Luigi CHERUBINI

 

Florence, 14 septembre 1760 ; Paris, 15 mars 1842

 

Biographie  Chronologie  Extrait(s)

Biographie

Dans son enfance, Cherubini étudie la musique avec son père claveciniste. Dès l'âge de treize

ans, il compose une Messe et un Intermezzo scénique pour le théâtre. Ces premières compositions lui permettent d'aller étudier à Bologne puis à Milan.

1780 Premier opéra, Il Quinto Fabio, dans l'écriture de Métastase. Découragé par les difficultés financières, et ce malgré le succès rencontré, Cherubini poursuit ses études.

1785 Deux de ses œuvres sont données à Londres La Finta Principessa et Il Guilio Sabino . Il est nommé compositeur du roi pendant un an.

1786 Premier séjour à Paris. Cherubini est présenté à la reine Marie-Antoinette par le musicien de cour Giovanni Battista Viotti.

1788 Avant son installation définitive à Paris, représentation à Turin de son dernier opéra italien, Ifigenia in Aulide.

Luigi Cherubini et la muse de la poésie lyrique

Ingres 1842

Paris, musée du Louvre

1789 Dans la capitale, Cherubini acquiert très rapidement une situation de premier plan. Avec Viotti, il installe aux Tuileries une troupe lyrique italienne, " Théâtre de Monsieur ", dont il sera le directeur musical jusqu'en 1792. Il fera notamment représenter les meilleures œuvres de Paisiello et Cimarosa.

1791 L'opéra de Cherubini, Lodoiska est accueilli chaleureusement et confirme la puissante originalité de son talent. Le compositeur bouleverse les habitudes scéniques française en proposant un nouveau style dramatique. Il influencera nombre de compositeurs français parmi lesquels on peut citer Mehul, Berton, Lesueur et Grétry.

1792 A la Révolution française, l'Opéra italien est dissout.

1794 Le style de Cherubini évolue, le compositeur fait preuve d'une maîtrise remarquable de l'orchestration.

1795 Cherubini est nommé inspecteur au nouvel Institut national de musique - futur Conservatoire de Paris.

1797 Avec son opéra Médée, le compositeur signe l'acte de naissance du drame romantique.

1800 Avec Les Deux journées ou Le Porteur d'eau, Cherubini signe son plus grand succès.

1805 Cherubini, tombé en disgrâce sous Napoléon, est invité à Vienne où il rencontre les plus grands musiciens de l'époque, Haydn et Beethoven. Créé à Vienne, l'opéra de Cherubini, Faniska, remporte un immense succès.

1809 De retour à Paris, déçu par le peu de succès de son opéra, Pimmalione, et les difficultés financières, Cherubini revient vers la musique religieuse et compose sa célèbre Messe en fa à trois voix. Le succès est tel qu'il délaisse quelque peu les compositions dramatiques.

1815 Suite à l'invitation de Clementi à Londres, Cherubini compose une symphonie, une cantate, une ouverture et un Hymne au printemps pour la Philharmonic Society.

1816 Cherubini perd sa place au Conservatoire mais est nommé surintendant de la Chapelle royale.

De 1822 à sa mort, Cherubini est directeur du Conservatoire de Paris. A partir de 1837, il se consacrera uniquement à l'enseignement et il aura parmi ses élèves Auber et Halévy.

En 1814, il est fait membre de l'Institut et chevalier de la Légion d'honneur. En 1841, premier musicien à jouir d'un tel honneur, Cherubini est commandeur de la Légion d'honneur. Il aura des funérailles nationales durant lesquelles sera joué son Requiem en ré mineur.

Extrait(s)

Requiem en ut mineur, à la mémoire de Louis XVI 1816

 Requiem (n° 2) en ré mineur, pour voix d'hommes et orchestre 1836

 

