Dimitri CHOSTAKOVITCH

Saint-Pétersbourg, 1906 - Moscou, 1975

 

 

3 premières minutes du Moderato (n°2) de la Symphonie n°7 en ut majeur "Léningrad", op.60 (1941)

L'Union des compositeurs et musicologues soviétiques, fondée en 1932, avait, durant la seconde guerre mondiale, installé une série de logements à Ivanovo, au nord-ouest de Moscou, afin d'y loger les compositeurs qu'elle jugeait importants : Prokofiev, Khatchaturian, mais aussi Kabalevski ou Miaskovski. Chostakovitch y chanta la résistance du peuple russe (et donc du régime de Staline) dans sa Septième Symphonie «Léningrad», et c'est là aussi qu'il écrira sa Huitième Symphonie.

Résistance ? Traqué par Staline, Chostakovitch a toujours essayé de se sauver en brouillant les pistes : quel plus bel outil que la musique instrumentale pour dire ceci en laissant croire cela ? Solomon Volkov, qui a creusé la question, étudie en détail la genèse et le destin de la Septième Symphonie (1) et révèle notamment que bien des éléments de la partition «commencèrent à mûrir en Chostakovitch bien avant l'invasion» (de l'URSS par l'armée allemande). L'œuvre serait ainsi, d'une certaine manière, un requiem à la mémoire de toutes les victimes de Léningrad, celles qui souffrirent à l'occasion de la Révolution, de la guerre civile qui suivit, puis de la mise en place du nouveau régime. Les atroces années 30 puis le pressentiment de la guerre à venir ne pouvant qu'ajouter leur fardeau de douleur à ce terrible constat.

«Je ne me suis pas donné pour tâche de représenter les actions guerrières de façon naturaliste (le bruit des avions, le grondement des tanks, la cannonade) ; je n'avais pas l'intention de composer ce qu'on appelle une “musique de bataille”. Je voulais représenter des événements terribles.»

Écoutons aussi Christophe Deshoulières (2), «Chosta ne nous a jamais interdit de trouver dans sa musique-sans-paroles les réponses aux questions qui mettaient sa vie en danger : “En fin de compte, tout est dit dans ma musique. Elle n’a pas besoin de commentaires historiques ni hystériques.” La compassion que nous ressentons souvent pour “l’homme Chosta” en écoutant sa musique ne doit donc pas nous faire croire à une quelconque communauté idéologique avec un “compositeur rebelle” qui aurait mené le double-jeu du Grand Dissident Spirituel sous la casquette du compositeur officiel prodigue en discours creux. En vrai schizophrène (mais génial), le bonhomme Chosta s’est perdu dans le néant qui sépare les deux identités.»


Chostakovitch raconte
«Pour Khrennikov et ses acolytes, le succès des Septième et Huitième Symphonies équivalait à un couteau sur la gorge. Ils considéraient que je raflais toute la gloire sans rien leur laisser. Et ces collègues aveuglés par la haine étaient persuadés que, tant qu'ils ne m'auraient pas renversé, ils ne pourraient pas vivre en paix.

«Il faut dire que cette histoire commençait à devenir malsaine. Le Chef et Maître voulait m'apprendre à vivre, et mes frères-compositeurs voulaient m'anéantir. Chaque fois qu'on m'annonçait un succès de la Septième ou de la Huitième Symphonie, je me sentais mal à l'aise. Chaque nouveau succès équivalait à un nouveau clou dans mon cercueil. Le dénouement fatidique se préparait d'avance, par en dessous. Cela commença avec la Septième Symphonie. On disait qu'il n'y avait que la première partie qui faisait impression. Et c'était justement, comme le remarquaient les critiques, la partie où est représenté l'ennemi. Dans les autres parties, il aurait fallu montrer la puissance et la force de l'Armée soviétique. Mais, pour cette tâche-là, disaient-ils, Chostakovitch n'a pas su trouver de couleurs. On exigeait de moi quelque chose dans le genre de l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski. Par la suite, la comparaison de ma musique avec cette ouverture devint un argument très populaire, mais pas à mon avantage, bien sûr.

«Lorsque la Huitième Symphonie fut jouée, on la déclara ouvertement contre-révolutionnaire et antisoviétique. On disait : pourquoi, au début de la guerre, Chostakovitch a-t-il écrit une symphonie optimiste, et à présent une symphonie tragique ? Au début de la guerre, nous avons commencé par reculer, alors que maintenant nous attaquons, nous écrasons les Allemands. Or Chostakovitch en fait une tragédie. Donc, il est du côté des Allemands. Le mécontentement grossissait et s'accumulait. On réclamait de moi des fanfares, une ode, on exigeait que j'écrive une Neuvième Symphonie grandiose. (...)

«C'est sur la Septième et la Huitième Symphonie que j'ai entendu dire le plus de bêtises. C'est étonnant, mais ces bêtises ont eu la vie dure. La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens chez nous ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. C'est ce qui est arrivé à nombre de mes amis. Où peut-on ériger un monument à Meyerhold ou à Toukhatchevski ? Seule la musique peut le faire. (...) Par la suite, on a mis tous les malheurs sur le compte de la guerre. Comme si on n'avait torturé et massacré les gens que pendant la guerre. Et c'est ainsi que les Septième et Huitième Symphonies sont restées des “symphonies de guerre”.»

Dimitri Chostakovitch in Témoignage, les Mémoires de Dimitri Chostakovitch (Albin Michel, 1980).

(Éléments réunis par Florian Héro)


(1) Solomon Volkov, Chostakovitch et Staline, trad. en français par Anne-Marie Tatsis-Botton, éd. du Rocher, 2005.
(2) In Mélomane n° 75, p. 1.


http://www.radiofrance.fr/chaines/orchestres/journal/oeuvre/fiche.php?oeuv=150000035