L’art de cultiver le monde
STEPHANIE BELLIN

 

Un krach boursier à cause d’une tulipe ? ! L’affaire ressemble fort à une fable. Et pourtant, en 1634, la passion des Flamands pour cette fleur est telle que le marché boursier s’effondre complètement, entraînant l’infortune de nombreux marchands pour lesquels la tulipe était devenue monnaie d’échange !
Un peu, beaucoup, passionnément... à la folie, il en est ainsi de l’histoire des tulipes comme de celle des jardins ; elle se cultive de main d’homme, entre volonté de sublimer la nature et plaisir de la façonner à son image. Le jardin a toujours accompagné la vie des hommes : en Mésopotamie déjà, trois mille ans av. J.-C., les rois entretenaient des jardins agrémentés de fleurs pour y organiser, sous l’ombre des arbres, des banquets et des cérémonies ; quatre siècles av. J.-C., ce sont les jardins suspendus de Babylone, offerts par le roi Nabuchodonosor à son épouse perse, qui émerveillent le monde. Les Grecs, eux, placent leurs jardins près des temples, des gymnases et en font des lieux de réunion prisés des philosophes. À chaque époque son jardin, sa symbolique et sa fonction : l’homme y cristallise ses croyances, éprouve ses savoirs, expérimente ses capacités créatives. Potager, parterres de fleurs, verger ou herbiers composent un microcosme où s’expriment l’homme et la nature. Après tout, Dieu lui-même n’a-t-il pas commencé par créer le jardin d’Éden, image du paradis, avant même d’y installer Adam et Ève ?

 

Jardins antiques

DES VILLAS ROMAINES AUX MONASTÈRES

Le paradis

JARDINS MÉDIÉVAUX DES CINQ SENS

RENAISSANCE ET JARDINS HUMANISTES

LA BOTANIQUE, SCIENCE DES PLANTES

VERSAILLES, SPLENDEUR À LA FRANÇAISE

LA NATURE À L’ANGLAISE

Les jardins de banlieue

NAISSANCE DES PARCS PUBLICS

VILLES ET JARDINS CONTEMPORAINS

 

 

Jardins antiques

Les premières traces de jardins retrouvées par les historiens les conduisent au royaume de Mésopotamie. Au troisième millénaire av. J.-C., le roi Gilgamesh organise des fêtes dans les jardins et vergers d’Uruk, décore de fleurs les cours intérieures de ses palais. Il semble aussi que des jardins aient été associés aux temples pour y cultiver les fruits et légumes offerts aux dieux. Les dessins des fresques d’Assyrie montrent, quelque huit cents ans av. J.-C., des parcs boisés où les seigneurs chassent et des jardins plantés de palmiers et arrosés par des bassins. Merveille des merveilles, les jardins suspendus de Babylone éblouissent l’Antiquité par leurs terrasses en escaliers couvertes de végétaux. Pourtant, les jardins de l’époque n’ont pas qu’une fonction ornementale : en Égypte, ils produisent des légumes, des fruits, du vin, des papyrus et s’enrichissent des plantes rapportées des voyages dans le pourtour méditerranéen. En Grèce, en revanche, on cultive surtout l’art du jardin lyrique, bois sauvage et béni des dieux où les fleurs poussent naturellement. Les arbres, divinisés, prolongent les perspectives des temples et offrent une ombre rafraîchissante et philosophique dans les jardins publics fréquentés par Platon et Épicure.
Les Romains s’inspirèrent, pour créer leurs jardins, de toutes ces traditions grecques, égyptiennes et orientales. Ils inventèrent un style sophistiqué, reposant sur un mélange d’art symbolique (sculptures végétales, statues de divinités, bassins d’eau) et de beauté naturelle exhalée par les plantes, les fleurs, les arbres fruitiers. Ces jardins de plaisir, façonnés par la puissance romaine, habillèrent bientôt toutes les villas des grands notables, ainsi que le décrivent au premier siècle ap. J.-C. Pline le Jeune et Varro, dans De re rustica. Plus tard, à la Renaissance, ces jardins inspirèrent les architectes « humanistes ». Avant eux déjà, les moines du Moyen Âge puisaient dans les traités d’agriculture romains les bases du jardinage.
 

