Les frères Jacob
(1785-1863) et Wilhelm (1786-1859) Grimm, que la postérité a
indissociablement lié au
point de n’en faire qu’un dans l’esprit commun, l’ont été dans leur
vie comme dans leur œuvre. Leur attachement mutuel remonte à leur plus
tendre enfance. Leurs parcours respectifs ne cessent de se croiser.
Ils poursuivent tous deux des études de droit à l’université de
Marburg et partagent le même réseau d’amis, parmi lesquels
Arnim et
Clemens Brentano. Unis dans leur
volonté d’exhumer les contes du passé, ils publient en 1812 à quatre
mains leurs fameux Kinder und Haus-Märchen.
Leur étroite collaboration scientifique et littéraire se poursuit dans
les années suivantes avec la publication des Chants de l’Edda
(1815), des Légendes allemandes (1816-1818), des Runes
allemandes (1821) et des Contes irlandais (1826). En 1829,
on les retrouve tous deux travaillant à la bibliothèque de Göttingen,
en 1838 à Cassel, trois ans plus tard à Berlin. Plus encore que leurs
contes qui font pourtant leur succès, leur entreprise monumentale
commune demeure le Dictionnaire allemand sur lequel ils
travaillèrent jusqu’à la fin de leur vie. Arrêté à la lettre F, le
dictionnaire a été poursuivi depuis et achevé en 1960 grâce à la
collaboration de plusieurs générations de germanistes. Fondateurs de
la philologie allemande, les frères Grimm ont encore publié une
"Histoire de la langue allemande" (1848).
Les «
Kinder und Hausmärchen
» (Contes pour les enfants et les parents, 1812-1815) de Jacob et
Wilhelm Grimm est l’ouvrage allemand le plus lu, le plus vendu et le
plus traduit au monde. Sa genèse est un puits de secrets et de
mystères : d’où Jacob et Wilhelm Grimm tiennent-ils ces contes ? D’où
vient le petit Chaperon rouge ? La Belle au bois dormant était-elle
allemande ? Heinz Rölleke, le plus grand spécialiste allemand des
contes de Grimm, démêle pour nous fiction et réalité.
Monsieur Rölleke, pourquoi est-ce que les Allemands pensent
immédiatement aux contes de Grimm quand on leur parle de contes de fée
?
Parce que les frères Grimm ont été les premiers au monde à prendre ce
genre au sérieux. Ils ont regroupé les contes selon des critères
scientifiques, les ont rédigés, publiés et commentés. Jusque là, les
contes de fée étaient considérés comme des niaiseries ou de la
superstition. Les « Contes pour les enfants et les parents » de Grimm
réunissent les plus grands contes de la littérature mondiale.
Les
frères Grimm ont ainsi décrit leur méthode de travail : ils seraient
allés par monts et par vaux recueillir les contes auprès des « gens
simples », qui exprimaient « l’esprit populaire anonyme ».
Les Grimm
n’ont jamais pris leur bâton de pèlerin ! Ils faisaient venir chez eux
des jeunes gens et des jeunes filles qui leur racontaient des contes
de fée. La plupart du temps, il s’agissait de jeunes bourgeoises de la
ville de Cassel, comme les trois sœurs Hassenpflug, d’origine
française, qui venaient leur raconter en dialecte hessois des
histoires en réalité françaises, dont bon nombre de contes de
Perrault, ce qui leur fit croire qu’il s’agissait d’histoires du cru.
Les
frères Grimm n’ont jamais avoué cette erreur. Il a fallu attendre vos
publications...
Oui, c’est
alors que la tempête s’est déchaînée : les uns s’indignaient,
reprochant aux frères Grimm d’avoir menti, d’avoir fait passer des
contes français pour des allemands. Le grand quotidien populaire BILD
a écrit que le petit Chaperon rouge avait dans son panier… du rosé
français ! Les autres martelaient qu’il s’agissait bel et bien de
contes allemands. En Hesse, on m’en a naturellement beaucoup voulu. A
mon avis, ce sont là des « querelles d’Allemands ». Les contes sont
plus anciens que les frontières et ils relèvent d’une tradition orale
internationale.
