le cubisme

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La forme et le signe
Jean-Pierre CHAUVET

Aventure esthétique sans pareille, le cubisme est né de la rencontre et du travail de Braque et de Picasso, entre 1907 et 1914. Dans cette conquête d’un nouvel espace pictural, où les formes sont décomposées en fragments, puis combinées en une disposition savante, le rôle des deux artistes fut de part égale. De leurs recherches uniques et exigeantes naîtront des œuvres qui marqueront au fer rouge l’art de notre temps. 


Le cubisme ne fut ni une théorie, ni une école, ni un mouvement, même si certains artistes s’en inspirèrent. On les appela parfois les « cubisteurs ». Dialoguant avec l’éditeur d’art Christian Zervos, Picasso lui confia : « Quand nous avons fait du cubisme, nous n’avions aucune intention de faire du cubisme, mais d’exprimer ce qui était en nous. » Selon Guillaume Apollinaire, c’est Henri Matisse, le premier et par dérision, qui prononça le mot « cubisme », affirmation démentie par le peintre. Il semble que la paternité du terme revienne au critique d’art Charles Morice qui l’aurait écrit pour la première fois dans Le Mercure de France, daté du 16 avril 1909.
La déclaration de guerre, en 1914, et la mobilisation de Braque mettront un terme définitif aux recherches communes des deux artistes. 

 

UNE PÉRIODE CHARNIÈRE EN EUROPE 

 

Tenter de comprendre ce que furent les développements du cubisme, de 1907 à 1914, n’aurait guère de sens si, en préambule, l’on omettait l’évocation de la scène artistique européenne, depuis les dernières décennies du xixe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il serait vain d’étudier le cubisme sans ces rapprochements historiques.
À la charnière du XIXe siècle et du XXe siècle, une étonnante éclosion artistique se développe dans l’ensemble des pays européens. À Paris, la dernière exposition des peintres impressionnistes eut lieu en 1886, au moment où « Seurat codifie, systématise l’impressionnisme, mais par là même, introduit dans ce mouvement de pure et instinctive sensibilité des volontés toutes nouvelles d’ordre et de rigueur 1 ». Influencé par l’art gothique et japonais, mais aussi teinté d’expression romantique et baroque, l’Art nouveau, appelé Modern Style ou Jugendstil, se développe. Le Viennois Klimt et Gauguin, pour une part, s’apparentent à ce mouvement, ainsi que les Nabis, en 1900. En Europe du Nord naît l’expressionnisme dont les pères sont Ensor, Kokoschka et Munch. Caractérisé par des accents souvent primitivistes, ce mouvement nordique, par la diversité de ses figures et la complexité de ses sources et de ses réalisations, devient un immense vivier de réflexion et d’action, où coexistent d’archaïques interrogations jouxtant l’expression d’une angoisse existentielle moderne. Un peu plus tard, le fauvisme à Paris, le futurisme en Italie, l’abstraction et le constructivisme en Russie ouvrent des champs absolument neufs où sont conduites des investigations qui ébranlent fortement et définitivement les règles classiques de l’art de peindre. 

 

L’ÉPOQUE DES PREMIÈRES INTERROGATIONS 

 