 

En Occident, l’histoire des jardins prend racine dans la Rome antique. Les Romains, inspirés par les civilisations grecque, perse et égyptienne, par leurs voyages en Orient, créent une esthétique des jardins qui marquera durablement l’Europe. Les jardins, sophistiqués, font partie intégrante des villas romaines, offrant à la fois un lieu de promenade, d’hommage aux dieux et de culture vivrière. La chute de l’Empire romain, les invasions barbares et les guerres qui se succèdent durant tout le Moyen Âge jettent un voile de ténèbres en Occident. La société féodale est aux mains de clans rivaux qui s’affrontent : les villes se renferment derrière leurs remparts, les châteaux deviennent des forteresses. Seules les cultures utiles, légumes, fruits, céréales, constituent encore quelques champs au pied des murailles. Les jardins réapparaissent autour du VIe siècle dans les abbayes et les monastères : les religieux, reclus et protégés des troubles du monde extérieur, vivent en autarcie sur leurs cultures vivrières mais entretiennent aussi arbres, fleurs ou herbes médicinales. Le jardin s’impose comme un lieu clos (gardo, origine latine du mot jardin, signifie d’ailleurs clôture), doté à la fois d’une fonction productive et religieuse, comme en témoignent au XIe siècle les écrits du moine suisse Walahfrid Strabus. Dans les plans de son monastère idéal de Saint-Gall, le jardin s’organise autour de trois espaces distincts : tout d’abord, le jardin d’herbes, herbalius, où poussent fenouil, sauge, romarin, livèche, marrube ou encore aneth pour concocter les remèdes. Régulièrement alignées dans des carrés de terre et paillées contre les mauvaises herbes, les plantes sont protégées des animaux de la basse-cour par de petites palissades en châtaignier. Puis vient le potager-verger, hortus, installé près des cuisines, qui fournit moult fruits et légumes selon la saison : courges, betteraves, concombres, citrouilles, oignons, salades, poireaux, poires, pêches, prunes, cerises, pommes... Enfin, caché dans l’enceinte du cloître, le jardin de Marie abrite fleurs, treillis et arbustes agencés selon l’inspiration des religieux. La rose rouge, symbole de la passion et des martyrs, le lys blanc, incarnant la pureté et la virginité, le puits placé en son centre, tel le Christ source de vie : tout dans ce jardin ornemental doit inviter à la méditation, au repos du corps et de l’esprit. Image de l’ordonnancement du monde selon Dieu, le jardin offre à la fois le souvenir du jardin d’Éden perdu et l’espoir du paradis céleste tant attendu. En cultivant sa terre, le moine fait un pas vers son salut.

 

Le paradis

« Yahvé Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Yahvé Dieu fit pousser du sol toutes espèces d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. » La Genèse décrit ce jardin des délices comme un lieu de perfection avant la faute, c’est-à-dire avant que n’apparaissent les contraintes amères de la vie terrestre. Le Coran, lui, promet à ses fidèles la récompense d’un jardin paradisiaque après une vie consacrée à la pureté : « Il les récompensera pour leur patience en leur donnant un Jardin et des vêtements de soie. Là, accoudés sur des lits d’apparat, ils n’auront à subir ni soleil ardent, ni froid glacial. Ses ombrages seront à proximité et ses fruits inclinés très bas, pour être cueillis. »
Ces visions religieuses de l’Éden, avant ou après le séjour sur terre, de même que le fabuleux jardin des Hespérides dans la mythologie grecque, associent au jardin la nostalgie du paradis perdu et le rêve utopique du bonheur idyllique.
Pourquoi ce lien si fort entre jardin et paradis ? C’est que le jardin est beaucoup plus qu’une simple parcelle de terrain. S’opposant au caractère désordonné de la nature sauvage, il est harmonieux ; et, même s’il n’est que potager, ce qui est rare, il est organisé pour le plaisir des sens avec ses couleurs, ses senteurs, ses goûts, ses bruissements, les sensations tactiles qu’il procure. C’est y trouver ou retrouver les moments radieux de l’enfance, « le vert paradis des amours enfantines ». Y travailler procure bonheur, promesse de récolte et de beauté. C’est un lieu de ressourcement physique et mental, où se côtoient la nature et l’art. Oui, le jardin est bel et bien une sorte de paradis.
 

