il ne s’agit pas d’un simple changement de style : cette profonde modification de la structure suppose une nouvelle relation à l’image. Ainsi, la nouvelle architecture devient porte du Ciel et semble avoir été réalisée pour recevoir les figurations dominantes de la Réforme catholique : évocation de la Trinité, de l’incarnation, de la rédemption, images de la Vierge en assomption, martyrs recevant la palme, extases et apothéoses des saints. C’est d’ailleurs sous cette forme que le retable devint populaire. Introduit dans toutes les paroisses, il en fut le joyau. Sa structure lui permit d’accueillir les saints favoris des fidèles autour d’images christiques et mariales dont les thèmes et motifs répétés constituèrent un système d’images si cohérent qu’on pouvait le lire d’un bout à l’autre du monde catholique.
Après un renouvellement néoclassique à la fin du XVIIIe siècle, le retable entra dans le XIXe siècle, où il perdit peu à peu sa structure et sa fonction. Le XXe siècle consacra sa disparition.

© SCÉRÉN - CNDP

Voir aussi:

Anatomie d'un retable

Itinéraire bruxellois des retables sculptés à volets peints.

Support: carte géographique
 Auteur du média : Coll.
Langue : français
 Éditeur : ULB
 Année de parution : 2000
Caractéristiques
48 cm X 46cm

 

Les lieux abordés sur cet itinéraire sont :
-Église Saint-Adrien de Boendael
-Église Notre-Dame Lombeek
-Église Notre-Dame de la visitation Villers-la-ville
-Château de Gaasbeek - Lennik
-Église Saint-Barthélémy Korbeek-Dijle
-Musée de la ville de Bruxelles
-Musée du CPAS
-Musée Royaux des Beaux-Arts de Belgique
-Musée Royaux d'Art et d'Histoire
-Cathédrale des SS.Michel-et-Gudulle

Voir aussi

Anatomie d'un retable

Enguerrand Quarton "Le Couronnement de la Vierge" 1454

Prix fait du retable "Le  Couronnement de la Vierge"