En ce début du XXe siècle, il semble qu’une rupture radicale et définitive soit en train de s’accomplir. Avant le dadaïsme et la révolution surréaliste, le cubisme sera une des séquences fortes parmi ces mutations radicales. La peinture ne sera plus jamais pratiquée comme par le passé, ni vue, ni comprise comme elle le fut durant des siècles.
Après des œuvres de facture classique et d’une belle habileté, peintes par un Picasso qui n’a pas vingt ans en 1900, le peintre s’intéresse aux différents mouvements et artistes qui marquent le passage d’un siècle à l’autre : post-impressionnisme, pointillisme, primitivisme, Cézanne, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Gauguin, Degas, Steinlen. L’exubérance colorée du fauvisme le tentera occasionnellement ; quelques œuvres de sa production l’attestent.
Mais en ces années 1900-1905, Picasso est surtout le créateur de peintures à dominantes bleue ou rose, où, par l’ascèse de la couleur, il exprime les premières interrogations majeures de son art. Le bleu révèle alors, pour lui, la couleur de l’espace, où se concentrent les questions cézanniennes ; le rose, et par extension l’ocre, sont des couleurs terrestres, réminiscences de l’Espagne, où se construit et s’incarne la représentation des figures et des personnages.
À la même époque, après avoir passé une partie de sa jeunesse au Havre et s’être initié au métier de peintre-décorateur, Braque peint des portraits de ses proches dans une facture qui évoque parfois Corot. À Paris, il découvre, comme Picasso, les forces vives de l’époque, et à l’occasion du Salon d’automne de 1905 et du Salon des artistes indépendants de 1906, les peintres fauves : Matisse, Derain, Marquet, Camoin, Dufy, Friesz. Jusque-là, Braque a produit des œuvres à tendances impressionniste et naturaliste. On le trouve, fin 1906, à l’Estaque, au bord de la Méditerranée, où il brosse des peintures hautes en couleur, aux traits frustes, qui font de lui un véritable « fauve ». Toutefois, sous la flamboyance chromatique de ces œuvres, se décèlent des qualités de lumière et de matière qui n’appartiennent qu’à Braque, car, pour lui, les couleurs ne peuvent pas être des « cartouches de dynamite », comme pour Derain.
Picasso, la même année, passe l’été à Gosol, en Espagne, où son langage pictural s’affermit considérablement. Avant son départ, il avait pu découvrir, au musée du Louvre, des sculptures ibériques (Ve-IIIe siècle avant J.-C.) provenant de Cerro de Los Santos et de Osuna, sites proches de Malaga, sa ville natale, en Andalousie. En 1906, Matisse expose son tableau Le Bonheur de vivre. Lui et Derain vont acquérir, cette année-là, leur premier masque africain. À Aix-en-Provence, Cézanne meurt. Picasso, durant l’automne, commence à travailler sur le thème du bordel dont l’aboutissement, quelques mois plus tard, sera Les Demoiselles d’Avignon

 

Georges Braque (1882-1963)

 

Braque est né le 13 mai 1882, à Argenteuil. En 1890, sa famille s’installe au Havre où il entre au lycée et suit des cours du soir à l’École des Beaux-Arts. En 1899, Braque quitte le lycée pour l’entreprise de son père où il apprend le métier de peintre-décorateur. Cet apprentissage se poursuit à Paris, en 1900, avant son service militaire qu’il effectue au Havre. En 1904, Braque s’installe à Montmartre et commence à peindre. Il découvre Matisse, Derain. Son premier séjour dans le Midi se déroule à l’Estaque, en 1906. Il expose ensuite au Salon des Indépendants, en 1907, avec les « fauves », rencontre Apollinaire, Picasso. C’est le début de la période cubiste (voir Repères).
À la guerre, il est blessé le 11 mai 1915, à Carency. Il doit être trépané. Il recommence à peindre en 1917, réalisant l’année suivante la série des Guéridons. En 1922, il quitte Montmartre pour Montparnasse, où il entreprend notamment la série des Cheminées. En 1931, il passe l’été en Normandie, à Varengeville, ce qu’il fera désormais jusqu’à la fin de sa vie. Sa première rétrospective a lieu à la Kunsthalle de Bâle, en 1933 ; d’autres suivront, en 1939-1940, à Chicago, Washington et San Francisco. Braque jouit alors d’une gloire internationale. Après des chefs-d’œuvre tels Le Salon et Le Billard, il inaugure, en 1949, sa série des Ateliers, et il peint, en 1952, le plafond de la salle Henri II, au Louvre. Pour l’église de Varengeville, il réalise des vitraux. La Sarcleuse (1961-1963) clôt son œuvre admirablement, métaphore du travail de l’artiste qui, toute une vie durant, a tracé son sillon. Braque a aussi réalisé des sculptures et des bijoux. Il meurt à Paris, le 31 août 1963. Au cours de ses funérailles nationales, André Malraux prononce un discours dans la Cour Carrée du Louvre.
Braque est enterré à Varengeville, face à la mer.