 

 

À cette époque, l’Église se lance à la conquête de l’Occident pour le convertir au christianisme. Avec son appui, Charlemagne parvient à ramener l’unité du royaume puis les croisés partent pour Jérusalem. Au contact de l’Orient, les Européens découvrent le charme des jardins islamiques, promenades sensuelles, contemplatives et poétiques, un avant-goût du paradis promis par Allah. Peu à peu, les jardins européens s’enrichissent de plantes nouvelles et s’ouvrent au monde. Une paix relative s’installe en Occident. La culture de fruits et de légumes se développe, notamment en France et aux Pays-Bas. L’agriculture marchande naît et s’organise. Les techniques d’irrigation, de récolte, de taille s’améliorent, et celle de la greffe se répand. Dans les châteaux, qui ne disposaient jusqu’alors que de simples cours et d’un préau, les pelouses, les arbustes, les treillis, les fleurs font peu à peu leur apparition. Les rois et les seigneurs, qui s’enorgueillissent de leurs grands parcs et bois de chasse, font désormais réaliser ces jardins laïcs autour de leur demeure, où les dames aiment à flâner et se reposer. S’il reste délimité par un mur, pour en garantir la tranquillité plutôt qu’une réelle sécurité, le jardin médiéval devient lieu de plaisirs. Au XIIe siècle, moins ordonné que le jardin des monastères, ce « jardin des cinq sens » exhale la beauté de la nature : le bruit de l’eau et le chant des oiseaux bercent doucement l’oreille ; roses, violettes, chèvrefeuilles et lilas caressent délicatement l’odorat ; passant du bleu au rose selon la saison, les plantes ravissent l’œil de leurs couleurs ; les fraises, cassis et framboises comblent les papilles, tandis que les feuilles brillantes, les épines et l’écorce invitent au toucher. C’est bientôt le rendez-vous des dames et des chevaliers, on y lit de la poésie, on y joue quelques refrains. La mode de l’amour courtois, mêlée aux couleurs chatoyantes et aux formes géométriques de l’Orient, donne naissance aux « vergers d’amour », à l’abri des regards indiscrets. Fontaines, arbres verts, roses rouges (qui couronnent la tête de Cupidon dans les représentations antiques), allées ombragées, fruits sucrés et plantes exotiques (citronnier, olivier, oranger) y créent une atmosphère raffinée, comme dans le Roman de la Rose (1440).
 

 

