le cubisme |
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La
forme et le signe Aventure esthétique sans pareille, le cubisme est né de la rencontre et du travail de Braque et de Picasso, entre 1907 et 1914. Dans cette conquête d’un nouvel espace pictural, où les formes sont décomposées en fragments, puis combinées en une disposition savante, le rôle des deux artistes fut de part égale. De leurs recherches uniques et exigeantes naîtront des œuvres qui marqueront au fer rouge l’art de notre temps.
UNE PÉRIODE CHARNIÈRE EN EUROPE
Tenter
de comprendre ce que furent les développements du cubisme, de 1907 à
1914, n’aurait guère de sens si, en préambule, l’on omettait l’évocation
de la scène artistique européenne, depuis les dernières décennies du
xixe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il serait vain
d’étudier le cubisme sans ces rapprochements historiques.
L’ÉPOQUE DES PREMIÈRES INTERROGATIONS
En
ce début du XXe siècle, il semble qu’une rupture radicale et définitive
soit en train de s’accomplir. Avant le dadaïsme et la révolution surréaliste,
le cubisme sera une des séquences fortes parmi ces mutations radicales.
La peinture ne sera plus jamais pratiquée comme par le passé, ni vue,
ni comprise comme elle le fut durant des siècles.
Georges Braque (1882-1963)
Braque
est né le 13 mai 1882, à Argenteuil. En 1890, sa famille s’installe
au Havre où il entre au lycée et suit des cours du soir à l’École des
Beaux-Arts. En 1899, Braque quitte le lycée pour l’entreprise de son père
où il apprend le métier de peintre-décorateur. Cet apprentissage se
poursuit à Paris, en 1900, avant son service militaire qu’il effectue au
Havre. En 1904, Braque s’installe à Montmartre et commence à peindre. Il découvre
Matisse, Derain. Son premier séjour dans le Midi se déroule à l’Estaque,
en 1906. Il expose ensuite au Salon des Indépendants, en 1907, avec les
« fauves », rencontre Apollinaire, Picasso. C’est le début de
la période cubiste (voir Repères).
« LES DEMOISELLES D’AVIGNON », PREMIER DEFI CUBISTE
La
rencontre « officielle » de Braque et de Picasso, même si
elle ne fut pas vraiment la première, eut lieu à Montmartre, en
novembre 1907, dans l’atelier de Picasso, au Bateau-Lavoir.
Apollinaire y avait accompagné Braque pour qu’il découvrît un étrange
tableau que l’Espagnol venait de peindre : Les
Demoiselles d’Avignon.
Qu’y voit-on ? Cinq femmes nues dans un espace fermé et cloisonné
par ce qui semble être des tentures. De ces créatures aux formes schématisées,
quatre sont debout, une accroupie, vue de dos, le visage pourtant tourné
vers l’extérieur de la composition. Leurs regards sont résolument
portés vers le spectateur. Trois figures, les deux de gauche et celle au
centre, évoquent des sculptures ibériques ; à droite, les deux
faces sont traitées à la manière des masques nègres, dans une extrême
simplification des formes, où l’anthropomorphisme glisse vers
l’animalité. La nudité de ces femmes est à la fois « abstraite »
et provocatrice. L’artiste n’a respecté aucune règle en usage et a
multiplié les styles à l’intérieur d’un même tableau, ce qui fera
dire à Braque, s’adressant à Picasso : « Ta peinture,
c’est comme si tu voulais nous faire boire du pétrole. » Le
tableau restera, parfois couvert d’une bâche, de très nombreuses années
dans l’atelier du peintre. Il est, pour presque tous, incompréhensible
tant la représentation de ces corps féminins est en rupture avec tout
ce qui a pu être vu et connu jusque-là.
