Alban BERG

Vienne, 9 Février 1885 - Vienne, 24 Décembre 1935


Portrait par& Oskar Kokoschka, 1914

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extrait de Woyzeck

 
d'après Woyzeck  de  Georg Büchner

 

Le Mystère Woyzeck

A la mort de Büchner ,le 19 février 1837, (il avait 24 ans) on ne trouva pas de texte clairement établi mais 4 manuscrits désignés par les sigles H1, H2, H.3, H4 (in les éditions théâtrales)et représentant 4 strates différentes de travail . Pour autant rien ne permet d’affirmer que la pièce n’était pas achevée : une lettre de Woyzeck adressée à sa fiancée peu de temps  avant sa mort annonçait en effet la parution sous huit jours de Woyzeck  en même temps que celle de Léonce et Léna..

H4 semble être la version la plus aboutie (H3 dans l’édition L’Arche): elle développe ce qui n’était qu’embryonnaire dans les versions précédentes mais s’interrompt en revanche au moment où Woyzeck fait don de ses affaires à Andres avant d’aller tuer Marie. Il faut donc , pour reconstituer le puzzle, compléter H4 par les dernières scènes de H1 et par deux scènes de H3.

1/ Fin XIXe jusqu’aux années 1966

A la fin du XIXe on s’autorise à réorganiser les scènes pour donner à la pièce une cohérence qui semblait absente du fait de son inachèvement. Ainsi karl Franzos Emil, premier éditeur de Woyzeck en 1878, supprime certains passages, rassemble plusieurs passages en un seul…

En 1922 Bergemann privilégiant une lecture sociologique (Woyzeck est exploité pas ses supérieurs) ouvre la pièce sur la scène où il rase le capitaine et la clôt en suggérant que  Woyzeck se noie en tentant de faire disparaître le couteau. Il ferme ainsi le sens en utilisant les manuscrits à des fins démonstratives.

En 1967 la version de Lehmann qui s’appuie sur des recherches philologiques sérieuses va restituer une structure et un agencement des différentes scènes,  conformes aux manuscrits.

 

A partir de la version de Lehmann puis plus tard de Jean Jourdheuil les metteurs en scène vont établir leur propre version scénique selon des parti pris différents :

A/ Tout un courant de critiques a voulu voir en Woyzeck une œuvre ouverte, éclatée, lacunaire, annonciatrice de l’esthétique contemporaine du fragment. Chaque fragment fonctionnant de façon autonome, sans rapport de causalité , sans mise en perspective au regard d’une fable, l’œuvre serait en rupture totale  avec  la conception aristotélicienne du drame et selon l’expression d’Heiner Muller présenterait une « blessure ouverte »  que la dramaturgie contemporaine n’aurait pas encore refermée.

Cette dimension poétique de l’œuvre privilégiant le « matériau brut » sans souci de la fable contient en effet de nombreuses potentialités de réalisations scéniques et a pu séduire un certain nombre de metteurs en scène :

Langhoff par exemple en 1980 crée une version de la pièce Marie, Woyzeck qui refuse la hiérarchie entre les différents manuscrits considérés comme les séquences autonomes « d’une dramaturgie révolutionnaire qui n’a plus en vue l’explication d’une histoire»

F. Tanguy (Théâtre du Radeau) en 1989 a mis en scène sous le titre Fragments forains le matériau brut des manuscrits en conservant les redites, les repentirs…bref en donnant à voir le palimpseste (sous forme de pantomime et d’élégie chorale). Lecture poétique du texte qui là aussi se détourne de toute structure dramatique et donne à voir les différentes étapes du processus créateur.

B/ D’autres metteurs en scène ont une position plus nuancée : Jean-louis Hourdin en 1980 et 2004 tout en donnant à voir et à entendre le poème , restituent néanmoins la structure dramatique de la pièce .

Les récentes recherches philologiques tendent du reste à prouver que Büchner n’avait pas pour intention de renoncer à la fable.

Si on admet que l’inachèvement de la pièce (pas de résolution du conflit, incertitude quant au sort de Woyzeck – quid du procès ? quid de l’attitude de la société devant un tel cas ?) correspond à une attitude délibérée de l’auteur ( non imposée de fait par sa mort) et constitue donc une réelle émancipation au regard de la dramaturgie classique, en revanche,  est à nouveau soulignée la dimension dramatique de la pièce.

Büchner aurait bien conçu une progression non aléatoire de la fable  qui obéirait à un cheminement développé en une succession de tableaux : Le soldat Woyzeck soumis aux aléas d’une vie misérable et à l’exploitation de ses supérieurs, brisé par la jalousie, tue sa compagne Marie qui l’a trahi avec  le Tambour –major.