Si le Moyen Âge a su protéger les jardins comme de fragiles boutons de rose, c’est la Renaissance qui va véritablement les faire éclore. Aux XVe et XVIe siècles, les grandes découvertes et expéditions maritimes (Colomb, Vasco de Gama), les avancées des sciences (Galilée, Copernic), les inventions techniques (imprimerie, machines de Léonard de Vinci) bouleversent la vision de l’univers. Entourés de philosophes influencés par le courant de pensée humaniste qui se développe, les seigneurs italiens sont les premiers à donner un nouveau visage à leurs jardins. Renouant avec les traditions de la Rome antique, ils se font construire de magnifiques villas prolongées de jardins en terrasses, dans lesquels ils expérimentent les formes géométriques, installent des statues antiques, des fontaines, des plantes exotiques et remettent au goût du jour l’art topiaire des sculptures végétales. Peu à peu, le jardin devient même le centre de la demeure qui retrouve une position sociale de choix dans la ville. L’ensemble architectural doit présenter une harmonie évidente, exprimer le goût pour la nature et éblouir l’œil. Le jardin est aussi un lieu où s’exprime le pouvoir de l’homme : les princes qui commandent sa réalisation veulent avoir l’impression de façonner un monde à leur manière et, pour cela, intègrent au jardin de multiples décors artificiels et symboliques. Dans son Hypnerotomachia Poliphili publié en 1499, qui inspira les jardiniers de la Renaissance durant plus d’un siècle, l’Italien Francesco Colonna décrit ainsi des jardins agrémentés de statues mythologiques, de grottes, de labyrinthes de verdure, de fontaines de marbre. Ces allégories, qui s’inscrivent dans le courant de pensée humaniste de la Renaissance, sont pour la plupart tirées de l’Antiquité : les grottes de Vulcain, recouvertes de coraux ou de mosaïques, symbolisent les premiers temps de l’humanité. Témoin de cette transformation du jardin en véritable théâtre de verdure, la villa d’Este construite dans les environs de Rome au milieu du XVIe siècle. Cinq terrasses la composent, animées par l’eau qui jaillit des fontaines, coule en cascades et en bassins. Géométrique et régulier, le décor du jardin mêle les verts des ifs, du lierre, des cyprès et des buis à la pierre des escaliers, statues et grottes qui le jalonnent.
 

 

S’il reflète de multiples références au passé, le jardin de la Renaissance est aussi le témoin d’une époque de bouillonnement intellectuel, culturel et scientifique. Les automates et les jeux d’eau de plus en plus sophistiqués envahissent les jardins comme symbole du génie humain. La mode des orangeries fait fureur : le roi de France, Charles VIII, fait venir des jardiniers de Sicile pour disposer à Amboise de ces « pommes d’or » dont on apprécie le feuillage lustré, les fleurs odorantes et bien sûr les fruits acides et sucrés. Les plantes exotiques, rapportées par les explorateurs de leurs longs voyages aux quatre coins du monde, font l’objet de véritables collections. C’est à cette époque qu’apparaît la distinction entre apothicaire, herboriste et botaniste : la science des plantes se développe, les traités de culture font leur apparition et se diffusent aisément grâce à l’imprimerie. Les premiers herbiers séchés se constituent, dépassant l’intérêt pour les seules plantes environnantes. En 1545, la faculté de médecine de Padoue crée le premier jardin botanique : citronnier, maïs, tomate, jasmin, melon constituent quelques-unes des plantes rares qui y sont alors cultivées et précieusement conservées. Le café est mentionné pour la première fois en 1574, la pomme de terre introduite sur l’Ancien Continent en 1588. Aubergines, grenadiers, cotonniers, arbousiers et bien d’autres font ainsi les beaux jours des amateurs éclairés et des botanistes. Au nord de l’Europe, ce sont les fleurs venues de tous les pays qui suscitent l’engouement, notamment les plantes à bulbes et à oignons. Glaïeuls, narcisses et surtout tulipes font perdre la tête aux Flamands. Dans le même temps, les avancées en astronomie ébranlent les certitudes d’alors : la Terre n’est pas au centre de l’univers et pire encore, elle tourne ! Certains jardiniers se réfugient alors dans l’illusion et la contemplation plutôt que dans le naturel et la réalité, habillant leurs jardins d’art baroque : statues, amphithéâtres, temples y offrent un mélange de perspectives propice à l’imagination.
 

 