Pablo Picasso (1881-1973)
Picasso est né le 25 octobre 1881, à Malaga, en Andalousie. Dès 1888, il commence à peindre. La famille s’installe, en 1891, à La Corogne, où son père, qui est peintre, vient d’obtenir un poste de professeur de dessin. En 1892, Picasso est inscrit à l’École des Beaux-Arts de la ville. La Première Communion et Science et charité, peints à l’âge de 15 et 16 ans, révèlent des dons exceptionnels. En 1901 commence sa période bleue. En 1904, il s’installe au Bateau-Lavoir, à Montmartre, où va débuter la période rose. Les expositions se succèdent. Il rencontre Matisse et Derain en 1906. C’est le début de la période cubiste. En 1917, il peint le Portrait d’Olga dans un fauteuil et se rend souvent en Espagne. C’est le début de la période dite « classique ». La Danse de 1925 marque une nouvelle étape. Picasso est en relation avec André Breton. Première rétrospective à la galerie Georges Petit, en 1932. Il peint Guernica en 1937, durant la guerre d’Espagne ; ce tableau est exposé dans plusieurs villes américaines en 1939 ; en novembre s’ouvre à New York une rétrospective importante. En 1944, le Salon d’automne présente 74 peintures et 5 sculptures qui suscitent de vives réactions. À Antibes, en 1946, puis sur les hauteurs de Cannes, il réalise des œuvres aux thèmes méditerranéens, se consacre ensuite à la céramique, peint des variations sur Les Femmes d’Alger de Delacroix et réalise des portraits de Jacqueline Roque qui deviendra son épouse. En 1959, début des variations sur le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Picasso s’établit à Mougins en 1961. Ce sont les Ménines de Velázquez qui nourrissent son travail en 1968. Matadors, couples, musiciens, nus, sont les sujets de la dernière période de Picasso. Le 14 avril 1972, il peint Le Jeune Peintre, un an avant sa mort, le 8 avril 1973.
LE « PÈRE » CÉZANNE
Souvent débattue, la question du rôle de l’œuvre de Cézanne dans la genèse du cubisme reste récurrente. Il est clair, Cézanne n’a jamais pensé, ni voulu « faire » du cubisme. Il a seulement écrit : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. » Il n’y avait, chez lui, aucune intention de « faire » original mais la volonté d’établir, dans des œuvres, un nouvel ordre du monde et de la peinture. C’est dans cette compréhension des travaux du maître d’Aix que Picasso et Braque peignent, en 1908, des tableaux à la structure très charpentée, où l’anecdote est réduite à sa plus simple expression et dont la palette, bien que réservée, est soumise encore au ton local, c’est-à-dire à la couleur des objets telle qu’elle est perçue dans la réalité. Progressivement, les effets traditionnels de la perspective s’estompent, au profit d’une verticalité de l’image toujours plus accentuée. De grands rythmes régulateurs investissent l’espace pictural et unifient la couleur et la lumière. Le
Paysage
aux deux figures, peint
par Picasso durant l’été 1908, semble être la synthèse de
l’influence cézannienne. On peut imaginer cette évolution très éprouvante
pour le peintre, dont les qualités iconiques – la représentation du réel
prenant le pas sur l’abstraction – vont s’estomper dans ce travail
de mise à nu du fonctionnement de la peinture.
Juan Gris (1887-1927)
Parmi les peintres dont l’œuvre fut marquée par le cubisme, Juan Gris occupe une place privilégiée. Né à Madrid en 1887, il arrive à Paris en 1906 et s’installe au Bateau-Lavoir, où vit Picasso. Ce dernier l’aide à placer ses dessins humoristiques auprès de journaux comme L’Assiette au beurre et Le Charivari. C’est vers 1910 que Juan Gris commence à peindre. Son art est marqué par une obédience rigoureuse à l’orthodoxie cubiste. Géométrie, analyse structurelle de l’espace, des plans et des formes sont les éléments fondamentaux de sa peinture . Juan Gris utilisa la technique du faux marbre chère à Braque, mais aussi les chiffres et les lettres intégrés à la composition