Une initiation jubilatoire
Jean
Verrier
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Quel
plaisir de raconter des contes et de créer ainsi ce rituel chaleureux et
merveilleux qui fait la magie de l’enfance.
Ils remontent à la nuit des temps et sont peuplés
de monstres et de fées. Mais ils disent les peurs et les désirs des
hommes.
Ils nous racontent. Alors, retrouvons-nous dans la
forêt des contes.
Y a-t-il un
âge et un pays pour les contes ? Un âge, celui de l’enfance, si bien que,
lorsqu’on entre au lycée, et même dès la classe de troisième, il n’est
plus question de lire ou d’étudier des contes (« On n’est plus des
enfants ! ») ? Un pays, un de ces pays lointains, dans l’espace comme dans
le temps, que l’industrialisation n’a pas pénétrés et où les illettrés
sont en majorité ? On parle aussi de « contes de bonne femme », de
« contes à dormir debout ». On en connaît quelques-uns (ou on croit les
connaître), peu nombreux et toujours les mêmes :
Le Petit Chaperon rouge, Le Petit Poucet, La Petite Sirène...
(rien que des histoires de « petits »). On a aussi des souvenirs de
dessins animés de Walt Disney :
Cendrillon, Blanche-Neige...
Histoires de fées coiffées d’un chapeau pointu et armées d’une baguette
magique : tout cela n’est pas très sérieux et semble même un peu ennuyeux.
Le « sérieux », la vraie littérature, serait plutôt du côté des
Contes et nouvelles
de Maupassant, des contes philosophiques de Voltaire ou des contes
libertins de La Fontaine. Mais parle-t-on alors de la même chose ?
S’agit-il du même genre de contes ? Les contes de Perrault ou de Grimm,
eux, tout comme les contes et légendes de tel ou tel pays publiés dans une
collection spécialisée, même s’ils sont des contes « d’auteur », même
s’ils ont été adaptés et fixés, réécrits et pas simplement transcrits,
proviennent de traditions orales et populaires dont nous essaierons de
suivre les traces. Et ils ne sont pas réservés aux enfants.
RACONTE-MOI UNE
HISTOIRE
Pourtant, bien sûr, en raison de leur manichéisme, ils sont
particulièrement bien adaptés aux petits : en général, il y a les bons et
les méchants immédiatement repérables, un héros (ou une héroïne) plein de
vertus, auquel l’enfant s’identifie aisément et dont il sait parfaitement
que les aventures se terminent bien. Ainsi frémit-il, sans trop
d’angoisse, de voir son héros défavorisé et faible au début du conte, puis
malmené au cours de multiples épreuves. À la fin, tout sera résolu dans le
meilleur des mondes : le triomphe et le bonheur sont l’apanage des âmes
méritantes.
Mais pourquoi un enfant réclame-t-il chaque soir qu’on lui raconte le même
conte que la veille, parfois plusieurs fois de suite ? Et pas question
d’en changer un mot ! Une histoire qu’il pourrait se raconter lui-même,
qu’il connaît presque par cœur. Cependant il faut que ce soit cet adulte
qui la lui répète. Après avoir parlé comme la grand-mère qu’elle est, la
conteuse imite la voix du loup, et l’enfant a peur ; mais il sait bien
aussi, il le voit, que c’est sa grand-mère qui parle et pas le loup. Puis
il entendra sa grand-mère imiter la voix du loup qui imite la voix de la
grand-mère : vertige, plaisir. Et la succession des questions : « Que tu
as de grandes jambes..., de grandes oreilles..., de grands yeux..., de
grandes dents ! ». Frissons d’une peur redoutée et souhaitée, comme
lorsqu’on joue à « Promenons-nous dans les bois, loup y es-tu ? que
fais-tu ? ». Derrière cette peur et ce plaisir, qu’y a-t-il donc encore ?