 

« LES DEMOISELLES D’AVIGNON », PREMIER DEFI CUBISTE 

 

LES DEMOISELLES D’AVIGNON 1907

 

La rencontre « officielle » de Braque et de Picasso, même si elle ne fut pas vraiment la première, eut lieu à Montmartre, en novembre 1907, dans l’atelier de Picasso, au Bateau-Lavoir. Apollinaire y avait accompagné Braque pour qu’il découvrît un étrange tableau que l’Espagnol venait de peindre : Les Demoiselles d’Avignon. Qu’y voit-on ? Cinq femmes nues dans un espace fermé et cloisonné par ce qui semble être des tentures. De ces créatures aux formes schématisées, quatre sont debout, une accroupie, vue de dos, le visage pourtant tourné vers l’extérieur de la composition. Leurs regards sont résolument portés vers le spectateur. Trois figures, les deux de gauche et celle au centre, évoquent des sculptures ibériques ; à droite, les deux faces sont traitées à la manière des masques nègres, dans une extrême simplification des formes, où l’anthropomorphisme glisse vers l’animalité. La nudité de ces femmes est à la fois « abstraite » et provocatrice. L’artiste n’a respecté aucune règle en usage et a multiplié les styles à l’intérieur d’un même tableau, ce qui fera dire à Braque, s’adressant à Picasso : « Ta peinture, c’est comme si tu voulais nous faire boire du pétrole. » Le tableau restera, parfois couvert d’une bâche, de très nombreuses années dans l’atelier du peintre. Il est, pour presque tous, incompréhensible tant la représentation de ces corps féminins est en rupture avec tout ce qui a pu être vu et connu jusque-là.
Au printemps 1908, soit un an après Les Demoiselles d’Avignon, Braque peint son Grand Nu. On ne peut prétendre que, réalisant ce tableau – une femme nue, aux formes agressives, et dont le visage est habité par une étrange expressivité –, Braque n’ait pas songé aux demoiselles de Picasso. Toutefois, les structures formelles et spatiales de cette œuvre nous rappellent surtout l’intérêt que Braque porte à Cézanne et à ses Grandes Baigneuses.
Ainsi, sans être encore compagnons de « cordée », Picasso et Braque avancent vers une construction de l’espace pictural radicalement neuve. Dans leur investigation respective et commune, chacun donne et donnera sa propre mesure.
Avec ses Demoiselles d’Avignon, Picasso surprend tout le monde, même Braque. Mais c’est ce dernier, selon Matisse, qui aurait peint les premiers tableaux cubistes durant l’été 1908, avec ses deux Maison(s) à l’Estaque. Picasso garda un temps une de ces deux peintures dans son atelier ; il en « discutait avec ses amis ».
Faut-il rappeler que les deux pionniers de ce que l’on va nommer, dans les ateliers de l’époque, « le cubisme », ne se réfèrent pas à ce terme ? Ils sont étrangers à l’étiquette. Ils font, non pas du cubisme, mais de la peinture. 

 

Pablo Picasso (1881-1973)

 

Picasso est né le 25 octobre 1881, à Malaga, en Andalousie. Dès 1888, il commence à peindre. La famille s’installe, en 1891, à La Corogne, où son père, qui est peintre, vient d’obtenir un poste de professeur de dessin. En 1892, Picasso est inscrit à l’École des Beaux-Arts de la ville. La Première Communion et Science et charité, peints à l’âge de 15 et 16 ans, révèlent des dons exceptionnels. En 1901 commence sa période bleue. En 1904, il s’installe au Bateau-Lavoir, à Montmartre, où va débuter la période rose. Les expositions se succèdent. Il rencontre Matisse et Derain en 1906. C’est le début de la période cubiste.  En 1917, il peint le Portrait d’OlgaLe Portrait d’Olga 1917

dans un fauteuil et se rend souvent en Espagne. C’est le début de la période dite « classique ». La Danse de 1925 marque une nouvelle étape. Picasso est en relation avec André Breton. Première rétrospective à la galerie Georges Petit, en 1932. Il peint Guernica en 1937, durant la guerre d’Espagne ; ce tableau est exposé dans plusieurs villes américaines en 1939 ; en novembre s’ouvre à New York une rétrospective importante. En 1944, le Salon d’automne présente 74 peintures et 5 sculptures qui suscitent de vives réactions. À Antibes, en 1946, puis sur les hauteurs de Cannes, il réalise des œuvres aux thèmes méditerranéens, se consacre ensuite à la céramique, peint des variations sur Les Femmes d’Alger de Delacroix et réalise des portraits de Jacqueline Roque qui deviendra son épouse. En 1959, début des variations sur le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Picasso s’établit à Mougins en 1961. Ce sont les Ménines de Velázquez qui nourrissent son travail en 1968. Matadors, couples, musiciens, nus, sont les sujets de la dernière période de Picasso. Le 14 avril 1972, il peint Le Jeune Peintre, un an avant sa mort, le 8 avril 1973.