C’est en 1834, alors qu’il prend ses fonctions de directeur de l’Académie de France à Rome, qu’Ingres commence le portrait de Cherubini. On ne sait s’il s’agit d’une commande du musicien ou d’une décision du peintre. Cherubini est représenté assis, appuyé contre une colonne de stuc, sous un porche antique. D’une main il se tient la tête, de l’autre sa canne. Il porte un carrick (une redingote) noir entrouvert. Il a l’air très concentré. Derrière lui et hors de son champ de vision se dresse Terpsichore, muse de la danse, des chœurs dramatiques et de la poésie lyrique. Elle tient une lyre, son attribut. Elle étend son bras droit sur la tête du musicien dans un geste de protection en même temps qu’elle le désigne à l’admiration des hommes. Dans un premier état Ingres avait peint un carrick jaune moutarde et le musicien était assis dans un fauteuil de velours rouge. Cette modification est aujourd’hui bien perceptible car cette partie de la toile d’Ingres est sans crevasses et forme une sorte de cerne autour du buste du modèle.
Cette étrange composition mêle époques antique et contemporaine grâce à un jeu d’opposition entre la beauté vigoureuse de la muse et le visage du vieillard comme tout entier retiré en lui-même. C’est le seul portrait pour lequel Ingres ait fait appel à un disciple,
Henri Lehmann (Kiel, 1814-Paris, 1882), qui peindra la muse. Malheureusement, il emploiera une peinture trop grasse qui se crevassera quelques années plus tard.
 

Ce portrait de Cherubini rencontra en France un immense succès. Louis-Philippe acheta le tableau pour le musée du Luxembourg, y reconnaissant un tableau « moderne » plus qu’une œuvre à caractère historique. Ingres est cependant déçu ; il espérait voir son tableau au musée de l’Histoire de France de Versailles, créé par le roi.
Par l’audace de la composition, Ingres mêle le réalisme du portrait et l’allégorie avec la représentation de la muse. Environné d’un décor à l’antique mais habillé comme ses contemporains, Cherubini manifeste une véritable présence grâce à la précision du trait et au souci du détail qui contrastent ave la figure mythologique de la muse. Les relations de Cherubini avec Ingres sont parfois houleuses, car les deux hommes sont orgueilleux. Le journaliste Théophile Silvestre (1823-1876) convenait que « ces deux vanités aigres se comprenaient parfaitement ».Mais lorsque Cherubini voit son portrait en mai 1841, il ne fait semble-t-il aucun commentaire. Approbation ou désapprobation ? Est-il heurté par les couleurs chamarrées ? Toujours est-il qu’Ingres en fut dépité, et c’est peut-être la raison pour laquelle il modifia ensuite son tableau.
Auteur : Nathalie de LA PERRIÈRE-ALFSEN

http://www.histoire-image.com/site/oeuvre/analyse.php?liste_analyse=442

 

Allemand, Henri Lehmann arrive en France en 1831 et entre dans l’atelier d’Ingres. Il expose au Salon à partir de 1835 où il présente le Départ du Jeune Tobie (Hambourg, Kunsthalle), premier tableau d’un cycle qu’il poursuivra jusqu’en 1866. Etranger, il ne peut concourir pour le prix de Rome, et gagne à ses frais la ville éternelle en 1839. Il y rejoint Ingres, son maître, alors directeur de l’Académie de France, avec qui il entretient d'étroites relations.

http://www.latribunedelart.com/Artistes%20-%20Henri%20Lehmann.htm

 