Il y a, même si l’enfant sait lire, le plaisir ineffable d’une complicité
avec l’adulte, d’une présence vivante et chaleureuse, qui sécurisent et
permettent le dialogue. Rien ne peut égaler ce rapport privilégié. Même
les enregistrements sur disques ou cassettes : le conteur est physiquement
absent ; souvent plusieurs comédiens se partagent les rôles, au lieu
qu’une seule voix prenne en charge les voix de tous les personnages par
une suite de variations imitatives.
Le conte serait donc bien lié à l’enfance avec des histoires simples,
certains diraient à l’eau de rose. En apparence seulement. Car le monde de
l’enfance est complexe. Et bien des choses circulent en contrebande entre
l’adulte qui conte et l’enfant.
La morale de l’histoire
De nombreux contes se terminent par une moralité, voire deux chez
Perrault qui affirme, dans sa Préface aux
Contes en vers,
à propos des contes inventés par nos aïeux pour leurs enfants, que
« partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est
puni ». Cela ne correspond guère à ce qui arrive à son gentil
Chaperon rouge qui meurt dévoré par le loup ; mais il s’agit là d’un
avertissement aux jeunes filles. Cependant, outre qu’elle s’adresse
davantage aux adultes qu’aux enfants, la moralité nous enferme dans
une façon de lire, elle réduit le conte à une interprétation qui
exclut toutes les autres. Il en est de même pour les rêves, il ne
suffit pas de savoir ce qu’ils sont censés signifier pour en épuiser
l’étrangeté.
La moralité mise à part, le conte est-il
toujours un récit moral ?
Que penser du Petit Poucet qui, froidement,
laisse égorger les filles de l’Ogre, ment à l’Ogresse et la vole ?
Et des ruses malhonnêtes du Chat botté pour faire accéder son maître
à la richesse et au pouvoir ? Qu’importe, ces héros sont
sympathiques malgré (ou à cause de ?) leurs fourberies et nous nous
réjouissons de leur réussite, sorte de revanche sur l’injustice et
la cruauté du monde. Ainsi la morale se trouve-t-elle quelque peu
égratignée. Il reste que, pour l’usage des enfants, on enferme trop
les contes dans la morale ; certains ont été édulcorés, pour ne pas
dire censurés, afin d’éliminer ce qu’ils pouvaient avoir de trivial,
et souvent un dénouement positif a été rajouté : dans la plupart de
ces versions, le Petit Chaperon rouge est sauvé et le loup durement
châtié. En réalité, le conte parle moins de morale que de quête du
bonheur.
Il utilise un langage symbolique du devenir,
de la métamorphose personnelle possible grâce aux vertus, aux
talents, à l’intelligence de chacun. En ce sens, il est plus
initiatique que moral.
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DES RÉCITS
INITIATIQUES
En réalité, les contes sont pleins d’histoires épouvantables : enfants
abandonnés, livrés à tous les dangers, cruelles marâtres, ogres et loups
gourmands de chair fraîche, pères ou maris bourreaux... La violence et la
mort y sont omniprésentes. Mais on sait bien que l’enfant préfère les
histoires effrayantes aux histoires roses. Souvent le conte apparaît aux
adultes trop cruel ou trop grossier, ou les deux à la fois, pour être
raconté à des petits. Comme cette variante nivernaise du
Petit Chaperon rouge
où la petite fille, sans le savoir, mange les restes de la grand-mère et
boit son sang, sur les conseils du loup. « Pue, salope ! », miaule la
chatte. On comprend que des parents soient souvent tentés de censurer les
contes ou de n’en donner que des versions édulcorées, des versions « pour
enfants » comme disent certains éditeurs. À ceux-là, aux mères américaines
inquiètes, le psychanalyste Bruno Bettelheim dit : « Mères, racontez les
contes de la tradition orale à vos enfants, vous les aiderez à grandir,
vous leur direz des choses que leur âge et votre pudeur vous interdisent
de leur dire. »
En effet, selon lui, les contes parlent, sous une forme symbolique, des
craintes et désirs inconscients de l’enfant face aux parents (géants
parfois inquiétants, ogres, sorcières ou fées), face au monde extérieur
attirant et terrifiant où il a peur et envie de se retrouver seul et
indépendant (comme dans
Le Petit Poucet, Frérot et Sœurette,
etc.), face à sa propre violence (dans la rivalité fraternelle, dans
l’envie d’évincer l’un des parents et même d’être orphelin, etc.), face à
la sexualité (ambiguïté de la scène où le Petit Chaperon rouge se
déshabille et se couche auprès de sa mère-grand qu’on sait être le
loup ;
rapports troubles entre père et fille :
Peau-d’Âne, La Belle et la Bête).