Au XVIIe siècle, il se construit en France plus de deux mille châteaux, c’est-à-dire autant de jardins à imaginer, planter et entretenir ! Architecte et jardinier travaillent main dans la main, ainsi que l’ont initié les règles de la Renaissance, pour créer des ensembles uniformes réunissant demeure, jardin d’agrément, verger et même potager. Cette volonté est telle qu’un nouveau style de « jardin à la française » émerge bientôt, poussant l’équilibre et l’unité jusqu’à la perfection. Le premier du genre est le jardin du château de Vaux-le-Vicomte, propriété de Nicolas Fouquet, alors surintendant des finances de Louis XIV. Fouquet veut un domaine d’une beauté et d’une ampleur inégalées et s’entoure pour le créer de l’architecte Louis Le Vau, du peintre André Le Brun et d’un jeune jardinier, André Le Nôtre. Ce dernier compose un chef-d’œuvre de broderies végétales basses, soulignées par de hautes palissades encadrant les allées rectilignes et symétriques, admiré par toute la Cour lors de son inauguration en août 1661. Trois semaines plus tard, Fouquet est jeté en prison où il finira sa vie : Louis XIV ne lui pardonnera pas d’avoir surclassé en magnificence les possessions du Roi. Il décide, dans la foulée, de construire le plus beau palais jamais édifié : ce sera Versailles. Le Nôtre, qui se voit confier la conception et la réalisation des jardins, signe là l’œuvre de sa vie dans le plus pur style des jardins à la française. Dans les jardins de Versailles, l’ordre naturel n’existe plus, c’est l’esprit de l’homme qui triomphe. L’art impose sa loi, sous l’emblème du roi, le soleil. Les jardins sont alignés dans une parfaite unité avec les perspectives du château, un coup d’œil sur la terrasse suffit à embrasser les parterres et les allées qui se déploient en contrebas. Les rapports de symétrie, les lignes géométriques confèrent à l’ensemble son équilibre. Les broderies végétales constituent l’essence même du jardin : constituées de fleurs ou d’arbustes bas savamment découpés en motifs, elles sont soulignées de buis nains taillés. Aux parterres végétaux s’ajoutent ensuite les canaux, fontaines, bassins, statues de bronze et de marbre (d’Apollon notamment, la divinité solaire) comme autant d’allégories antiques. Les allées, bosquets, palissades de hautes futaies, arcades et berceaux de verdure achèvent la perspective de l’ensemble. Rien n’est laissé au hasard, la taille des ifs en cône, sphère, cube ou pyramide est parfaitement maîtrisée. Seuls les bois et forêts qui bordent le jardin rappellent le mystère de la vie sauvage. Même le potager n’échappe pas à la règle, Louis XIV exigeant que la culture des fruits et légumes obéisse à la même perfection que n’importe quel « métier d’art » mis en œuvre dans son palais. Ainsi, poireaux, salades, fraises, courges ou petits pois se parent d’une dimension esthétique jusqu’alors inexistante par les bons soins de Jean-Baptiste de La Quintinie. Ce dernier n’aura d’ailleurs de cesse d’éblouir la Cour en servant à belle année oranges, framboises ou tomates tout droit sorties de ses grandes serres, symboles de prospérité. Rien n’est jamais trop beau et Louis XIV n’hésite pas à financer des expéditions lointaines pour enrichir ses jardins des plantes les plus rares et les plus exotiques : poivre, mangue, gingembre, papaye, café, chocolat et thé se retrouvent bientôt à la table du roi et dans le potager et les serres, où les jardiniers tentent de les acclimater. Lorsque les travaux s’achèvent à la fin du XVIIe siècle, Versailles et ses jardins brillent comme le symbole de la monarchie absolue, célèbrent la grandeur du roi sur la nation et la nature. Parce qu’il parfait le monde selon sa volonté, Louis XIV se positionne comme égal de Dieu. Symbole du pouvoir de la monarchie sur la vie politique, culturelle et sociale, Versailles fait l’admiration de toutes les cours européennes. Chaque prince veut alors disposer de « son Versailles » : le style « à la française » s’exporte puis s’acclimate en douceur au pays qui l’adopte et à sa culture. Ainsi, le tsar Pierre le Grand engage Le Blond pour dessiner son château et ses jardins de Saint-Pétersbourg au bord de la mer Baltique ; en Espagne, le roi Philippe V crée le palais de La Granja, avec ses jardins d’eau. En Hollande, les fleurs abondent dans les parterres à la française des jardins du palais royal de Het Loo. L’utilisation, en revanche, de géométries mal équilibrées, de curieuses sculptures végétales mêlées à des représentations antiques donne naissance à des jardins pittoresques, baroques, qui achèvent de tourner la page, au début du XVIIIe siècle, de l’âge d’or des jardins à la française.
 

