L'Union
des compositeurs et musicologues soviétiques, fondée en 1932, avait,
durant la seconde guerre mondiale, installé une série de logements à
Ivanovo, au nord-ouest de Moscou, afin d'y loger les compositeurs qu'elle
jugeait importants : Prokofiev, Khatchaturian, mais aussi Kabalevski ou
Miaskovski. Chostakovitch y chanta la résistance du peuple russe (et donc
du régime de Staline) dans sa Septième Symphonie «Léningrad»,
et c'est là aussi qu'il écrira sa Huitième Symphonie.
Résistance ? Traqué par Staline, Chostakovitch a toujours essayé de se
sauver en brouillant les pistes : quel plus bel outil que la musique
instrumentale pour dire ceci en laissant croire cela ? Solomon Volkov, qui
a creusé la question, étudie en détail la genèse et le destin de la Septième
Symphonie (1) et révèle notamment que bien des éléments de la
partition «commencèrent à mûrir en Chostakovitch bien avant l'invasion»
(de l'URSS par l'armée allemande). L'œuvre serait ainsi, d'une certaine
manière, un requiem à la mémoire de toutes les victimes de Léningrad,
celles qui souffrirent à l'occasion de la Révolution, de la guerre
civile qui suivit, puis de la mise en place du nouveau régime. Les
atroces années 30 puis le pressentiment de la guerre à venir ne pouvant
qu'ajouter leur fardeau de douleur à ce terrible constat.
«Je ne me suis pas donné pour tâche de représenter les actions guerrières
de façon naturaliste (le bruit des avions, le grondement des tanks, la
cannonade) ; je n'avais pas l'intention de composer ce qu'on appelle une
“musique de bataille”. Je voulais représenter des événements
terribles.»
Écoutons aussi Christophe Deshoulières (2), «Chosta ne nous a jamais
interdit de trouver dans sa musique-sans-paroles les réponses aux
questions qui mettaient sa vie en danger : “En fin de compte, tout est
dit dans ma musique. Elle n’a pas besoin de commentaires historiques ni
hystériques.” La compassion que nous ressentons souvent pour
“l’homme Chosta” en écoutant sa musique ne doit donc pas nous faire
croire à une quelconque communauté idéologique avec un “compositeur
rebelle” qui aurait mené le double-jeu du Grand Dissident Spirituel
sous la casquette du compositeur officiel prodigue en discours creux. En
vrai schizophrène (mais génial), le bonhomme Chosta s’est perdu dans
le néant qui sépare les deux identités.»
Chostakovitch raconte
«Pour Khrennikov et ses acolytes, le succès des Septième et Huitième
Symphonies équivalait à un couteau sur la gorge. Ils considéraient que
je raflais toute la gloire sans rien leur laisser. Et ces collègues
aveuglés par la haine étaient persuadés que, tant qu'ils ne m'auraient
pas renversé, ils ne pourraient pas vivre en paix.
«Il faut dire que cette histoire commençait à devenir malsaine. Le Chef
et Maître voulait m'apprendre à vivre, et mes frères-compositeurs
voulaient m'anéantir. Chaque fois qu'on m'annonçait un succès de la
Septième ou de la Huitième Symphonie, je me sentais mal à l'aise.
Chaque nouveau succès équivalait à un nouveau clou dans mon cercueil.
Le dénouement fatidique se préparait d'avance, par en dessous. Cela
commença avec la Septième Symphonie. On disait qu'il n'y avait que la
première partie qui faisait impression. Et c'était justement, comme le
remarquaient les critiques, la partie où est représenté l'ennemi. Dans
les autres parties, il aurait fallu montrer la puissance et la force de
l'Armée soviétique. Mais, pour cette tâche-là, disaient-ils,
Chostakovitch n'a pas su trouver de couleurs. On exigeait de moi quelque
chose dans le genre de l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski. Par la suite, la
comparaison de ma musique avec cette ouverture devint un argument très
populaire, mais pas à mon avantage, bien sûr.
«Lorsque la Huitième Symphonie fut jouée, on la déclara ouvertement
contre-révolutionnaire et antisoviétique. On disait : pourquoi, au début
de la guerre, Chostakovitch a-t-il écrit une symphonie optimiste, et à
présent une symphonie tragique ? Au début de la guerre, nous avons
commencé par reculer, alors que maintenant nous attaquons, nous écrasons
les Allemands. Or Chostakovitch en fait une tragédie. Donc, il est du côté
des Allemands. Le mécontentement grossissait et s'accumulait. On réclamait
de moi des fanfares, une ode, on exigeait que j'écrive une Neuvième
Symphonie grandiose. (...)
«C'est sur la Septième et la Huitième Symphonie que j'ai entendu dire
le plus de bêtises. C'est étonnant, mais ces bêtises ont eu la vie
dure. La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de
gens chez nous ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont
enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. C'est ce qui est arrivé
à nombre de mes amis. Où peut-on ériger un monument à Meyerhold ou à
Toukhatchevski ? Seule la musique peut le faire. (...) Par la suite, on a
mis tous les malheurs sur le compte de la guerre. Comme si on n'avait
torturé et massacré les gens que pendant la guerre. Et c'est ainsi que
les Septième et Huitième Symphonies sont restées des “symphonies de
guerre”.»
Dimitri Chostakovitch in Témoignage, les Mémoires de Dimitri
Chostakovitch (Albin Michel, 1980).
(Éléments réunis par Florian Héro)
(1) Solomon Volkov, Chostakovitch et Staline, trad. en français par
Anne-Marie Tatsis-Botton, éd. du Rocher, 2005.
(2) In Mélomane n° 75, p. 1.
http://www.radiofrance.fr/chaines/orchestres/journal/oeuvre/fiche.php?oeuv=150000035
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