Ces choses « interdites », inter-dites parce qu’elles ne peuvent être
dites qu’entre les mots, sous les mots ou à côté des mots, des
psychanalystes vont essayer de les désigner, à leur manière, jamais
directe, car, contrairement à Bettelheim, ils ne veulent pas réduire le
conte à une seule interprétation. Bien sûr, ce n’est pas pour que les
grand-mères ou les professeurs les montrent à leur tour aux enfants :
ceux-ci ne pourraient ni les voir ni les entendre. Mais cela peut être
utile aux adultes de savoir qu’ils racontent des histoires sous les
histoires, et peut-être de deviner quelles sont ces histoires de
contrebande.
On peut faire sentir l’opacité d’un conte en le faisant entrer dans un jeu
de variantes, rapprochant, comme le fait Monique Schneider dans
Narrativité,
le conte du
Petit Chaperon rouge
et le conte russe des
Oies-Cygnes
qui volent le petit frère de l’héroïne comme elles l’avaient certainement
apporté à sa naissance. La petite fille ira le rechercher en suivant les
oies dans la forêt jusque chez la grand-mère ogresse Baba Yaga, à l’instar
du Petit Chaperon rouge de Grimm avalé par sa grand-mère loup pour sortir
ensuite de son ventre comme par une césarienne : au moins les deux
fillettes savent-elles maintenant d’où viennent les enfants.
Le conte permet ainsi une approche imagée et réconfortante du monde et des
autres puisque, tout en alimentant les fantasmes de l’enfant, il en efface
l’aspect culpabilisant et angoissant grâce à sa dynamique et à sa
conclusion optimistes. Il est un pont entre les adultes et les enfants
dont le poète libanais Khalil Gibran dit que « leurs âmes habitent la
maison de demain que vous ne pouvez visiter même dans vos rêves ». Il
n’est pas une visite du passé mais une exploration symbolique du futur.
CONTES ET IDENTITÉ
CULTURELLE
Mais les contes ne sont pas destinés aux seuls enfants. Il existe des
sociétés où certains contes leur sont même interdits : ils sont réservés
soit aux femmes, soit aux hommes. Surtout dans les sociétés non
industrialisées, où domine encore la transmission orale, où le conte,
souvent proche du mythe, est profondément lié à l’histoire et à la
culture. Le folkloriste américain Alan Dundes a mieux compris les contes
des Indiens hopis de l’Amérique du Nord quand il a eu l’idée de les
comparer à leurs danses, car une danse aussi peut raconter une histoire,
être en quelque sorte une variante d’un conte, ou l’inverse. Et
Lévi-Strauss a mis en rapport des contes et des mythes des Indiens
d’Amérique du Sud avec la façon dont, dans la société qui les produit, on
se marie, on se nourrit, on dispose les habitations du village.