Les frères
Grimm n’avaient-ils vraiment pas conscience qu’ils reprenaient dans
leur recueil les mêmes contes que plus d’un siècle avant eux, leur
confrère français Charles Perrault ?
Si, en
partie. C’est pourquoi ils ont renoncé au qualificatif « allemand »
dans le titre du recueil. Contrairement à d’autres ouvrages comme «
Les Légendes héroïques de l'ancienne Germanie » ou « Mythologie
allemande », leur recueil de contes s’intitule simplement « Contes
pour les enfants et les parents ». De plus, les histoires qui étaient
trop proches de la version française, comme « Le Chat botté » ou « La
Barbe bleue », ont été supprimées dès la seconde édition. En fait, les
frères Grimm auraient dû aussi enlever « La Belle au bois dormant »,
puisque ce conte existait déjà chez Perrault. Mais ils ne l’ont pas
fait, estimant qu’il s’agissait au départ d’un conte germanique qui
n’aurait pénétré dans l’Hexagone que par le fait du hasard. Ils
n’étaient donc pas toujours logiques dans leurs choix. Toutefois, il
est difficile de dire a posteriori s’ils l’ont fait consciemment ou
non.
Quel
public visaient les frères Grimm ?
Leurs
lecteurs ont changé, petit à petit. Les Grimm ont recherché d’abord un
public de scientifiques, puis d’adultes intéressés par la littérature
populaire. L’idée de livre pour enfants ne s’est rajoutée qu’après. La
famille se limitant de plus en plus aux seuls parents et enfants, la
mère, pour l’essentiel, se chargeait de l’éducation des enfants. Comme
il n’existait pas encore de littérature enfantine, les « Contes pour
les enfants et les parents » étaient les bienvenus.
...c’était donc un livre destiné à la bourgeoisie.
Oui. C’est
d’elle qu’ils venaient et vers elle qu’ils allaient. Les histoires
reflètent donc des conceptions et des idéaux bourgeois, comme
l’obéissance aux parents, le précepte de ne pas s’écarter du droit
chemin, etc. Ce n’est qu’en y regardant de plus près qu’on s’aperçoit
que ce n’est pas là l’essentiel. La morale des contes - s’il y en a
une - est en fait à l’opposé. Le roi dans la « Fille du roi et la
grenouille » ordonne à sa fille de coucher avec la grenouille, que
cela lui plaise ou non, parce qu’elle doit tenir sa promesse. Mais la
princesse assassine la grenouille en la jetant contre un mur. Elle
agit donc envers et contre toute morale, et pourtant, elle est
récompensée, elle rencontre un prince ! De même, le petit Chaperon
rouge se soucie peu des mises en garde de sa mère et finit par trouver
son bonheur. Il faut même que les personnages des contes enfreignent
les règles pour mener à bien leur parcours initiatique.
A votre
avis, Ie grand écart entre l’essai scientifique et le livre pour
enfants est-il réussi ?
Jacob
Grimm avait été très contrarié que l’éditeur ait utilisé le mot «
enfant » dans le titre du recueil pour gonfler les ventes. Il était
convaincu qu’on ne pouvait « servir deux maîtres à la fois », qu’il
n’était donc pas possible de rendre et commenter les textes
correctement tout en les édulcorant pour en faire un livre pour
enfants. Mais il finit par accepter, à contrecœur. Le grand écart est
parfaitement réussi : au fil des éditions, Wilhelm Grimm, le frère
cadet, a adapté les textes au goût des enfants, sans leur ôter de leur
substance. C’était le seul moyen de faire de ce livre un succès
mondial.
Propos recueillis par Ariane Greiner pour ARTE Magazine
http://www.arte.tv/fr/I--etait-une-fois/718636,CmC=726204.html
|