Certes, seuls les temps forts de l’histoire sont donnés à voir, mais il est possible de percevoir la linéarité temporelle de la pièce grâce aux nombreuses indications données par l’auteur(la pièce se déroule sur un peu plus de   48 heures entre le moment où Woyzeck et Andres se rendent à l’appel et le moment du crime et se situe au printemps à une époque favorable aux scènes d’extérieur (bals, fêtes foraines…).

Si l’on compare la pièce avec le rapport (sur le vrai Woyzeck)du psychiatre Clarus dont Büchner s’est inspiré, on constate d’ailleurs que conformément à une dramaturgie classique,  Büchner a condensé les événements et les données de telle sorte que soit donné à voir un moment de crise. Pas d’intrusion dans le passé , ( hérédité…) comme le feront les naturalistes et des auteurs comme Tchekhov ou Strindberg….

Par ailleurs un jeu d’échos assure le lien entre les différentes scènes : à la scène 1 par exemple les tambours perçus par Woyzeck et Andres sont repris au début de la scène 2 ; la nuit tombe à la fin de la scène 2, au début de la scène 3 les baraques sont allumées ; à la scène 11 Marie s’écrit « Toujours plus, toujours plus »au début de la scène suivante Woyzeck, seul dans les champs , reprend les mêmes mots au début de la scène suivante. A la scène 14 Woyzeck dit « une chose après l’autre » or à la scène 15 on le voit acheter un couteau

S’ajoute à ces connexions la récurrence de même motifs : ainsi en est-il de la couleur rouge qui traverse toute la pièce . la lune est « rouge » comme « un fer sanglant », le corps du Seigneur est « rouge et souffrant », Woyzeck a du  « sang rouge » sur les mains, Marie est étendue au pied d’une « croix rouge », elle a un « cordon rouge » autour du cou,  ses lèvres sont « rouges, »

Ces leitmotive assurent la cohérence de la structure dramatique : les images les plus fortes –le rouge, le sang, le fer -culminent d’ailleurs à la fin de la pièce là où elles trouvent leur résolution et leur aboutissement mais ils tissent en même temps souterrainement la poétique du texte.

La modernité de Woyzeck

A la fois fragment et fable linéaire, la force de la pièce réside peut-être bien dans la mise en tension de deux types d’écriture : progression cohérente de l’action d’un côté et caractère poétique et épique de l’autre .

1/ Entre flux et stations

Ce n’est pas tant l’action qui est éclatée dans Woyzeck que le mode de narration : une action  continue est racontée en une succession de tableaux autonomes , de stations (Woyzeck et le capitaine, Woyzeck et le docteur, Woyzeck  et Marie, Woyzeck et le Tambour-major…) qui la font avancer  sans pour autant la soumettre à un enchaînement causal (les scènes commencent et se terminent d’ailleurs souvent de façon abrupte ce qui accentue leur discontinuité) Cette organisation quasi strophique a quelque chose à voir comme le fait remarquer Jean- Louis Besson (in Le théâtre de Georges Büchner) avec celle de la ballade (chaque strophe étant consacrée à un épisode différent).

S’explique ainsi le traitement éclaté de l’espace (lieux extérieurs, intérieurs, champs, auberge, caserne, chambre de Marie … = 21 lieux pour 25 scènes.) qui dit l’inadéquation de Woyzeck à un monde qui semble le persécuter : jamais bien nulle part , il  court sans cesse d’un lieu à un autre (comme lui fait remarquer la capitaine qui lui reproche d’être toujours pressé alors que lui-même ne sait comment occuper un temps qu’il perçoit comme dilaté).Cet éclatement de l’espace lié au temps subjectif des personnages , perturbe d’ailleurs la linéarité du temps scénique donnée par les indications de temps (cf. supra)..

Brecht se souviendra bien sûr de cette structure parataxique quand il élaborera son théâtre épique :

Même éclatement du temps et de l’espace, même distance réflexive par l’insertion de commentaires ( sermons, chants, discours et récits du bonimenteur, conte de la grand-mère offrant un commentaire de l’action qui l’arrache à son immédiateté et expriment la sagesse de temps immémoriaux), même succession de tableaux (présentant chacun une situation significative pour les personnages, rendant compte de part leur diversité de la constitution sociale dans sa totalité, multipliant les éclairages et les perspectives sur le sort des personnages et mettant ainsi l’accent non sur l’issue mais sur le déroulement de l’action).

2/ Rhapsodie

Multiplier des tableaux autonomes c’est donc pour Büchner une façon de multiplier les points de vue sur le monde et de n’en privilégier aucun. 

En rupture avec la position téléologique de son époque (cf. la parodie qui en est faite dans la scène avec le Professeur), Büchner inscrit ,dans l’écriture même ,la nécessité d’appréhender le réel de façon plurielle et discontinue.

C’est pourquoi il autopsie le vivant en mettant en perspective plusieurs discours (qui correspondent à ses différentes formations) : philosophique, politique , biologique… Refus donc d’un discours qui prétendrait tout expliquer. ( raison de  plus pour croire dans le choix conscient d’une fin ouverte et non dans un inachèvement involontaire.)