Par ailleurs,
le même Alan Dundes a soulevé un problème à la fois idéologique et
narratologique quand, dans son livre
American Folklore in the New World
(1977), il a critiqué les travaux
de son maître Robert Dorson qui avait transcrit et publié 244 contes,
recueillis auprès de Noirs nés aux États-Unis, dans un livre de poche à
très large diffusion, American Negro
Folktales
(1967). Dorson prétendait que,
même dans les plantations du Sud, il n’avait pas trouvé plus d’un conte
sur dix qui soit d’origine africaine. L’enjeu idéologique est de taille :
pour Dorson, il s’agit de prouver qu’il existe un folklore purement
américain, libéré de toute trace africaine chez les Noirs comme de toute
trace européenne chez les Blancs. Dundes s’appuie sur des arguments
narratologiques pour contester ce point de vue. Pour lui, il s’agit de
savoir où sont les vraies différences et les vraies ressemblances, et il
fait remarquer, par exemple, que Brother Rabbit (Frère Lapin) a beau
rouler dans une Cadillac et ranger son beurre dans un réfrigérateur, ses
histoires sont bien celles de Lièvre dans la savane africaine. Le débat
n’est pas clos puisque, en mai 1993, à Saint-Malo, on s’interrogeait
encore avec Derek Walcott, prix Nobel de littérature, et Raphaël Confiant,
son voisin des Antilles, sur la place qu’il faut faire à l’Afrique dans la
littérature caraïbe.
Dans le
catalogue des contes populaires de France auquel ont travaillé Paul
Delarue et Marie-Louise Tenèze, on trouve des contes du Pays basque. Ils
ont été collectés sur le territoire français, certes. Mais la plupart
l’ont été par un Anglais, le révérend Wentworth Webster, au XIXe siècle,
qui les a d’abord traduits du basque en anglais. Son recueil
Basque Legends
figure pourtant bien dans la
liste des « Recueils de contes français ». Qu’est-ce que ces contes
basques ont gardé de leur spécificité culturelle à travers leur passage
dans deux autres langues ? Ainsi les contes présentent-ils un double
aspect : ils permettent aux minorités culturelles d’affirmer leur identité
et ils sont aussi, par le jeu des variantes, un facteur d’ouverture
culturelle et d’intégration sociale dans une communauté plus large.
Un travail sur
les contes permet aujourd’hui, dans certains établissements scolaires,
d’aider à l’intégration des enfants de travailleurs immigrés et de leurs
familles. Par exemple, au Centre de formation et d’information pour la
scolarisation des enfants de migrants (Cefisem) de Lyon, Nadine Decourt a
conduit une expérience avec des conteuses maghrébines auprès desquelles
elle a recueilli des variantes du conte
La Vache des orphelins (Frérot et Sœurette
des contes de
Grimm). Depuis la grand-mère kabyle vivant en France jusqu’à sa
petite-fille, élève de collège, en passant par la mère et l’enquêtrice, le
conte a circulé, avec les accrocs du travail de la mémoire et de la
traduction, de l’oral à l’écrit de la maison au collège où l’on a fabriqué
de nouvelles variantes examinées avec minutie et rigueur. Les conteuses
(et les conteurs), de la grand-mère à l’élève, ne sont pas des objets
d’étude mais les acteurs de leur intégration sociale.
Les ingrédients du conte
Formules initiales et finales
rituelles situant bien le récit dans la fiction la plus irréelle qui
soit, renforcée par l’imprécision du lieu, de l’époque, de la durée.
Récit
atemporel.
Le temps y obéit à ses propres règles : il se fige (une princesse
dort pendant cent ans), s’accélère (un palais se construit en une
seule nuit).
Personnages indéterminés.
Ils n’ont pas de prénom (sauf rares exceptions comme Aurore et Jour,
les enfants de la Belle au bois dormant), encore moins de nom de
famille. Ils sont plutôt désignés par des surnoms qui les
caractérisent une fois pour toutes :
Peau-d’Âne, la Barbe bleue, le Petit Chaperon
rouge, Blanche-Neige. Mais, la plupart du temps, il s’agit d’une
jeune fille, d’un petit tailleur, du fils du roi, etc. Le portrait
est réduit à un ou deux éléments significatifs. Tout cela laisse à
chacun la liberté d’imaginer et de s’identifier à son héros.
