Steve Reich

New York  1936

 

Première minute de

Different Trains America

 

J'utilise dans Different Trains, une nouvelle manière de composer qui a ses origines dans mes compositions antérieures pour bandes magnétiques : It's Gonna Rain (1965) et Come Out (1966). L'idée générale est d'utiliser des enregistrements de conversations comme matériau musical.

L'idée de cette composition vient de mon enfance. Lorsque j'avais un an, mes parents se séparèrent. Ma mère s'installa à Los Angeles et mon père resta à New York. Comme ils me gardaient à tour de rôle, de 1939 à 1942 je faisais régulièrement la navette en train entre New York et Los Angeles, accompagné de ma gouvernante. Bien qu'à l'époque ces voyages fussent excitants et romantiques, je songe maintenant qu'étant juif, si j'avais été en Europe pendant cette période, j'aurais sans doute pris des trains bien différents. En pensant à cela, j'ai voulu écrire une oeuvre qui exprime avec précision cette situation. Voilà ce que j'ai fait pour préparer la bande magnétique :

1. J'ai enregistré ma gouvernante Virginia, maintenant âgée de plus de soixante-dix ans, qui évoque nos voyages en train.

2. J'ai enregistré un ancien employé des wagons-lits sur la ligne New York-Los Angeles, maintenant à la retraite et âgé de plus de quatre-vingt ans : M. Lawrence Davis, qui raconte sa vie.

3. J'ai rassemblé des enregistrements de survivants de l'Holocauste : Rachella, Paul et Rachel, tous à peu près de mon âge et vivant aujourd'hui en Amérique, qui parlent de leurs expériences.

4. J'ai rassemblé des sons enregistrés de trains américains et européens des années 1930, 1940.

Pour combiner les conversations sur bande magnétique et les instruments à cordes, j'ai sélectionné des exemples brefs de discours, aux différences de ton plus ou moins marquées, et je les ai transcrits aussi précisément que possible en notation musicale.

Ensuite, les instruments à cordes imitent littéralement la mélodie du discours. Les exemples de conversation et les bruits de trains ont été transférés sur bande magnétique à l'aide d'un échantillonnage de claviers, les sampling keyboards, et d'un ordinateur. Trois quatuors à cordes séparés ont aussi été ajoutés à la bande magnétique préenregistrée et le quatuor final, joué par des musiciens, vient s'ajouter lors du concert.

Different Trains comprend trois mouvements ; mouvement étant pris ici au sens large du terme car les tempi changent fréquemment dans chaque mouvement : L'Amérique ; Avant la guerre L'Europe ; Pendant la guerre Après la guerre

Cette composition a donc une réalité à la fois sur le plan documentaire et sur le plan musical et ouvre une nouvelle direction. C'est une direction qui conduira sous peu, je l'espère, à une nouvelle sorte de théâtre multi-media combinant documentaire, musique et vidéo.

Steve Reich
Traduit de l'américain par Laurent Feneyrou

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Interview extraite de : "Nouvelle musique". Auteur : Stéphane Lelong. Editions BALLAND.

Pouvez-vous me faire un bref historique de la musique dite minimaliste?

Pour résumer, je vous dirais que le premier compositeur à travailler dans ce sens était La Monte Young. La première pièce de ce genre qu'il ait écrite est, je crois, le trio à cordes de 1957. Il m'a écrit The Tortoise : His dreams and Journeys (La Tortue : Ses rêves et ses voyages) qu'après. Cela consistait en de longues notes tenues, dans un timbre donné, et amplifiés de telle façon qu'on ne puisse entendre les harmoniques, et de là, des sonorités différenciées. Tout cela a fait grand effet à Terry Riley. Terry Riley avait quitté la baie de San Francisco pour l'Europe, dont il revint en 1964, alors qu'il composait In C. Nous nous sommes rencontrés, nous avons sympathisé, et je lui ai parlé du groupe d'improvisation que j'avais fondé, et je lui ai proposé nos services pour la création de son morceau. Quand nous avons commencé les répétitions, nous éprouvions beaucoup de difficultés à donner une unité à l'œuvre. Je lui ai alors suggéré de prendre un batteur, ou d'utiliser un instrument qui battrait la mesure. Il m'a dit : " D'accord. Alors quelqu'un jouera les deux do aigus au piano. " Ainsi, ma contribution à cette œuvre aura été de lui donner une impulsion, au sens propre du terme. Le résultat me fit aussi grand effet. C'était en novembre 1964. En janvier 1965, j'écrivais mon opus 1 : It's Gonna Rain. En septembre 1965, je suis retourné à New York, comme je vous l'ai dit, et j'ai commencé à travailler avec Jon Gibson, Arthur Murphy, et aussi un autre musicien, James Tenney, un compositeur et musicien " électronique ". Nous avons donné un deuxième concert avec ma musique à la Park Place Gallery de New York en 1967. C'était le premier grand concert que j'y donnais. Or, la Park Place Gallery exposait des œuvres minimalistes. Il y avait Sol Lewitt, Robert Morris et Robert Smithson. La galerie était un grand lieu de sortie, un endroit où tout le monde venait.