 

LE « PÈRE » CÉZANNE  

 

Souvent débattue, la question du rôle de l’œuvre de Cézanne dans la genèse du cubisme reste récurrente. Il est clair, Cézanne n’a jamais pensé, ni voulu « faire » du cubisme. Il a seulement écrit : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. » Il n’y avait, chez lui, aucune intention de « faire » original mais la volonté d’établir, dans des œuvres, un nouvel ordre du monde et de la peinture. C’est dans cette compréhension des travaux du maître d’Aix que Picasso et Braque peignent, en 1908, des tableaux à la structure très charpentée, où l’anecdote est réduite à sa plus simple expression et dont la palette, bien que réservée, est soumise encore au ton local, c’est-à-dire à la couleur des objets telle qu’elle est perçue dans la réalité. Progressivement, les effets traditionnels de la perspective s’estompent, au profit d’une verticalité de l’image toujours plus accentuée. De grands rythmes régulateurs investissent l’espace pictural et unifient la couleur et la lumière. Le Paysage aux deux figures 1908

Le Paysage aux deux figures, peint par Picasso durant l’été 1908, semble être la synthèse de l’influence cézannienne. On peut imaginer cette évolution très éprouvante pour le peintre, dont les qualités iconiques – la représentation du réel prenant le pas sur l’abstraction – vont s’estomper dans ce travail de mise à nu du fonctionnement de la peinture.
Chez Braque, la présence de Cézanne est tout aussi forte durant cette période, sa Maison à l’Estaque le prouve. En novembre 1908, il présente une exposition de ses œuvres récentes (paysages du Midi, natures mortes avec instruments de musique) à la galerie Kahnweiler ; la préface est rédigée par Apollinaire. Dans Gil Blas, le critique Louis Vauxcelles y consacre quelques lignes : « Il construit des bonshommes mécaniques et déformés, [...] méprise la forme, réduit tout, sites et figures et maisons, à des schémas géométriques, à des cubes. » 

 

Juan Gris (1887-1927) 

 

Parmi les peintres dont l’œuvre fut marquée par le cubisme, Juan Gris occupe une place privilégiée. Né à Madrid en 1887, il arrive à Paris en 1906 et s’installe au Bateau-Lavoir, où vit Picasso. Ce dernier l’aide à placer ses dessins humoristiques auprès de journaux comme L’Assiette au beurre et Le Charivari. C’est vers 1910 que Juan Gris commence à peindre. Son art est marqué par une obédience rigoureuse à l’orthodoxie cubiste. Géométrie, analyse structurelle de l’espace, des plans et des formes sont les éléments fondamentaux de sa peinture

.Bouteilles et couteau  1911-12
 

Juan Gris utilisa la technique du faux marbre chère à Braque, mais aussi les chiffres et les lettres intégrés à la composition ainsi que le collage, en incluant « ... des fragments d’espace illusionniste dans une syntaxe cubiste » (Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, R. Laffont, 1995). Parfois austère, la tonalité de ses œuvres peut s’égayer jusqu’à atteindre un chromatisme diapré. Il développe ses préoccupations picturales en trois dimensions dans une sculpture de 1917-1918, L’Arlequin. Dessinateur accompli, la gravure lui donne de belles possibilités d’expression. Il réalise aussi des décors et des costumes pour le théâtre. Après 1920, Juan Gris semble vouloir concilier une représentation et un espace plus classiques avec les données du cubisme. La force de son art paraît alors quelque peu s’adoucir, en particulier lorsqu’il traite la figure de Pierrot. La maladie mettra un terme prématuré à sa vie et à son œuvre, alors qu’il est seulement âgé de quarante ans. Picasso, dont il avait réalisé un portrait en 1912, dira de lui : « C’est beau, un peintre qui savait ce qu’il faisait ! »

 

CE QUE LE CUBISME FUT VRAIMENT

 