LE SALON DE 1836 Revue des Deux Mondes, tome 6, 1836    ALFRED DE MUSSET

Tout le monde se souvient du Tobie exposé l'année dernière par M. Lehmann. Il y avait, dans ce début, non seulement tout ce qui annonce un beau talent, mais encore ce qui le constitue. C'était à la fois une espérance et un résultat. Aussi n'avait-on pas manqué d'encourager le jeune artiste; sa Fille de Jephté a fait changer quelques journaux de langage, et il ne faut pas qu'il s'en étonne ni en même temps qu'il s'en inquiète. S'il regardait les critiques qu'on lui adresse comme injustes et mal raisonnées, il aurait tort, et s'engagerait peut-être dans une route qui n'est pas la vraie. Mais il se tromperait plus encore si, en reconnaissant la justice des critiques, il se laissait décourager. Le public ne blâme dans son ouvrage que de certaines parties, qu'en effet il me semble impossible d'approuver. Pour parler d'abord des défauts matériels, il y a, dans les sept figures de ses femmes, une monotonie qui fatigue; elles se ressemblent toutes entre elles, plus ou moins, une exceptée, qui est charmante, et dont la beauté fait tort à ses soeurs; c'est celle qui est assise et inclinée à la droite de la fille de Jephté. Toutes les autres (je suis fâché de faire une remarque qui a l'air d'une plaisanterie), toutes les autres ont la tête trop forte, et M. Lehmann connaît sans doute trop bien l'antique pour ne pas savoir que la grosseur de la tête est incompatible avec la grâce des proportions; en outre, les chairs ont une teinte mate qui leur donne l'air d être en ivoire, et qui les fait ressortir trop vivement sur les étoffes et sur le fond, comme dans certains tableaux de l'Albane. Si de ces premières observations on passe à l'examen moral de l'ouvrage, M. Lehmann me permettra de lui dire que dans la composition de sa scène il a oublié une maxime qui a été vraie de tous les temps : c'est qu'on n'arrive jamais à la simplicité par la réflexion. Il est certain qu'en cherchant ces lignes parallèles, en traçant cette sorte de triangle que dessine le groupe des femmes, et que, suivent les montagnes mêmes, l'artiste a voulu être simple. Il l'eût été en y pensant moins. Voilà, je crois, ce qu'une juste critique doit reprocher à M. Lehmann. Maintenant il faut ajouter que le personnage de la fille de Jephté est très beau, vraiment simple d’expression, et parfaitement bien posé. Si le peintre qui l'a conçu n'eût voulu exprimer que la douleur, il se fût contenté avec raison d'avoir créé cette noble figure, et il eût groupé les autres autour d'elle avec moins d'apprêt et de recherche. Les deux femmes qui pleurent debout et qui s'appuient l'une sur l'autre méritent aussi beaucoup d'éloges; elles produiraient bien plus d'effet si l'artiste ne les avait pas fixées comme au sommet d'une pyramide, et si, les laissant au second plan, comme elles sont, il les eût placées à droite ou à gauche de leur soeur, et non pas au milieu de la toile. Que M. Lehmann pense au Poussin; qu'il voie comment ce grand maître dispose ses groupes, les met en équilibre sans raideur, et les entremêle sans confusion. Non que je conseille à M. Lehmann d'imiter le poussin, ni personne; mais il me fâche de voir que dans son tableau il y a non seulement le talent, mais encore les éléments nécessaires pour conquérir l'assentiment de tous: je ne doute pas que ses personnages mêmes, sans y faire de grands changements, mieux disposés, ne pussent plaire à tout le monde. Il me semble, en regardant cette toile, qu'il n'y a qu’à dire à ces deux femmes « Vous, descendez de cette roche, éloignez-vous et pleurez à l'écart; » à cette autre, vue en plein profil : « Faites un mouvement, détournez-vous; » à cette autre : « Regardez le ciel; un geste, un rien va tout changer; la douleur de votre soeur est vraie, simple, sublime; ne la gâtez pas. »

En lisant dans le livret du Musée les dix lignes du chapitre des Juges qui servent d'explication au tableau de la Fille de Jephté, je fais une remarque, peut-être inutile, mais que je livre à l'artiste pour ce qu'elle vaut : c'est que dans ce fragment, qu’on a dû nécessairement abréger, la simplicité biblique est singulièrement outrée. Qui a donné ces dix lignes? Est-ce le peintre lui-même? Je l'ignore. Jephté, dit le livret, en voyant sa fille, déchira ses vêtements, et dit e Ah! ma fille tu m'as entièrement abaissé. » Or le latin dit, au lieu de cela : «Heu me, filia mea, decepisti me, et ipsa decepta es.- Hélas! nia fille, tu m'as trompé, et tu t'es trompée toi-même. » La fille de Jephté répond, dans le livret : « Fais-moi ce qui est sorti de ta bouche. » Le latin dit : «Si aperuisti os tuum ad Dominum, fac mihi quodcumque pollicitus es. -. Si tu as ouvert ta bouche au Seigneur, fais-moi tout ce que tu as promis. » Je ne relève pas par pédantisme ces petites altérations du texte. A tort ou à raison, elles me semblent avoir une parenté avec les défauts du tableau. Bien entendu que, si c'est le hasard qui en est cause, ma remarque est non avenue.
Mais je ne veux pas quitter M. Lehmann comme ces gens qui s'en vont au plus vite dès qu'ils ont dit un méchant bon mot. Je jette en partant un dernier regard sur cette belle fille désolée, sur sa charmante soeur aux yeux noirs, dont le corps plie comme un roseau, sur ces deux statues éplorées dont le contour est si délicat; et je me dis que la jeune main qui a rendu la douleur si belle, se consacrera tôt ou tard au culte de la vérité.