ainsi que le collage, en incluant « ... des fragments d’espace illusionniste dans une syntaxe cubiste » (Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, R. Laffont, 1995). Parfois austère, la tonalité de ses œuvres peut s’égayer jusqu’à atteindre un chromatisme diapré. Il développe ses préoccupations picturales en trois dimensions dans une sculpture de 1917-1918, L’Arlequin. Dessinateur accompli, la gravure lui donne de belles possibilités d’expression. Il réalise aussi des décors et des costumes pour le théâtre. Après 1920, Juan Gris semble vouloir concilier une représentation et un espace plus classiques avec les données du cubisme. La force de son art paraît alors quelque peu s’adoucir, en particulier lorsqu’il traite la figure de Pierrot. La maladie mettra un terme prématuré à sa vie et à son œuvre, alors qu’il est seulement âgé de quarante ans. Picasso, dont il avait réalisé un portrait en 1912, dira de lui : « C’est beau, un peintre qui savait ce qu’il faisait ! »
CE QUE LE CUBISME FUT VRAIMENT
Braque
et Picasso ont voulu analyser avec une rigueur quasi scientifique, tout
en préservant la perception sensible, le rapport qui pouvait s’établir
entre leurs regards posés sur le monde et les moyens picturaux connus
d’eux ou ceux qu’ils s’inventaient au fur et à mesure de leurs
besoins. L’automobile, la lumière électrique, la photographie, la
radio étaient, en ces temps de début du siècle, des technologies
neuves qui modifiaient largement la perception quotidienne du monde et
les rapports au réel. Depuis Delacroix et Courbet, l’artiste était au
centre de sa création, acteur et sujet. On peut également se souvenir
des poètes : Baudelaire, Mallarmé, Max Jacob, Apollinaire... La présence
de l’art africain et océanien dans les ateliers est conséquente, même
si, parfois, les commentateurs en ont exagéré les effets. C’est une
nouvelle complexité du monde que Picasso et Braque vont mettre en forme,
voulant saisir, dans leurs œuvres, non la vision simplement oculaire et
la sensation qui en résulte, mais la connaissance que cette vision et
cette sensation engendrent. Ils veulent codifier l’ensemble de leur
savoir pour découvrir ce qu’ils ne connaissent pas encore de la
peinture. Cette quête passe d’abord par la destruction de la forme, sa
désarticulation, puis sa reconstruction géométrique à travers une
multiplicité de points de vue, où la planéité du support imposera une
mise à plat des différents éléments concaves et convexes et des
structures, engageant la peinture vers des effets spatiaux jamais vus
jusqu’alors.
UNE PALETTE LIBÉRÉE DE TOUTE INTERPRÉTATION NATURALISTE
De
l’été 1908, passé à l’Estaque pour Braque et à La
Rue-des-Bois pour Picasso, l’un et l’autre avaient ramené des œuvres
aux coloris à base d’ocre, de terre, de vert sombre, aux répartitions
encore relativement naturalistes ; compositions, harmonies et
valeurs que l’on va retrouver encore, l’été suivant, à Horta de
Ebro pour Picasso et à La Roche-Guyon pour Braque, où Cézanne avait
travaillé. À partir des derniers mois de l’année 1909, la
couleur semble être utilisée, par les deux peintres, d’une manière
tout à fait arbitraire, limitée à un ton de terre et ses variantes et
à un bleu gris et ses modulations. Une irisation de blanc ou de nacre
vient parfois créer une sensation visuelle abstractisante, aux angles
tranchants et incisifs. Cette méthode, durant l’été 1910, a
pour effet de mettre en évidence la prépondérance d’un tracé régulateur
« objectif » et systématique qui détermine et conjugue
structures et formes. Chez Braque, l’espace du tableau trouve alors sa
cohésion sensible dans une distribution floconneuse de la touche colorée,
où chaque partie du tableau semble « coulisser » avec les
autres. L’utilisation de sable ou de sciure mêlés aux pigments venant
parfois renforcer ces effets. Ainsi, à la cassure de Picasso, se
substituent les modulations de Braque.