Situation difficile :
famine, stérilité, abandon, etc.
Trois
séries d’épreuves à subir :
qualifiante, principale, glorifiante (voir p. 13). Certains les
passent toutes avec succès. Le Petit Chaperon rouge de Perrault ne
réussit que la première mais c’est une exception.
Épisodes
à répétition.
Souvent au nombre de trois (par trois fois, la reine essaie de tuer
Blanche-Neige ; par trois fois, Peau-d’Âne se fait confectionner une
robe), ces épisodes sont une manière d’accrocher l’auditoire, de
faire rebondir le suspense ;
ils acquièrent une valeur incantatoire,
surtout quand ils se doublent de la répétition d’une formule comme
« Sept d’un coup » dans
Le Vaillant Petit Tailleur,
« Tire la chevillette et la bobinette cherra » dans
Le Petit Chaperon rouge.
Intervention du merveilleux.
Formules magiques : « Sésame, ouvre-toi » ; objets magiques : bottes
de sept lieues, lampe, anneau ; personnages magiques : fées,
sorcières, ogres, géants ; lieux magiques : fontaines, châteaux.
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UNE
DIMENSION UNIVERSELLE
Le conte populaire, issu de ou adapté à une société donnée, contribue, par
son schéma narratif, à renforcer la cohésion sociale. Le héros, au début,
se trouve toujours défavorisé, en position marginale, malgré lui. Mais il
finit le plus souvent, grâce à ses vertus, ses efforts, grâce à des moyens
extérieurs pouvant relever du merveilleux, par réintégrer la société et
rentrer dans ses droits. Dénouement absolument pas crédible en réalité et
auquel ne croit pas le public, même naïf. L’intérêt est ailleurs. On sait
bien qu’on ne transformera ni la société ni la loi ni le pouvoir.
Mais la solution utopique proposée par les contes agit comme une soupape
de sécurité ; elle fait rêver, sans trop d’illusions, à des lendemains qui
chantent d’où le mal serait banni ; et elle permet peut-être de rentrer
dans le rang et de mieux supporter le monde tel qu’il est. Le conte expose
les contradictions et les conflits auxquels tout le monde est confronté ;
il peut critiquer les injustices, les abus d’autorité, mais, en général,
il ne remet pas fondamentalement en cause les normes sociales en vigueur.
Il reflète la société telle qu’elle est avec ses drames, ses injustices,
telle qu’elle se souhaite avec des héros idéalisés et le triomphe de la
vertu, telle qu’elle se redoute avec les puissances du mal. Si chaque
société imprime sa marque dans la variante qu’elle produit (en Corse, par
exemple, les nains de
Blanche-Neige
sont des « bandits » réfugiés dans le maquis), on peut trouver, dans la
structure des contes les plus répandus, des conduites plus universelles.
Ainsi, dans de nombreuses variantes de
La Belle et la Bête
ou des
Fées,
une jeune fille est conduite par son père dans une forêt d’où elle revient
« dame », comme aujourd’hui encore, au moins dans de nombreux pays
occidentaux, la mariée entre à l’église, au temple ou à la mairie au bras
de son père et en ressort « dame » au bras de son mari. Les trois types
d’épreuves (qualifiante, principale, glorifiante), que les chercheurs
Maranda et Greimas ont identifiés dans de nombreux contes, peuvent
facilement se retrouver dans la vie courante : les examens, les cérémonies
d’initiation (parfois les deux réunis comme dans le baccalauréat en
France) peuvent passer pour des épreuves qualifiantes. Celui qui satisfait
à ces épreuves reçoit un diplôme, une « peau d’âne », sorte d’auxiliaire
magique dont il se demande parfois quelle sera l’utilité. Cela lui servira
à accomplir des « tâches difficiles », à se lancer dans des « combats »
(épreuve principale) auxquels sa qualification lui a permis d’accéder.