Le Salon de 1846. Second volume des Salons  Charles Baudelaire

VIII. DE QUELQUES DESSINATEURS

Dans le chapitre précédent, je n’ai point parlé du dessin imaginatif ou de création, parce qu’il est en général le privilège des coloristes. Michel-Ange, qui est à un certain point de vue l’inventeur de l’idéal chez les modernes, seul a possédé au suprême degré l’imagination du dessin sans être coloriste. Les purs dessinateurs sont des naturalistes doués d’un sens excellent; mais ils dessinent par raison, tandis que les coloristes, ll es grands coloristes, dessinent par tempérament, presque à leur insu. Leur méthode est analogue à la nature; ils dessinent parce qu’ils colorent, et les purs dessinateurs, s’ils voulaient être logiques et fidèles à leur profession de foi, se contenteraient du crayon noir. Néanmoins ils s’appliquent à la couleur avec une ardeur inconcevable, et ne s’aperçoivent point de leurs contradictions. Ils commencent par délimiter les formes d’une manière cruelle et absolue, et veulent ensuite remplir ces espaces. Cette méthode double contrarie sans cesse leurs efforts, et donne à toutes leurs productions je ne sais quoi d’amer, de pénible et de contentieux. Elles sont un procès éternel, une dualité fatigante. Un dessinateur est un coloriste manqué.
Cela est si vrai que M. INGRES, le représentant le plus illustre de l’école naturaliste dans le dessin, est toujours au pourchas de la couleur. Admirable et malheureuse opiniâtreté ! C’est l’éternelle histoire des gens qui vendraient la réputation qu’ils méritent pour celle qu’ils ne peuvent obtenir. M. Ingres adore la couleur, comme une marchande de modes. C’est peine et plaisir à la fois que de contempler les efforts qu’il fait pour choisir et accoupler ses tons. Le résultat, non pas toujours discordant, mais amer et violent, plaît toujours aux poètes corrompus; encore quand leur esprit fatigué s’est longtemps réjoui dans ces luttes dangereuses, il veut absolument se reposer sur un Velasquez ou un Lawrence.
Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la plus importante, c’est à cause de ce dessin tout particulier, dont j’analysais tout à l’heure les mystères, et qui résume le mieux jusqu’à présent l’idéal et le modèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il dessine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de l’idéal; son dessin, souvent peu chargé, ne contient pas beaucoup de traits; mais chacun rend un contour important. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers en peintures, – souvent ses élèves; – ils rendent d’abord les minuties, et c’est pour cela qu’ils enchantent le vulgaire, dont l’œil dans tous les genres ne s’ouvre que pour ce qui est petit.
Dans un certain sens, M. Ingres dessine mieux que Raphaël, le roi populaire des dessinateurs. Raphaël a décoré des murs immenses; mais il n’eût pas fait si bien que lui le portrait de votre mère, de votre ami, de votre maîtresse. L’audace de celui-ci est toute particulière, et combinée avec une telle ruse, qu’il ne recule devant aucune laideur et aucune bizarrerie: il a fait la redingote de M. Molé; il a fait le carrick de Cherubini; il a mis dans le plafond d’Homère, – œuvre qui vise à l’idéal plus qu’aucune autre, – un aveugle, un borgne, un manchot et un bossu. La nature le récompense largement de cette adoration païenne. Il pourrait faire de Mayeux une chose sublime.
La belle Muse de Cherubini est encore un portrait. Il est juste de dire que si M. Ingres, privé de l’imagination du dessin, ne sait pas faire de tableaux, au moins dans de grandes proportions, ses portraits sont presque des tableaux, c’est-à-dire des poèmes intimes.
Talent avare, cruel, coléreux et souffrant, mélange singulier de qualités contraires, toutes mises au profit de la nature, et dont l’étrangeté n’est pas un des moindres charmes; – flamand dans l’exécution, individualiste et naturaliste dans le dessin, antique par ses sympathies et idéaliste par raison.
Accorder tant de contraires n’est pas une mince besogne: aussi n’est-ce pas sans raison qu’il a choisi pour étaler les mystères religieux de son dessin un jour artificiel et qui sert à rendre sa pensée plus claire, – semblable à ce crépuscule où la nature mal éveillée nous apparaît blafarde et crue, où la campagne se révèle sous un aspect fantastique et saisissant.
Un fait assez particulier et que je crois inobservé dans le talent de M. Ingres, c’est qu’il s’applique plus volontiers aux femmes; il les fait telles qu’il les voit, car on dirait qu’il les aime trop pour les vouloir changer; il s’attache à leurs moindres beautés avec une âpreté de chirurgien; il suit les plus légères ondulations de leurs lignes avec une servité d’amoureux. L’Angélique, les deux Odalisques, le portrait de Mme d’Haussonville, sont des œuvres d’une volupté profonde. Mais toutes ces choses ne nous apparaissent que dans un jour presque effrayant; car ce n’est ni l’atmosphère dorée qui baigne les champs de l’idéal, ni la lumière tranquille et mesurée des régions sublunaires. Les œuvres de M. Ingres, qui sont le résultat d’une attention excessive, veulent une attention égale pour être comprises. Filles de la douleur, elles engendrent la douleur. Cela tient, comme je l’ai expliqué plus haut, à ce que sa méthode n’est pas une et simple, mais bien plutôt l’emploi de méthodes successives.
Autour de M. Ingres, dont l’enseignement a je ne sais quelle autorité fanatisante, se sont groupés quelques hommes dont les plus connus sont MM. FLANDRIN, LEHMANN et AMAURY-DUVAL.