DES PRATIQUES INACCOUTUMÉES
Dès
l’automne 1909 apparaissent, dans une peinture de Braque, des
lettres peintes. En 1911, à Céret, Picasso et lui vont intégrer dans
leurs œuvres le titre d’un journal, L’Indépendant,
peint en style gothique. Au début de 1912, Braque rejoint Paris,
ramenant les premiers tableaux où sont visibles des lettres dessinées
au pochoir et sur lesquels il a pratiqué, à l’aide d’un peigne en
acier, la technique du faux bois, apprise par lui durant sa formation de
peintre-décorateur. Dans les bagages du peintre se trouvent certainement
des sculptures en papier. Cette pratique du faux bois est, pour Braque
qui redoute l’abstraction, un moyen d’établir une liaison entre la
surface peinte et la réalité du monde, mais aussi de montrer des formes
pensées pour elles-mêmes, signes qui régulent l’espace pictural. Par
ailleurs, son goût du beau trouve, dans cet exercice, une satisfaction
non négligeable. Son Compotier
et cartes de 1913,
traité de la sorte, acquiert ainsi une sérénité particulière, où la
règle semble corriger l’émotion et l’émotion corriger la règle.
Les « cubisteurs »
« Il
est peu d’œuvres d’avant-garde, au cours des cinquante ans qui
suivent les années 1910-1913, qui, de près ou de loin, ne doivent
quelque chose à la révolution du cubisme » (Françoise Cachin,
Picasso, 1907-1917, Flammarion,
1977). Cette affirmation a pu être vérifiée tout au long des années
et encore aujourd’hui, à la fin du XXe siècle. En effet,
concomitantes aux recherches des deux pionniers, vont se développer des
productions empruntant, ici et là, des arrangements aux recherches de
Braque et de Picasso.
LES PAPIERS COLLES, SOURCE D’UN ART NOUVEAU
Durant
l’été 1912, moment crucial de leur dialogue, les deux artistes
sont à Sorgues, dans le Vaucluse. Ils vont se promener à Marseille où
ils achètent des œuvres nègres. Braque continue à réaliser des
sculptures en papier et va inventer le procédé du papier collé.
Picasso le suivra. Dire que par cette pratique, l’un et l’autre vont
arriver à la quintessence de leurs recherches n’est peut-être pas
exagéré, tant semblent être mis alors parfaitement au clair les développements
précédents. La déstructuration de la forme, sa recomposition en signes
et plans multiples, l’ouverture de l’espace vers un nouveau rapport
spatial et temporel, la couleur dont le sens est à chercher en elle-même
font du champ pictural cubiste, dans l’exercice du papier collé, un
terrain d’expérimentation unique. L’utilisation de ces matériaux
nouveaux semble permettre une radicalisation des intentions. Souvent
laissé en réserve, le support apparaît ainsi comme le lieu où se joue
la déclinaison des formes en signes et parfois des signes en formes.
LA FIN D’UNE BELLE AVENTURE
« On
a donné le nom de “cubisme rococo” à plusieurs œuvres de Picasso,
au début de 1914 ; il y emploie des couleurs acides, des fragments
décoratifs, des rythmes baroques, des floconnages et autres pointillés
3. » Cette
remarque, qui peut aussi concerner Braque, se justifie dès la fin de
l’année 1913. Cette période paraît être, pour les deux
peintres, un tournant vers des travaux plus « relâchés »
qui semblent s’éloigner de l’orthodoxie cubiste. De plus en plus,
l’attention de l’un et de l’autre se porte vers l’objet en tant
que tel et sa représentation, par le biais du papier découpé et collé.
Un certain illusionnisme formel et spatial concourt à cette évolution.
Ainsi paraît close la partie expérimentale du cubisme, la part héroïque
qui amputa partiellement Picasso et Braque d’une relation directe entre
leurs productions et la représentation du réel. Le Portrait
de jeune fille de
Picasso, peint durant l’été 1914, peut paraître une parodie du
cubisme, par l’usage comme en trompe-l’œil des divers procédés
utilisés auparavant.
Le travail de Braque est brutalement interrompu par la
déclaration de la Première Guerre mondiale. Le 2 août 1914,
Picasso accompagne à la gare d’Avignon son ami qui est mobilisé.
« Nous ne nous sommes jamais revus. » Ils se reverront
parfois, mais ces quelques mots de Picasso disent fortement ce qui fut un
temps privilégié et exceptionnel, une aventure individuelle et commune
pour deux peintres si différents.
1 Jean Cassou, Les Sources du XXe siècle : les arts en Europe, de 1884 à 1914, RMN, 1990. 2 Pierre Cabanne, Le Cubisme, PUF, 1995. 3 Pierre Cabanne, op. cit.
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