Encore faudra-t-il que son mérite lui soit reconnu contre les prétentions
mensongères de certains rivaux, prompts à recueillir pour eux les lauriers
de la gloire. Il lui faudra fournir de nouvelles preuves : c’est l’épreuve
glorifiante. On retrouve là le modèle narratif d’un des contes les plus
répandus :
Le Tueur de dragons.
LA
COLLECTE ET LA TRANSCRIPTION DES CONTES
« Il n’y a que des variantes. » C’est ce que dit Lévi-Strauss à propos des
mythes, mais on peut en dire autant des contes. Inutile de chercher qui a
commencé, et où. On ne le saura probablement jamais, comme il est vain de
chercher l’auteur de ces histoires drôles qui circulent un peu partout
(histoires belges racontées aux Pays-Bas qui sont les histoires
hollandaises racontées en Belgique, ou histoires polonaises racontées en
Russie qui sont les histoires russes racontées en Pologne). Il est plus
utile de collecter, le plus exactement possible, le plus grand nombre
possible de variantes en notant bien les conditions de la collecte et les
principales caractéristiques du conteur. On peut même fabriquer des
variantes, toujours en définissant le plus clairement possible les règles
de fabrication. Des écrivains (Pierre Gripari, Michel Tournier, Pierrette
Pleutiaux, Roald Dahl, etc.) font ainsi des contes parodiques. La
transmission des contes ne va pas sans incidents de parcours :
transmission rime avec transformation. D’abord par le passage de l’oral à
l’écrit, puis d’une langue à l’autre et d’un pays à l’autre : le lièvre
rusé de la savane et sa dupe l’hyène disparaissent quand leurs contes
entrent dans la forêt équatoriale. Mais le conte demeure : l’araignée et
la tortue ont pris le relais (à moins que le voyage se soit fait en sens
inverse, du sud vers le nord).
Il est vain aujourd’hui de prétendre remonter jusqu’à la source orale des
contes. Rares sont les sociétés où la transmission orale n’a pas rencontré
l’écrit. Des écrivains comme Charles Perrault ou les frères Grimm
entendirent des contes racontés par de merveilleux conteurs ou conteuses
mais qui ne savaient pas écrire. Ils les fixèrent par écrit pour les lire
et les faire lire aux savants. Au XIXe siècle, des
folkloristes, des linguistes, des ethnologues en collectèrent un peu
partout dans le monde.
Il arriva que certains de ces contes venus de la transmission orale soient
illustrés sur des panneaux ou des sortes de bandes dessinées comme les
images d’Épinal, que les colporteurs montraient et commentaient aux
illettrés des villages, avec les vies des saints, les cantiques et les
chansons populaires. Parfois un érudit de la ville venait recueillir des
contes de la bouche d’un vieux conteur ou d’une vieille conteuse (de ces
gens dont on dit que, lorsqu’ils meurent, c’est une bibliothèque qui
disparaît) : qui sait si le conte raconté par la vieille conteuse, et qui
lui avait peut-être été transmis par sa propre mère, ne venait pas de ces
images d’Épinal qui reprenaient Perrault, lequel avait puisé dans la
tradition orale ?
Certains collecteurs, par souci de fidélité à la source orale, ont tenu à
transcrire au plus près. Pourtant comment rendre les gestes, les regards,
les hésitations, les silences du conteur qui en disent souvent autant que
les paroles ? Et pour quel résultat ? Utiles aux spécialistes, ces
transcriptions sont souvent difficiles à lire. Des écrivains, comme Henri
Pourrat ou les frères Grimm, disent que, pour être fidèle à la tradition
orale et populaire du conte, il faut vraiment les écrire et ne pas se
contenter de les transcrire, car ce qui est écrit n’a pas le même sens que
ce qui est dit. Mais alors les « savants » leur reprochent de se faire
plaisir et de trahir leurs « informateurs ». À qui donner raison ? Pour
répondre à cette question, toujours vive, il faut juger sur pièces.
