Koechlin : le Livre de la jungle

On connaît Rudyard Kipling. On connaît Mowgly. Mais connaît-on vraiment le monument que leur dédia Charles Koechlin ?

Charles Koechlin était l’un des techniciens les plus brillants et les plus érudits de l’art des sons : si l’on y ajoute une nature très tôt encline au rêve, on comprend que toutes les conditions favorables étaient réunies chez ce grand artiste pour permettre à ses visions de prendre la forme de compositions musicales richement évocatrices et d’une portée toute philosophique.

Le livre de la jungle
De Zoltan Korda, 1942, 101 mns, VO anglais
STF
Dans la jungle indienne, le vieux Buldeo raconte l’histoire de Mowgli, bébé élevé par une meute de loups. L’enfant sauvage vit parmi les animaux et parle leur langage jusqu’au jour où, adolescent, il est adopté par des villageois. Une femme du village le reconnaît comme étant son fils et lui apprend la vie chez les humains. Mais l’appel de la jungle l’obsède ... La première version filmée de l’œuvre de Kipling et la plus fidèle

Comme beaucoup d’artistes du début du XXe siècle, Koechlin a cédé à l’appel des lointains – indice s’il en est d’un tempérament porté à la rêverie. Cette prédilection pour tout ce qui se situe trop loin pour être perçu autrement que comme une vision fugitive et nimbée de brume explique son attirance pour les vastes espaces dont l’infini stimulait son imagination : mer, forêt, ciel étoilé, hauts sommets...

Sa prédilection pour les récits de voyage lointains relève de la même quête de l’irréel, et sa musique nous entraîne alors vers un Orient imaginaire investi depuis l’époque romantique par nombre d’écrivains, de peintres et même de musiciens (cf. le Désert de Félicien David, l’Africaine de Meyerbeer, etc.). L’Orient de Koechlin, tel qu’il s’incarne dans ses Heures Persanes ou dans son Livre de la Jungle, est d’autant plus envoûtant que rejetant tout exotisme de pacotille, le compositeur utilise une palette sonore essentiellement européenne et occidentale (à savoir les riches possibilités offertes par l’impressionnisme musical, ainsi que par l’atonalité ou la polytonalité, dont il est l’un des initiateurs).


Tribulations et péripéties

L’extraordinaire capacité de Koechlin à traduire en musique les péripéties d’un récit, son atmosphère ou son cadre, ainsi que les tribulation et les sentiments des personnages, se double d’une capacité assez rare de communiquer à l’auditeur l’esprit et les idées sous-jacentes, le sens philosophique dissimulé entre les lignes. Le Livre de la jungle est à cet égard exemplaire : l’oeuvre de Kipling l’a fasciné autant par les sortilèges de sa jungle mystérieuse et frémissante, que par sa philosophie mystique et panthéiste, avec laquelle il se sentait en intime résonance. La composition de cette immense suite s’est étendue de 1899 à 1940 : s’impose cependant, au delà d’inévitables changements du style, une étonnante unité : en ce sens, c’est un véritable résumé de son œuvre, témoin de la diversité et de la richesse de son message d’artiste.

La Loi de la jungle (1934) sert de portique hiératique à l’ensemble du cycle : cette loi à la fois juste et impitoyable dicte leur conduite aux habitants de la jungle. Elle régit leur rapport avec les autres animaux et punit de mort ceux qui la transgressent. Ses multiples règles dérivent d’un principe unique et immuable : l’instinct, la loi de la nature.

Le poème symphonique de Koechlin traduit à la fois l’unité et la simplicité de cette loi, ses formes multiples et son caractère impitoyable. La forme musicale particulière ici adoptée illustre ce principe d’unité : la Loi est une monodie : en dehors d’une pédale renforçant à la basse l’immense tutti orchestral des dernières mesures, ce poème ne comporte ni accord ni polyphonie. La loi revêt l’aspect d’une large phrase mélodique d’allure médiévale plus qu’orientale, thème hiératique, véritable symbole de la règle. La plastique de cette mélopée s’adapte admirablement à une métamorphose continuelle par le procédé de l’imitation, avec des effets d’échos entre les différents pupitres de l’orchestre. L’utilisation du gong accentue la solennité et le mystère de cette page presque religieuses, à la façon d’une cérémonie célébrée au cœur de la forêt parmi les ruines d’un temple ancien. Soutenir l’attention par une simple mélodie sans accompagnement n’est pas facile. Nombre des compositions de Koechlin ne comportent qu’une partie : dans la simplicité même de cette conception dépouillée réside une extrême difficulté à laquelle peu de compositeurs se sont confrontés depuis Bach.