Qu'est-ce que la musique minimaliste, au fond ? Peut-on en donner une définition ? La question se pose aussi d'ailleurs pour la peinture.

Minimaliste est le nom qu'en ont donné les journalistes et les historiens, rien de plus. Il me semble que c'est Michael Nyman qui, le premier, a utilisé ce mot. C'est comme qualifier Debussy, Ravel, Satie, Kœchlin et quelques autres d'" impressionnistes ". C'est un mot emprunté aux arts plastiques et qu'on applique à la musique qui leur est contemporaine. Mais revenons à mon bref historique de la musique minimaliste. En mars 1967, mon ensemble a joué mes compositions trois soirs de suite à la Park Place Gallery. Le soir du deuxième concert, après la représentation, mon vieil ami Phil Glass, que j'ai connu à la Julliard School, est venu me voir en coulisses. Il m'a dit : " C'était fantastique ! Je voudrais te montrer ma musique. " Et de mars 1967 à février 1968, j'ai lu et joué sa musique, et je lui ai donné mon avis. De son son côté, il a écouté ma musique, et il a utilisé les musiciens de mon ensemble, ainsi que moi-même pour jouer la sienne. En mars 1968, il a écrit "One Plus One", qui consistait pour l'exécutant à frapper sur une table à partir de cellules rythmiques d'un ou deux temps, qu'on ajoute et qu'on soustrait entre elles. Son œuvre suivante était une forme de remerciement. Elle s'intitulait "Two Pages" for Steve Reich. Maintenant, il a changé de titre : elle ne s'appelle plus que "Two Pages". Vous remarquerez au passage que Terry Riley avoue sa dette envers La Monte Young, que j'avoue la mienne envers Terry Riley, et que si vous interrogez Phil Glass, il vous dira que tout vient de Ravi Shankar.

Dans Different Trains, vous avez mêlé votre propre histoire à celle d'un peuple ?

Vous savez, je suis né à New York en 1936, et dans les cinq premières années de ma vie, j'ai fait la navette entre New York et Los Angeles parce que mes parents étaient séparés . Soit, regarder par la fenêtre d'un train quand on est enfant, c'est plutôt grisant. Mais en grandissant, je me suis demandé ce qu'avaient pu être ces années. Or il s'est trouvé que ces années étaient 1938, 1939, 1940 et 1941. Il existe une photographie célèbre, celle d'un petit garçon dans le ghetto de Varsovie, qui devait avoir cinq ans, et qui portait un petit chapeau et des culottes courtes. Il avait les mains levées, et on voyait derrière lui des hommes de la Gestapo en armes. Eh bien, ce garçon me ressemble. Moi aussi je portais ce genre de petit chapeau. Et en regardant la photographie, j'ai commencé à prendre conscience que si je n'étais pas né à New York mais en Pologne, j'aurais été ce petit garçon. J'étais à New York, il était à Varsovie ; je suis allé en Californie, il est allé à Auschwitz. Voilà d'où vient l'idée de Different Trains (Des chemins différents). Toute bonne musique a une histoire.

Pensez-vous qu'un compositeur ait une grande influence sur la société dans laquelle il vit ?

Je crois que le rock and roll a un grand impact sur la société, que le rap a un impact, mais pas la musique que je fais, parce qu'elle ne concerne pas assez de gens. C'est une question de proportion.