Aujourd’hui, le magnétophone et le Caméscope pourraient permettre de mieux
conserver les contes de transmission orale. Manquera toujours la présence
du public qui fait équipe avec le conteur et influe sur lui par ses
réactions, son attention ou son inattention. Et conserve-t-on les contes
comme on conserve les livres ? La plus grande fidélité aux contes de
tradition orale ne consisterait-elle pas plutôt à leur donner les
meilleures conditions de circulation et de transformation pour qu’ils
restent vivants ?
Les contes parodiques
Dans la tradition orale, il existe tant de variantes d’un même conte
que l’on ne pourra jamais retrouver le conte originel, s’il a jamais
existé. Si bien que l’on pourrait dire que tous les contes sont des
pastiches les uns des autres, ou encore que, si l’on veut pasticher
un conte, on produit une variante. Le conte parodique, lui, est un
conte d’auteur. Il fait partie d’une œuvre, il en porte les marques
caractéristiques, stylistiques en particulier ; il rencontre
« l’équation personnelle » d’un écrivain.
Pour goûter tout le sel de la parodie, le
lecteur doit connaître le texte du conte parodié. « Ce n’est pas le
texte », s’écrie le loup du « Petit Chaperon rouge » de Roald Dahl
(Un Conte peut en cacher un autre).
Mais le Petit Chaperon rouge s’en moque : elle abat le loup d’un
coup de revolver et se fait de la peau un beau manteau de fourrure.
Dans « La Fée du robinet »
(La Sorcière de la rue Mouffetard),
Pierre Gripari renverse la morale du conte de Perrault
Les Fées :
ce n’est pas une récompense de cracher diamants et perles si c’est
pour tomber sous la coupe d’un méchant monsieur qui en profite pour
vous exploiter ; et, en revanche, ce n’est pas une malédiction de
cracher des serpents si l’on rencontre un jeune médecin qui
travaille au département des poisons de l’Institut Pasteur.
Le conte parodique détourne, voire inverse,
le contenu mais aussi la structure et la morale du conte
traditionnel. Toutes les valeurs sont inversées : le loup devient
doux chez Marcel Aymé, les diamants écorchent la bouche alors que
les serpents glissent sans problème dans une parodie des
Fées.
Une véritable connivence s’établit ainsi entre l’auteur et le
lecteur. Le plaisir de la dérision, du clin d’œil, a inspiré de
nombreux auteurs jusqu’aux dessinateurs de BD et aux publicitaires.
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LA
STRUCTURE LINGUISTIQUE DES CONTES
Parce qu’ils se présentent en groupes de variantes, les contes, comme les
mythes, mais aussi comme les recueils de nouvelles, se prêtent à des
études structurales (voir Repères). Il suffit de poser cette hypothèse de
travail que le sens d’un conte, tel qu’un auditeur ou un lecteur peut le
construire dans son écoute ou sa lecture, n’est pas fait de la somme de
sens des phrases qui le composent. On peut transmettre un conte sans que
le récepteur en comprenne tous les mots. Et, réciproquement, on peut
comprendre le sens de tous les mots qui le composent sans réussir à
construire un sens global. Enfin il arrive que, en changeant un seul
élément du conte, on en change la signification globale. Par exemple dans
cette variante poitevine du
Petit Chaperon rouge,
collectée par Geneviève Massignon en 1958, où la fillette est remplacée
par un « petit gars » qui va porter des boudins à grand-mère.
