Extrait
de la chronique d'André Fontainas sur l'exposition Gauguin
Paul Gauguin, Lettres à André Fontainas. © L'Échoppe,
1994. [Pages 42-43]
Mercure de France, janvier 1899
(...) Je n'aime pas beaucoup l'art de M. Paul Gauguin. Longtemps je
m'en suis détourné, j'en ai parlé d'un ton badin un peu prompt,
je ne le connaissais guère. Cette fois, j'ai avec soin examiné les
quelques toiles récentes qui sont exposées dans la boutique de
M.Vollard, rue Laffitte ; et si mon sentiment s'en est, très peu
modifié, j'ai du moins senti naître et s'affirmer en moi une
estime sûre et profonde pour l'?uvre grave, réfléchie, sincère
du peintre. J'ai cherché à comprendre ; j'ai, je crois, pénétré
quelques-uns de ses mobiles ou de ses désirs, je me suis surpris à
les commenter et à les discuter, enthousiaste de plusieurs, en
rejetant quelques autres. En tous cas, je n'ai jamais été
transporté, ni ému, même après cette étude appliquée, comme je
me souviens l'avoir été par certains autres artistes, j'ai cherché
à ma froideur des motifs, et je pense les avoir découverts. (...)
Lettres
de Gauguin à André Fontainas.
[© L'Échoppe, 1994. Pages 11,12,13,14 ]
Tahiti, mars 1899
Monsieur Fontainas,
Mercure de France, n°de janvier, deux articles intéressants :
Rembrandt, Galerie Vollard. Dans ce dernier il est question de moi ;
malgré votre répugnance vous avez voulu étudier l'art ou plutôt
l'oeuvre d'un artiste qui ne vous émotionne, en parler avec intégrité.
Fait rare dans la critique coutumière.
J'ai toujours pensé qu'il était du devoir d'un peintre de ne
jamais répondre aux critiques même injurieuses - surtout celles-là
; non plus à celles élogieuses- souvent l'amitié les guide.
Sans me départir de ma réserve habituelle, j'ai cette fois une
folle envie de vous écrire, un caprice si vous voulez, et comme
tous les passionnels je sais peu résister. Ce n'est point une réponse,
puisque personnelle, mais une simple causerie d'art : votre article
y invite, la suscite.
(...)Violence, monotonie de tons, couleurs arbitraires, etc. Oui,
tout cela doit exister, existe. Parfois, cependant, volontaires -
ces répétitions de tons, d'accords monotones, au sens musical de
la couleur, n'auraient-elles pas une analogie avec ces mélopées
orientales chantées d'une voix aigre : accompagnement des notes
vibrantes qui les avoisinent, les enrichissant par opposition.
Beethoven en use fréquemment (j'ai cru le comprendre) - dans la
sonate pathétique par exemple. Delacroix avec ses accords répétés
de marron et de violets sourd, manteau sombre vous suggérant le
drame. Vous allez souvent au Louvre ; pensant à ce que je dis,
regardez attentivement Cimabue. Pensez aussi à la part musicale que
prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur
qui est vibration de même que la musique est à même d'atteindre
ce qu'il y a de plus général et partant de plus vague dans la
nature : sa force intérieure.
Ici, près de ma case, au plein silence, je rêve à des harmonies
violentes dans les parfums naturels qui me grisent (...)
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