 

Dès le milieu des années 1730, la réaction au classicisme se fait de plus en plus vive. Rejet d’un carcan social oppressant, besoin de retour à la nature, de liberté, le mouvement des Lumières transforme les esprits et agite les philosophes. L’Angleterre s’est violemment opposée au modèle du jardin à la française : les jardins des grands propriétaires terriens se fondent peu à peu dans la campagne, s’ouvrent sur les champs, les prairies et les bois qu’ils contribuent à mettre en valeur. Lancelot Capability Brown (1715-1783), un jardinier d’origine modeste, recompose les paysages naturels : il remue la terre, crée des lacs, élargit des rivières, plante des centaines de milliers d’arbres et détruit ce qu’il reste des jardins à la française. La nature reprend ses droits, seule sa beauté doit s’exprimer. Symbole de ce renouveau, les fossés ou « ha-ha » qui remplacent désormais les murs. Les jardins, respectant à peu près la géographie des lieux, trouvent toutefois leur « harmonie naturelle » dans le savant dosage de vallons artificiels, de bouquets d’arbres choisis, de fleurs aux couleurs chatoyantes, de ruisseaux serpentant entre les herbes et, ici où là, de petites constructions rustiques, pont de bois ou moulin à vent. Les arbres gagnent une place de premier choix dans le décor : aux côtés des chênes et cyprès, cèdres du Liban et acacias nouvellement introduits en Europe soulignent le côté majestueux du cadre naturel. Quelques îlots de fleurs, souvent exotiques, glycine de Chine, camélia, pivoine, magnolia, freesia illuminent ce paysage verdoyant. De l’autre côté de la Manche, Jean-Jacques Rousseau devient le plus ardent défenseur de ce nouveau goût européen et quasi religieux pour la nature. Empreint des valeurs des Lumières, il la place au cœur de la nouvelle liberté de pensée et de conscience menant au bonheur de l’homme. Il se prend de passion pour ces jardins paysagers à l’anglaise qui commencent à fleurir en France, et trouve à Ermenonville, dans l’Oise, le jardin qui abritera ses rêveries de promeneur solitaire. Créé par le marquis de Girardin en 1760, ce jardin anglais s’organise autour d’une rivière, d’un lac et d’une petite île ; une promenade circulaire se déroule doucement, découvrant tour à tour une grotte, un temple, un autel et une cabane.
À la même époque sont importés en France les jardins anglo-chinois, variation exotique et orientale des jardins à l’anglaise : ruines, pyramides et pagodes y remplacent les fabriques antiques (temples, grottes, etc.) des jardins paysagers, et les fleurs originaires des pays lointains y abondent. La botanique progresse à pas de géant dans ce siècle des Lumières et devient une science à part entière : outre l’Encyclopédie, les ouvrages sont nombreux qui rivalisent de conseils sur les cultures, tandis qu’une nouvelle classification des espèces végétales voit le jour en 1741, sous l’impulsion de Carl von Linné, futur fondateur de l’Académie des sciences de Norvège. La variété des graines et plants disponibles en Europe devient telle que les professions de grainetiers et pépiniéristes s’organisent : portés par la vague des jardins anglais, les Levêque de Vilmorin, une grande famille lorraine, se lancent avec succès dans le commerce du cyprès de Louisiane et du tulipier. Leur premier catalogue, Le bon jardinier, regroupe en 1778 près de 200 espèces courantes de l’époque et répond à l’engouement populaire naissant pour les jardins.