Les travaux de Propp sur la morphologie du conte merveilleux, relayés par
ceux de Greimas sur la sémantique structurale et les modèles actanciels
comme par ceux de Bremond sur la logique du récit, sans oublier les
travaux d’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, sont tous issus de la
comparaison attentive et rigoureuse de contes et de mythes. Ils ont permis
de renouveler considérablement la façon dont, par exemple, on envisage les
rapports entre la syntaxe et la sémantique, la grammaire et le vocabulaire
(voir le fameux article de Lévi-Strauss, « La structure et la forme », sur
La Morphologie du conte
de Propp). Dans le domaine littéraire, ils ont remis en question la
définition du personnage romanesque, ce « vivant sans entrailles » comme
le désigne Valéry. On s’est aperçu que, sous la logique apparente des
rapports psychologiques entre ces personnages, la logique narrative
tissait des rapports beaucoup plus importants entre des objets, des êtres
ou des paysages, tout comme dans les contes où les personnages n’ont pas
d’épaisseur psychologique. De même, les travaux de Propp sur les contes
pour définir la plus petite unité narrative (la « fonction ») et la
« séquence narrative » (d’un méfait à la réparation de ce méfait) ont
permis de s’interroger sur les notions d’intrigue, de dénouement, de
cohérence textuelle, etc. Comme Propp avait comparé cent contes du
folklore russe pour en dégager le modèle du conte merveilleux, Tzvetan
Todorov a comparé les cent nouvelles du
Décaméron
de Boccace pour en dégager une « grammaire du récit ». Au total, ce sont
les travaux sur les contes qui, avec ceux de Gérard Genette sur l’œuvre de
Proust, ont fait naître la narratologie dans les années 1970 en France.
Les types de contes
La collecte systématique, à partir du XIXe siècle, a permis de
réunir de nombreux contes populaires qui, malgré leur diversité,
présentent de grandes ressemblances d’un pays à l’autre, voire d’un
continent à l’autre. D’où la notion de contes types, définie, au
début du XXe siècle, par le Finnois Annti Aarne qui a commencé à les
classer. Un Américain, Stith Thompson, a complété son travail.
L’ouvrage a paru sous le titre
The Types of the Folktale
et a connu plusieurs éditions successives (1927, 1961, 1973, etc.).
La classification Aarne-Thompson (AT), devenue internationale,
distingue, de manière relativement arbitraire, trois grandes
catégories dans les deux mille contes types répertoriés : les contes
d’animaux, c’est-à-dire ceux qui mettent en scène exclusivement des
animaux (1 à 299), les contes proprement dits, subdivisés en contes
merveilleux, en contes religieux, en contes réalistes, en contes
d’ogres stupides (300 à 1 199), les contes facétieux et les contes à
formules, où une phrase est répétée d’un bout à l’autre par le
personnage principal et qui souvent n’ont pas de fin (1 200 à
2 340).
Certains de ces chiffres ne sont accompagnés
d’aucun titre, la place restant libre pour insérer d’autres contes
pas encore collectés. On trouve enfin dans cette classification la
rubrique des contes non répertoriés.
Comme les titres des contes varient d’un pays
à l’autre, chaque type de conte reçoit un numéro (par exemple,
Le Petit Chaperon rouge
est identifié par tous les folkloristes comme le « AT 333 » : ce
n’est pas très poétique mais c’est indispensable). Paul Delarue et,
à sa suite, Marie-Louise Tenèze se réfèrent à cette classification
pour constituer le catalogue des versions du
Conte populaire français.
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PAR
OÙ COMMENCER ?
Les contes, c’est comme la forêt : plus on s’y enfonce, plus on s’y perd.
On s’y perd pour s’y retrouver (parfois chez un ogre) et, comme on n’a
jamais fini de se trouver, on n’a jamais fini de se perdre. Autrement dit,
il ne faut pas croire que, en écoutant, en lisant, en disant, en écrivant
beaucoup de contes (ce qui, bien sûr, est le meilleur des commencements),
en étudiant beaucoup d’ouvrages savants, on va pouvoir mieux les classer,
mieux les maîtriser et que tout va devenir plus clair. Au contraire. Plus
on explique un conte, plus ça se complique. Une des leçons que l’on peut
tirer, c’est qu’expliquer un texte n’est pas le rendre plus clair et plus
léger, mais plus opaque et plus grave.
© SCÉRÉN
- CNDP
Créé
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