C’est pourquoi Büchner est un rhapsode qui tisse sa pièce en croisant des sources d’inspiration diverses . Matériau savant : fait divers, rapport psychiatrique sur le vrai Woyzeck , analyse politique de la société.,  description physiologique – Woyzeck a des tremblements, un pouls irrégulier, il perd ses cheveux, a de fréquents vertiges et des maux de tête – mais aussi matériau populaire (forme mineure qui emprunte au folklore, aux chansons populaires, aux contes , à la culture foraine, aux expressions dialectales…)

Woyzeck est du coup une pièce inclassable :

  • Tragédie sociale : Woyzeck , « cette foutue bête » qui commence ses phrases par « Nous, les pauvres, »est en permanence humilié, exploité par ses supérieurs, réduit à vendre son corps au docteur qui se sert de lui comme d’un cobaye (il le fait uriner, absorber des pois…)ou à répéter mécaniquement« Oui mon capitaine » .

     
  • Tragédie de la jalousie : la trahison de Marie fait perdre à Woyzeck le seul repère stable qu’il avait encore : surgit l’effroi devant la femme infidèle (« oh ! ça devrait se voir » répète-t-il compulsivement) Dans un univers mouvant, hostile, peuplé de signes mortifères, seule la maison où Marie l’attendait avec amour pouvait encore constituer un rempart susceptible d’endiguer sa raison vacillante. Les agressions de la société conjuguées à la radicalité du choc émotionnel auront raison de sa raison : Woyzeck basculera du côté des criminels.

     
  • Tragédie métaphysique : Cet homme ordinaire (« Nous, les gens ordinaires » répète-t-il) que Büchner nous montre dans des activités quotidiennes et prosaïques (ce qui en soi est nouveau au théâtre) est un penseur. Woyzeck est une pensée fébrile, qui va , sans cadre et sans limites à travers le monde « comme un rasoir ouvert » une pensée « jamais en repos » (« j’ai pas de repos » ne cesse-t-il de répéter.,) une pensée à fleur de peau toujours taraudée par le doute et le démon interprétatif.

     
  • Tragédie du langage :Woyzeck aimerait pouvoir déchiffrer le sens profond des signes qu’il croit percevoir à la surface des choses mais il n’a pas les mots pour le dire. Comme le souligne très justement Georges Steiner « Chez Woyzeck, les moyens d’expression sont terriblement inférieurs à la profondeur de l’angoisse . C’est là le nœud de la pièce»

Il est très bouleversant de voir  Woyzeck en lutte constante avec le Verbe, toujours à se débattre contre les mots qu’il ne trouve pas « Vous voyez, monsieur le Docteur, parfois on a une sorte de caractère, une sorte de structure. Mais avec la nature, c’est autre chose, vous voyez avec la nature c’est quelque chose, comment dire ».. …

D’où ce style syncopé , râpeux où les mots sont comme des cris , des copeaux , des coups de rasoir : « Oui, mon capitaine, la vertu ! »/ « Vous voyez mon capitaine ,l’argent, l’argent . Celui qui n’a pas d’argent » / « ça marche derrière moi, sous moi creux, tu entends »… /  « Toujours plus ! toujours plus ! Silence, musique… ».

 Parole désaccordée, dissonante, discontinue (cf. l’opéra de Berg)en rupture avec le lyrisme du théâtre idéaliste de l’époque (dont on peut trouver encore des traces dans le discours du docteur ou du professeur) et déjà si proche des écritures contemporaines

Figure

Mais la modernité de Woyzeck ressortit aussi au refus du psychologique . Woyzeck est une figure et une figure qui garde toute son opacité : rien n’est vraiment explicité de son comportement, on ne sait si la perception qu’il a du monde est pure folie ou sensibilité exacerbée. La force de la pièce est de ne délivrer aucun message .Juste comme l’écrit Büchner dans Lenz :  restituer  « dans ses tressaillements, ses demi-mots, et tout le jeu subtil et imperceptible de sa mimique » la vie des êtres « les plus prosaïques qui puissent exister sous le soleil ».

 

Le véritable Johann Christian Woyzeck (1780-182) vécut misérablement comme orphelin, perruquier, vagabond,

soldat, alcoolique, dépressif, maladivement jaloux, sujet à des hallucinations et des voix qui lui dictèrent de tuer sa maîtresse Johanna Woost, ce qu’il fit avec le vieux couteau rouillé que ses maigres économies lui permettaient d’acheter. Trois ans de procès plus tard, après maints examens médicaux afin de déterminer son degré de responsabilité, on le mena à l’échafaud, la dernière exécution publique à Leipzig : la foule se pressait pour assister au spectacle. Selon un chroniqueur de l’époque, « il n’y eut pas école ce matin-là, ce qui se comprend » ! Johann Woyzeck avait quitté ce monde pour entrer dans la légende.

 

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