Mais quelle distance immense du maître aux élèves ! M. Ingres est encore seul de son école. Sa méthode est le résultat de sa nature, et, quelque bizarre et obstinée qu’elle soit, elle est franche et pour ainsi dire involontaire. Amoureux passionné de l’antique et de son modèle, respectueux serviteur de la nature, il fait des portraits qui rivalisent avec les meilleures sculptures romaines. Ces messieurs ont traduit en système, froidement, de parti pris, pédantesquement, la partie déplaisante et impopulaire de son génie; car ce qui les distingue avant tout, c’est la pédanterie. Ce qu’ils ont vu et étudié dans le maître, c’est la curiosité et l’érudition. De là ces recherches de maigreur, de pâleur et toutes ces conventions ridicules, adoptées sans examen et sans bonne foi. Ils sont allés dans le passé, loin, bien loin, copier avec une puérilité servile de déplorables erreurs, et se sont volontairement privés de tous les moyens d’exécution et de succès que leur avait préparés l’expérience des siècles. On se rappelle encore La Fille de Jephté pleurant sa virginité; – ces longueurs excessives de mains et de pieds, ces ovales de têtes exagérés, ces afféteries ridicules, – conventions et habitudes du pinceau qui ressemblent passablement à du chic, sont des défauts singuliers chez un adorateur fervent de la forme. Depuis le portrait de la princesse Belgiojoso, M. Lehmann ne fait plus que des yeux trop grands, où la prunelle nage comme une huître dans une soupière. – Cette année, il a envoyé des portraits et des tableaux. Les tableaux sont les Océanides, Hamlet et Ophélie. Les Océanides sont une espèce de Flaxman, dont l’aspect est si laid, qu’il ôte l’envie d’examiner le dessin. Dans les portraits d’Hamlet et d’Ophélie, il y a une prétention visible à la couleur, – le grand dada de l’école ! Cette malheureuse imitation de la couleur m’attriste et me désole comme un Véronèse ou un Rubens copiés par un habitant de la lune. Quant à leur tournure et à leur esprit, ces deux figures me rappellent l’emphase des acteurs de l’ancien Bobino, du temps qu’on y jouait des mélodrames. Sans doute la main d’Hamlet est belle; mais une main bien exécutée ne fait pas un dessinateur, et c’est vraiment trop abuser du morceau, même pou.
   Je crois que Mme CALAMATTA est aussi du parti des ennemis du soleil; mais elle compose parfois ses tableaux assez heureusement, et ils ont un peu de cet air magistral que les femmes, même les plus littéraires et les plus artistes, empruntent aux hommes moins facilement que leurs ridicules.
   M. JANMOT a fait une Station, – Le Christ portant sa croix, – dont la composition a du caractère et du sérieux, mais dont la couleur, non plus mystérieuse ou plutôt mystique, comme dans ses dernières œuvres, rappelle malheureusement la couleur de toutes les stations possibles. On devine trop, en regardant ce tableau cru et luisant, que M. Janmot est de Lyon. En effet, c’est bien là la peinture qui convient à cette ville de comptoirs, ville bigote et méticuleuse, où tout, jusqu’à la religion, doit avoir la netteté calligraphique d’un registre.