Braque et Picasso ont voulu analyser avec une rigueur quasi scientifique, tout en préservant la perception sensible, le rapport qui pouvait s’établir entre leurs regards posés sur le monde et les moyens picturaux connus d’eux ou ceux qu’ils s’inventaient au fur et à mesure de leurs besoins. L’automobile, la lumière électrique, la photographie, la radio étaient, en ces temps de début du siècle, des technologies neuves qui modifiaient largement la perception quotidienne du monde et les rapports au réel. Depuis Delacroix et Courbet, l’artiste était au centre de sa création, acteur et sujet. On peut également se souvenir des poètes : Baudelaire, Mallarmé, Max Jacob, Apollinaire... La présence de l’art africain et océanien dans les ateliers est conséquente, même si, parfois, les commentateurs en ont exagéré les effets. C’est une nouvelle complexité du monde que Picasso et Braque vont mettre en forme, voulant saisir, dans leurs œuvres, non la vision simplement oculaire et la sensation qui en résulte, mais la connaissance que cette vision et cette sensation engendrent. Ils veulent codifier l’ensemble de leur savoir pour découvrir ce qu’ils ne connaissent pas encore de la peinture. Cette quête passe d’abord par la destruction de la forme, sa désarticulation, puis sa reconstruction géométrique à travers une multiplicité de points de vue, où la planéité du support imposera une mise à plat des différents éléments concaves et convexes et des structures, engageant la peinture vers des effets spatiaux jamais vus jusqu’alors.
Ces incursions dans des espaces inconnus de la peinture, ces déclinaisons nouvelles sont quelquefois sources d’inquiétudes pour les deux peintres. S’ils semblent parfois « s’amuser » à voir le sens de leurs œuvres échapper à l’identification des motifs, la représentation figurative reste, pour eux, fondamentale, une « obsession ». Cette représentation de la forme identifiable dans l’espace cubiste, c’est aussi une distinction possible entre les productions de Braque et de Picasso. Ce dernier veut garder « une caractérisation morphologique et conceptuelle de ses sujets », intégrée à des structures sculpturales et architecturales très affirmées, comme des poteaux dressés. Braque évolue dans un espace dont les pères lointains sont Chardin et Corot, où la forme « glisse » dans l’espace, l’épouse par l’aménagement de « passages » que la touche suscite. Utilisant des structures spatiales et linéaires proches, les deux peintures parviennent à des effets visuels différents, au service d’une intention commune. Ces distinctions trouvent des exemples évocateurs dans la Nature morte au violon de Braque et l’Homme à la guitare de Picasso, œuvres de 1911 qui frôlent l’abstraction. 

 

UNE PALETTE LIBÉRÉE DE TOUTE INTERPRÉTATION NATURALISTE 

 

De l’été 1908, passé à l’Estaque pour Braque et à La Rue-des-Bois pour Picasso, l’un et l’autre avaient ramené des œuvres aux coloris à base d’ocre, de terre, de vert sombre, aux répartitions encore relativement naturalistes ; compositions, harmonies et valeurs que l’on va retrouver encore, l’été suivant, à Horta de Ebro pour Picasso et à La Roche-Guyon pour Braque, où Cézanne avait travaillé. À partir des derniers mois de l’année 1909, la couleur semble être utilisée, par les deux peintres, d’une manière tout à fait arbitraire, limitée à un ton de terre et ses variantes et à un bleu gris et ses modulations. Une irisation de blanc ou de nacre vient parfois créer une sensation visuelle abstractisante, aux angles tranchants et incisifs. Cette méthode, durant l’été 1910, a pour effet de mettre en évidence la prépondérance d’un tracé régulateur « objectif » et systématique qui détermine et conjugue structures et formes. Chez Braque, l’espace du tableau trouve alors sa cohésion sensible dans une distribution floconneuse de la touche colorée, où chaque partie du tableau semble « coulisser » avec les autres. L’utilisation de sable ou de sciure mêlés aux pigments venant parfois renforcer ces effets. Ainsi, à la cassure de Picasso, se substituent les modulations de Braque.
Au cœur de la matière, dans la lumière, les deux artistes utilisent la couleur, libérée de toute interprétation naturaliste, où les formes captées et métamorphosées en signes nous enseignent ce que du monde l’esprit peut percevoir. « ... Ils tentent de donner une représentation de la nature qui ne soit pas une image rétinienne mais montre la construction, la forme, la solidité du réel, la fragmentation des objets servant à établir l’espace et leurs relations dans cet espace 2. » Il s’agit bien là de connaissance et de délectation, ce par quoi la peinture est. 