Scherzo des singes

Le poème symphonique des Bandar-Log (1939-1940) est sans doute l’œuvre de Koechlin la plus «populaire» : cela peut tenir à son extrême virtuosité orchestrale, à la perfection de sa forme, à la brillante intelligence déployée dans l’agencement du scénario. Le foisonnement sonore de cette page répond à la volonté d’écrire un véritable «scherzo des singes» non exempt d’humour. Un calme préambule plante comme dans la Course de printemps le décor d’un lumineux matin dans la jungle : accords de quintes en position largement espacée, procédé familier du compositeur pour traduire le calme de la nature. La brusque irruption des singes (les Bandar-Log) vient troubler cette sérénité. Les singes de Kipling sont les animaux à la fois les plus vaniteux et les plus insignifiants. Se croyant des génies innovants, ils ne sont en réalité que de vulgaires copistes.

Koechlin va bien au-delà de la traduction de leurs extravagantes gambades : il se livre à une satire cinglante des artistes qui veulent être à tout prix à la mode et qui s’enferment dans un système sonore pour dissimuler leur foncière impuissance. Ainsi s’essayent-ils aux divers procédés de l’harmonie moderne : debussysme, style atonal et enfin retour «stravinskien» à Bach. Mais ces styles musicaux recèlent des possibilités de beauté lorsqu’ils sont utilisés par de vrais artistes : telle est la signification de la transfiguration par la forêt des divagations prétentieuses des singes. La forêt est un artiste inspiré, et sa réponse est un moment de beauté magique : percussions et harpes créent un fond sonore de calme mystérieux et profond sur lequel le célesta égrène le sujet de la fugue. La strette finale de la fugue possède un lyrisme rayonnant et romantique.

Les singes ne désarment pas pour autant. Leur charivari est finalement interrompu par les grands fauves, Baloo et Bagheera, dont les sonneries menaçantes mettent nos « singes savants » en fuite. Le calme retombe alors et la jungle s’immobilise dans sa primitive sérénité. Le langage de Koechlin atteint ici un sommet de complexité, tout en conservant, malgré l’hétérogénéité des styles mis en œuvre, une étonnante unité. Les instruments supplémentaires sont encore plus nombreux que dans la Course de printemps : piano, glockenspiel, xylophone, célesta, tam-tam, marteau, gong, etc.) L’enregistrement légendaire de Antal Dorati avec le London Symphony, à la fin des années 1960, a beaucoup fait pour le retour en grâce de Koechlin auprès du public.


Musique des cimes

La Méditation de Purun Baghat (1936) est une «musique des cimes» qui reflète l’expérience personnelle de Koechlin en tant qu’alpiniste. Ancien premier ministre d’un maharajah, Purun Baghat a renoncé aux satisfactions matérielles du pouvoir et s’est retiré dans la solitude d’un ermitage de l’Himalaya ; Il s’adonne à la méditation et à la contemplation avec pour seuls compagnons les animaux de la forêt. La musique traduit à la fois l’ascension vers les sommets, et l’essor pris par la méditation du sage, la répétition immuable d’un même motif s’apparentant à certains procédés religieux orientaux visant à aboutir à une extase contemplative.

La forme adoptée est en effet celle d’une passacaille : variation harmonique, rythmique et polyphonique d’un thème dont le contour n’est pas lui-même affecté. Le profil en arche sonore d’un monumental climax encadré par deux sections piano se réfère explicitement à la forme d’une montagne. La musique dépouillée du début se densifie peu à peu, le tissu polyphonique de plus en plus touffu faisant figure d’une gigantesque amplification sonore. Le sommet de l’ascension coïncide avec un immense sommet de tout l’orchestre soutenu par l’orgue. Cet épisode «cosmique» s’enchaîne sur la troisième partie, ramenant en decrescendo la sérénité du début. Les dernières mesures de dissolvent dans une atmosphère paradisiaque et immatérielle, très caractéristique du compositeur. Cette page grandiose réalise une synthèse géniale entre le contrepoint de Bach et la liberté harmonique teintée de modalité, inaugurée au début du siècle par Debussy.
 