   L’esprit du public a déjà associé souvent les noms de M. CURZON et de M. BRILLOUIN: seulement, leurs débuts promettaient plus d’originalité. Cette année, M. Brillouin, – A quoi rêvent les jeunes filles, – a été différent de lui-même, et M. Curzon s’est contenté de faire des Brillouin. Leur façon rappelle l’école de Metz, école littéraire, mystique et allemande. M. Curzon, qui fait souvent de beaux paysages d’une généreuse couleur, pourrait exprimer Hoffmann d’une manière moins érudite, – moins convenue. Bien qu’il soit évidemment un homme d’esprit, – le choix de ses sujets suffit pour le prouver, – on sent que le souffle hoffmannesque n’a point passé par là. L’ancienne façon des artistes allemands ne ressemble nullement à la façon de ce grand poète, dont les compositions ont un caractère bien plus moderne et bien plus romantique. C’est en vain que l’artiste, pour obvier à ce défaut capital, a choisi, parmi les contes les moins fantastiques de tous, Maître Martin et ses apprentis, dont Hoffmann lui-même disait: « C’est le plus médiocre de mes ouvrages; il n’y a ni terrible ni grotesque, qui sont les deux choses par où je vaux le plus ! » Et malgré cela, jusque dans Maître Martin, les lignes sont plus flottantes et l’atmosphère plus chargée d’esprits que ne les a faites M. Curzon.
   A proprement parler, la place de M. VIDAL n’est point ici, car ce n’est pas un vrai dessinateur. Cependant elle n’est pas trop mal choisie, car il a quelques-uns des travers et des ridicules de MM. les ingristes, c’est-à-dire le fanatisme du petit et du joli, et l’enthousiasme du beau papier et des toiles fines. Ce n’est point là l’ordre qui règne et circule autour d’un esprit fort et vigoureux, ni la propreté suffisante d’un homme de bon sens; c’est la folie de la propreté.
   Le préjugé Vidal a commencé, je crois, il y a trois ou quatre ans. A cette époque toutefois ses dessins étaient moins pédants et moins maniérés qu’aujourd’hui.
Je lisais ce matin un feuilleton de M. Théophile Gautier, où il fait à M. Vidal un grand éloge de savoir rendre la beauté moderne. Je ne sais pourquoi M. Théophile Gautier a endossé cette année le carrick et la pèlerine de l’homme bienfaisant; car il a loué tout le monde, et il n’est si malheureux barbouilleur dont il n’ait catalogué les tableaux. Est-ce que par hasard l’heure de l’Académie, heure solennelle et soporifique, aurait sonné pour lui, qu’il est déjà si bon homme ? et la prospérité littéraire a-t-elle de si funestes conséquences qu’elle contraigne le public à nous rappeler à l’ordre et à nous remettre sous les yeux nos anciens certificats de romantisme ? La nature a doué M. Gautier d’un esprit excellent, large et poétique. Tout le monde sait quelle sauvage admiration il a toujours témoignée pour les œuvres franches et abondantes. Quel breuvage MM. les peintres ont-ils versé cette année dans son vin, ou quelle lorgnette a-t-il choisie pour aller à sa tâche ?
M. Vidal connaît la beauté moderne ! Allons donc ! Grâce à la nature, nos femmes n’ont pas tant d’esprit et ne sont pas si précieuses; mais elle sont bien autrement romantiques. – Regardez la nature, monsieur; ce n’est pas avec de l’esprit et des crayons minutieusement appointés qu’on fait de la peinture; car quelques-uns vous rangent, je ne sais trop pourquoi, dans la noble famille des peintres. Vous avez beau appeler vos femmes Fatinitza, Stella, Vanessa, Saison des roses, – un tas de noms de pommades tout cela ne fait pas des femmes poétiques. Une fois vous avez voulu faire L’Amour de soi-même, – une grande et belle idée, une idée souverainement féminine, – vous n’avez pas su rendre cette âpreté gourmande et ce magnifique égoïsme. Vous n’avez été que puéril et obscur.

Du reste, toutes ces afféteries passeront comme des onguents rancis. Il suffit d’un rayon de soleil pour en développer toute la puanteur. J’aime mieux laisser le temps faire son affaire que de perdre le mien à vous expliquer toutes les mesquineries de ce pauvre genre.

http://baudelaire.litteratura.com/salon_1846.php?rub=oeuvre&srub=cri&id=449

 

 

Retour au sommaire