 

DES PRATIQUES INACCOUTUMÉES 

 

Dès l’automne 1909 apparaissent, dans une peinture de Braque, des lettres peintes. En 1911, à Céret, Picasso et lui vont intégrer dans leurs œuvres le titre d’un journal, L’Indépendant, peint en style gothique. Au début de 1912, Braque rejoint Paris, ramenant les premiers tableaux où sont visibles des lettres dessinées au pochoir et sur lesquels il a pratiqué, à l’aide d’un peigne en acier, la technique du faux bois, apprise par lui durant sa formation de peintre-décorateur. Dans les bagages du peintre se trouvent certainement des sculptures en papier. Cette pratique du faux bois est, pour Braque qui redoute l’abstraction, un moyen d’établir une liaison entre la surface peinte et la réalité du monde, mais aussi de montrer des formes pensées pour elles-mêmes, signes qui régulent l’espace pictural. Par ailleurs, son goût du beau trouve, dans cet exercice, une satisfaction non négligeable. Son Compotier et cartes de 1913, traité de la sorte, acquiert ainsi une sérénité particulière, où la règle semble corriger l’émotion et l’émotion corriger la règle.
L’observation de la Nature morte à la chaise cannée, réalisée par Picasso en 1912, conduit, pour une part, à la même analyse quant à la motivation de l’artiste lorsqu’il intègre dans sa peinture un morceau de toile cirée avec son dessin de cannage imprimé.
Il faut bien comprendre que ces divers procédés utilisés par les deux artistes concrétisent avec évidence les mutations profondes qui modifient l’espace de la peinture, de 1909 à 1913. Cette période sera connue sous le nom de « cubisme analytique ». 

 

Les « cubisteurs »

 

« Il est peu d’œuvres d’avant-garde, au cours des cinquante ans qui suivent les années 1910-1913, qui, de près ou de loin, ne doivent quelque chose à la révolution du cubisme » (Françoise Cachin, Picasso, 1907-1917, Flammarion, 1977). Cette affirmation a pu être vérifiée tout au long des années et encore aujourd’hui, à la fin du XXe siècle. En effet, concomitantes aux recherches des deux pionniers, vont se développer des productions empruntant, ici et là, des arrangements aux recherches de Braque et de Picasso.
Au Salon des Indépendants de 1911 et au Salon d’automne de la même année, exposent, sous la bannière cubiste, des peintres sous « influence ». Braque et Picasso ne participent pas à ces manifestations, où l’on trouve le sculpteur Archipenko, les peintres Delaunay, Gleizes, Duchamp, Kupka, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia, Reth, Villon... désignés comme des « cubisteurs ». Chacun de ces artistes cultive des rapports particuliers avec le cubisme. Parmi eux vont émerger des figures majeures de l’art du XXe siècle.
L’essence même des idées du cubisme trouva un écho particulier auprès de divers sculpteurs, dont les caractéristiques demeurent très différentes. On peut citer Brancusi, Agero, Duchamp-Villon, Laurens, Lipchitz, Zadkine, Gabo et Pevsner. Les conceptions cubistes se répandirent de Montmartre à Montparnasse, et bien au-delà de Paris, en Allemagne, en Europe centrale, en Russie et aux États-Unis. Tous ces rapports et ces liens extrêmement riches et complexes, éphémères ou durables, méritent une étude plus approfondie pour comprendre ce qui s’est véritablement passé dans le domaine artistique, en Europe et ailleurs, depuis Les Demoiselles d’Avignon et le premier papier collé de Braque.

 

LES PAPIERS COLLES, SOURCE D’UN ART NOUVEAU  

 