Berceuse phoque et fin de siècle

Les Trois Poèmes de la jungle pour soli, chœur et orchestre ont été composés entre 1899 et 1901. La «Berceuse phoque» est certainement l’un des plus précoces chef d’œuvre du musicien : cette page hautement représentative d’une première période créatrice (avant 1914) placée sous le signe de l’esthétique «fin de siècle» et symboliste, propose une milieu sonore suave, diffus et d’une remarquable adéquation au texte : la ligne du soprano émerge sans effort de l’entrelacs de sonorités diaphanes qui semblent avoir capté les reflets argentés de la lune sur les flots. D’étonnantes séquences d’accords de neuvième en chromatisme possèdent un parfum viennois que n’auraient pas désavoué Schreker ou le premier Schoenberg.

La «Chanson de nuit dans la jungle» résonne déjà de la rumeur des bêtes dans le lointain, prémisses de la future Course de printemps. Le «Chant de Kala-Nag» se déploie avec une rudesse appropriée à l’instinct poussant l’éléphant rompre ses entraves pour rejoindre ses frères dans la profondeur de la forêt.


L'irrésistible désir:

La Course de printemps (1911-1927) est à la fois le finale et la page la plus monumentale du cycle. Elle se rapporte au dernier chapitre du Second Livre de la Jungle, avec un argument considérablement modifié dans un sens philosophique par le compositeur : dans la nuit printanière, passe sur tous les êtres «le souffle du désir, de l’instinct irrésistible qui transmet la vie». Devant cet éveil de sa propre sensualité, Mowgli croit avoir absorbé un poison. Pour s’en libérer, il se lance dans une course échevelée, qui lui permet d’éprouver que ses forces sont intactes. La révolte, la rage de cette course frénétique sont entrecoupées de haltes au cours desquelles s’impose le calme de la forêt, jusqu’à ce que Mowgli «s’abatte tellement à bout de souffle que son cœur même semble ne plus battre».

La confrontation avec la forêt, la nuit, le ciel étoilé, le conduisent à l’apaisement et à la prise de conscience du mystère de la vie. Ce poème symphonique très développé articule son plan sur celui du récit : «la nuit, le printemps, la forêt chaude» évoqués en un préambule d’une torpeur troublante et sensuelle ; puis la course proprement dite, en trois parties au cours desquelles le thème musclé et nerveux de Mowgli alterne avec les réponses apaisantes mais équivoques de la forêt à son inquiétude. La troisième partie de cette course est plus développée que les autres. Un climax frénétique et exalté est atteint au terme d’une progression accentuée par l’acidité de l’harmonie polytonale et la frénésie du rythme : «Sa course se précipite mais comme s’il était entraîné par la forêt» dans un vertige de rythmes et de sonorités débridées. L’épilogue commence lorsque le calme s’abat brusquement sur une tenue de l’orgue : «C’est la nuit, un silence pur autour de Mowgli. Il est dans la clairière, au bord d’un grand étang.» Une ample et sereine mélodie s’élève vers la voûte céleste, dont les étoiles «scintillent au-dessus des eaux noires». Koechlin trouve alors des sonorités irréelles et vraiment «cosmiques» (séquences d’accords par mouvement contraire entre cordes et bois, célesta et piano), qui conduisent à une conclusion interrogative devant le grand mystère de la vie.

Message d’une portée philosophique universelle, par lequel Koechlin se range au côtés des grands visionnaires mystiques du début du XXe siécle (Scriabine, Delius ou premier Schoenberg). Les forces orchestrales sont considérables : au grand orchestre habituel sont adjoints piano, orgue et un important groupe de percussions (gong, cymbales antiques, jeu de timbres, célesta, etc.). Créée le 29 novembre 1932 par l’orchestre symphonique de Paris sous la direction de Désormières, cette œuvre apparut d’emblée comme «un chef d’œuvre de la musique contemporaine» (Darius Milhaud).

Michel Fleury

http://www.radiofrance.fr/chaines/orchestres/journal/oeuvre/fiche.php?oeuv=185000052