 

Les jardins de banlieue

Le jardin ouvrier, c’est la campagne à la ville. Même s’il est souvent éloigné de quelques kilomètres du lieu d’habitation et parfois coincé entre une autoroute et une ligne de chemin de fer, il offre au modeste citadin, outre la possibilité d’améliorer son ordinaire, un coin de liberté et le plaisir d’être maître sur son terrain. On préfère aujourd’hui l’appellation « jardin familial » à celle de « jardin ouvrier ». Né, à la fin du XIXe siècle, d’une volonté paternaliste de maintenir ou remettre le prolétariat dans le droit chemin (lutte contre l’alcoolisme) par un retour à la terre, ce type de jardin doit être maintenant accessible à tous. Quel que soit son nom, il se définit, selon le Code rural, comme une « parcelle de terrain que son exploitant cultive personnellement en vue de subvenir au foyer à l’exclusion de tout bénéfice commercial ». Ce sont des parcelles accolées les unes aux autres, de dimensions égales.
Tombé en désuétude au cours des Trente Glorieuses, il renaît depuis les années 1970 mais surtout depuis la crise économique des années 1990. Grâce à lui, un chômeur peut pallier son manque de ressources économiques et se procurer une occupation valorisante : de la position d’assisté il passe à celle de producteur et consommateur. Le jardin permet aux travailleurs dont le salaire est modeste de cultiver et de consommer des produits de meilleure qualité que ceux produits industriellement.
Mais le jardin ouvrier n’est pas seulement vivrier. Il devient un lieu d’agrément, avec des fleurs, des clôtures moins austères que le simple grillage, une cabane coquettement aménagée, des chaises longues, un coin repas. Un lieu de convivialité aussi avec les voisins. Et un lieu d’apprentissage pour les enfants : certains de ces jardiniers accueillent des classes pour faire découvrir aux enfants le travail de la terre.
 


 

 

En pleine mutation, portée par les progrès techniques et économiques, l’Europe entame, au XIXe siècle, la démocratisation de sa vie politique et culturelle. L’industrialisation bat son plein. Dans les villes où les usines tournent à plein régime, s’entasse une main-d’œuvre grandissante qui rêve de loisirs et de verdure. À Londres, Hyde Park ouvre ses portes à tous les citadins en 1820 et s’embellit. En France, les promenades publiques, qui existaient déjà dans de nombreuses villes, comme Paris, Nîmes ou Montpellier, s’enrichissent de nouveaux espaces après la confiscation des biens du clergé. Mais les véritables projets d’urbanisation qui changent le visage des villes en les dotant de poumons verts démarrent dans les années 1850. À Paris, Napoléon III confie son projet de restructuration de la capitale au baron Haussmann, préfet de la Seine. Ce dernier fait canaliser les égouts de la ville, concentre les flux de circulation sur de longues et larges artères plantées d’arbres et crée des espaces verts. Les parcs et jardins définissent même la nouvelle géographie parisienne : le bois de Boulogne à l’ouest, celui de Vincennes à l’est, les parcs des Buttes-Chaumont et de Montsouris au nord et au sud. Pour Napoléon III, ces jardins ne constituent pas seulement un cadeau fait au peuple, comme la forêt royale du bois de Boulogne qu’il donne à la ville de Paris en 1852 : ils offrent au peuple citadin et ouvrier le moyen de maintenir une harmonie sociale, de renouer avec des origines souvent campagnardes. Dans les allées du parc de la Tête-d’Or à Lyon ou du bois de Vincennes à Paris, la masse populaire goûte aux joies de ces « outils contre-révolutionnaires » nouvellement mis à sa disposition : la promenade au milieu des plantes de toutes espèces, le repos sous les arbres, les jeux pour les enfants, l’exotisme des animaux du zoo.
À la fin des années 1860, toutes les grandes villes de France et d’Angleterre possèdent leurs jardins publics ; l’ensemble de l’Europe suivra rapidement le mouvement. S’ils marquent durablement de leur empreinte le paysage citadin, aucun d’entre eux n’innove en revanche dans l’art des jardins ; tous adoptent une synthèse des styles précédents, notamment des jardins anglais et des jardins botaniques existants : les plantes nouvelles aux larges feuillages tropicaux font fureur, de grandes serres en verre s’élèvent dans de nombreux parcs. Profitant de cette vague, la botanique connaît un essor sans précédent : mille fois plus d’espèces de plantes qu’au siècle passé sont ainsi acclimatées dans les jardins d’Europe ! Les journaux popularisant le jardinage se multiplient et ouvrent la voie à une vraie démocratisation de la culture des fleurs et des fruits. Dans leurs pages, ils se font l’écho des querelles qui animent alors architectes et paysagistes, chefs de file d’une mise en valeur « formelle » et défenseurs du « naturel » écologique. L’Anglaise Gertrude Jekyll les réconciliera un temps à travers ses jardins offrant aux plantes et aux fleurs toute liberté dans un cadre savamment composé, à la manière d’un tableau de peintre. À Giverny, où il s’installe en 1883, Claude Monet jouera pleinement de ces tracés géométriques qui disparaissent sous un fouillis de fleurs mêlé aux reflets de l’eau des bassins. L’artiste y puisera, jusqu’à la fin de sa vie, une source d’inspiration pour ses tableaux impressionnistes.
 