Durant l’été 1912, moment crucial de leur dialogue, les deux artistes sont à Sorgues, dans le Vaucluse. Ils vont se promener à Marseille où ils achètent des œuvres nègres. Braque continue à réaliser des sculptures en papier et va inventer le procédé du papier collé. Picasso le suivra. Dire que par cette pratique, l’un et l’autre vont arriver à la quintessence de leurs recherches n’est peut-être pas exagéré, tant semblent être mis alors parfaitement au clair les développements précédents. La déstructuration de la forme, sa recomposition en signes et plans multiples, l’ouverture de l’espace vers un nouveau rapport spatial et temporel, la couleur dont le sens est à chercher en elle-même font du champ pictural cubiste, dans l’exercice du papier collé, un terrain d’expérimentation unique. L’utilisation de ces matériaux nouveaux semble permettre une radicalisation des intentions. Souvent laissé en réserve, le support apparaît ainsi comme le lieu où se joue la déclinaison des formes en signes et parfois des signes en formes.
De textures très différentes (imprimées, décorées, colorées, imitant le bois ou d’autres matériaux), les papiers découpés sont, en eux-mêmes, porteurs de sens et générateurs d’ambiguïté. Ils sont à la fois espace et signe, forme, couleur et matière. Leur géométrie rigoureuse développe une puissance formelle, aux effets très directs, d’où l’image émerge, dépouillée et ascétique, ou chargée de fioritures. C’est la pensée en action de Braque et de Picasso qui est ainsi mise en forme, dévoilant l’œuvre en train de se faire, jamais achevée, dans son mystère, son édification, sa respiration.
Dans ce que l’on pourrait appeler « une intimité créatrice », les deux hommes gardent leurs marques. Le Violon et pipe, papier collé réalisé à la fin de 1913, ne peut être que de Braque, tant se dégage de cette œuvre une mesure et une saveur qui n’appartiennent qu’à ce peintre. Picasso use largement de l’invention de son ami, y annexant parfois une dimension d’où la tentation baroque n’est pas exclue. Braque, le premier, était sorti de l’espace plan du tableau en réalisant des guitares en carton. Avec le brio qui est le sien, Picasso multiplie les tableaux reliefs, où se concentrent les effets de la peinture, des papiers collés et de la sculpture. La Guitare et bouteille de Bass de 1913 exprime toute la fougue iconoclaste du peintre espagnol. De ces œuvres si proches et si différentes, un sens commun se dégage. Il sera la source d’un art nouveau, au-delà du cubisme, qui développe alors sa phase dite « synthétique ». 

 

LA FIN D’UNE BELLE AVENTURE 

 

« On a donné le nom de “cubisme rococo” à plusieurs œuvres de Picasso, au début de 1914 ; il y emploie des couleurs acides, des fragments décoratifs, des rythmes baroques, des floconnages et autres pointillés 3. » Cette remarque, qui peut aussi concerner Braque, se justifie dès la fin de l’année 1913. Cette période paraît être, pour les deux peintres, un tournant vers des travaux plus « relâchés » qui semblent s’éloigner de l’orthodoxie cubiste. De plus en plus, l’attention de l’un et de l’autre se porte vers l’objet en tant que tel et sa représentation, par le biais du papier découpé et collé. Un certain illusionnisme formel et spatial concourt à cette évolution. Ainsi paraît close la partie expérimentale du cubisme, la part héroïque qui amputa partiellement Picasso et Braque d’une relation directe entre leurs productions et la représentation du réel. Le Portrait de jeune fille de Picasso, peint durant l’été 1914, peut paraître une parodie du cubisme, par l’usage comme en trompe-l’œil des divers procédés utilisés auparavant.
Les derniers sursauts, dans les limites prescrites par les historiens, apparaissent en 1918 chez Picasso, qui produit des œuvres épurées et décoratives. L’écrivain d’art Maurice Raynal a baptisé cette période « cubisme cristal ».

Le travail de Braque est brutalement interrompu par la déclaration de la Première Guerre mondiale. Le 2 août 1914, Picasso accompagne à la gare d’Avignon son ami qui est mobilisé. « Nous ne nous sommes jamais revus. » Ils se reverront parfois, mais ces quelques mots de Picasso disent fortement ce qui fut un temps privilégié et exceptionnel, une aventure individuelle et commune pour deux peintres si différents.
Ce qui fut dit et fait par l’un et par l’autre, entre 1907 et 1914, demeura vivant et actif dans leur œuvre respective. Le plan et l’image, l’espace et la forme furent, à partir de ces années, conçus et traités autrement. Au-delà de Braque et de Picasso, et de ce que fut le cubisme, bien des questions allaient être posées. Bien des réponses sont encore à venir.

 

 

1 Jean Cassou, Les Sources du XXe siècle : les arts en Europe, de 1884 à 1914, RMN, 1990.

2 Pierre Cabanne, Le Cubisme, PUF, 1995.

3 Pierre Cabanne, op. cit.

 

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