 

Les jardins ouvriers qui se développent massivement à la périphérie des villes françaises au début du XXe siècle en sont le plus beau symbole : depuis une centaine d’années, le jardin se démocratise, s’individualise. Si les ouvriers de l’époque savourent les fruits et légumes de ce petit lopin de terre qu’ils rejoignent tous les dimanches, les citadins d’aujourd’hui expriment au quotidien leur besoin de se mettre au vert. Les balcons se parent de géraniums et pétunias, les terrasses s’enorgueillissent de rosiers, arbustes nains, lierres en pots, et les plantes d’intérieur s’installent au salon. Les boutiques de jardinage se multiplient, la littérature abonde, les cours affichent complet ; chacun crée, selon ses moyens, ses envies, sa culture, son propre jardin, havre de paix dans le stress de la ville.
Avec le développement des mouvements écologistes d’une part, des biotechnologies d’autre part (qui touchent au caractère sacré de la vie animale et végétale), le retour à la nature se manifeste dans la sauvegarde des jardins et plantes du passé. Des fruits et légumes rustiques sont remis au goût du jour, des conservatoires des espèces s’organisent. Les grands jardins des châteaux et petits parcs privés bénéficient de programmes de restauration, entre respect et interprétation historique. En France, chaque année, plus de 30 millions de visiteurs redécouvrent ainsi ce « patrimoine vert », potager de Villandry et jardins de Versailles en tête. Heureusement, les jardins ne s’endorment pas sur ce glorieux passé. À Chaumont-sur-Loire, célèbre « festival international des jardins », les rencontres entre jardiniers et grand public sont l’occasion d’admirer les œuvres surprenantes de créateurs contemporains. Même éclipsée par la réappropriation populaire de l’art du jardin, l’influence des architectes paysagistes du XXe siècle n’a pas cessé de s’exprimer, notamment à travers les espaces publics. Car ce sont aujourd’hui les villes et les industriels qui assurent le rôle passé des princes et des rois commanditaires de jardins. Tandis que le monde se déchire, que les interrogations sur l’avenir surgissent de toutes parts, les créateurs de jardins, comme Russell Page (1906-1985), redessinent le paysage à travers l’héritage du passé, le mélange des cultures et une connaissance pointue des plantes, arbres et fleurs. Un nouveau souffle inspire les parcs contemporains, qui mêlent en harmonie végétaux et matériaux du siècle (béton, verre, métal, plastique) dans un style le plus souvent épuré. Le parc André-Citroën et le parc de la Villette, à Paris, témoignent de cette volonté de créer un espace moderne unissant ville et nature. Le XXe siècle ne fait donc pas exception, en transposant dans ses jardins, témoins de leur temps comme à chaque époque, les relations complexes de l’homme à son environnement. Au XXIe siècle maintenant d’inventer sa propre culture des jardins et de leur art.

 


© SCÉRÉN - CNDP
Créé en mai 2002  - Tous droits réservés. Limitation à l'usage non commercial, privé ou scolaire.