Le Mystère Woyzeck
A la mort de Büchner ,le 19 février 1837, (il avait 24 ans) on
ne trouva pas de texte clairement établi mais 4 manuscrits désignés par
les sigles H1, H2, H.3, H4 (in les éditions théâtrales)et représentant
4 strates différentes de travail . Pour autant rien ne permet
d’affirmer que la pièce n’était pas achevée : une lettre de
Woyzeck adressée à sa fiancée peu de temps avant sa mort
annonçait en effet la parution sous huit jours de Woyzeck
en même temps que celle de Léonce et Léna..
H4 semble être la
version la plus aboutie (H3 dans l’édition L’Arche):
elle développe ce qui n’était qu’embryonnaire dans les versions
précédentes mais s’interrompt en revanche au moment où Woyzeck fait don
de ses affaires à Andres avant d’aller tuer Marie. Il faut donc , pour reconstituer le puzzle, compléter H4
par les dernières scènes de H1 et par deux scènes de H3.
1/ Fin XIXe
jusqu’aux années 1966
A la fin du XIXe
on s’autorise à réorganiser les scènes pour donner à la pièce une
cohérence qui semblait absente du fait de son inachèvement. Ainsi karl
Franzos Emil, premier éditeur de Woyzeck en 1878, supprime
certains passages, rassemble plusieurs passages en un seul…
En 1922 Bergemann
privilégiant une lecture sociologique (Woyzeck est exploité pas ses
supérieurs) ouvre la pièce sur la scène où il rase le capitaine et la
clôt en suggérant que Woyzeck se noie en tentant de faire
disparaître le couteau. Il ferme ainsi le sens
en utilisant les manuscrits à des fins démonstratives.
En 1967 la
version de Lehmann qui s’appuie sur des recherches philologiques
sérieuses va restituer une structure et un agencement des différentes
scènes, conformes aux manuscrits.
A partir de la
version de Lehmann puis plus tard de Jean Jourdheuil les metteurs en
scène vont établir leur propre version scénique selon des parti pris différents :
A/ Tout un
courant de critiques a voulu voir en Woyzeck une œuvre ouverte,
éclatée, lacunaire, annonciatrice de l’esthétique contemporaine du
fragment. Chaque fragment fonctionnant de façon autonome, sans rapport
de causalité , sans mise en perspective au regard d’une fable, l’œuvre
serait en rupture totale avec la conception
aristotélicienne du drame et selon l’expression d’Heiner Muller
présenterait une « blessure ouverte » que la
dramaturgie contemporaine n’aurait pas encore refermée.
Cette dimension
poétique de l’œuvre privilégiant le « matériau brut » sans
souci de la fable contient en effet de nombreuses potentialités de
réalisations scéniques et a pu séduire un certain nombre de
metteurs en scène :
Langhoff par
exemple en 1980 crée une version de la pièce Marie, Woyzeck qui
refuse la hiérarchie entre les différents manuscrits considérés comme
les séquences autonomes « d’une dramaturgie
révolutionnaire qui n’a plus en vue l’explication d’une histoire»
F. Tanguy
(Théâtre du Radeau) en 1989 a mis en scène sous le titre Fragments
forains le matériau brut des manuscrits en conservant les redites,
les repentirs…bref en donnant à voir le palimpseste (sous forme de
pantomime et d’élégie chorale). Lecture poétique du texte qui là aussi
se détourne de toute structure dramatique et donne à voir les
différentes étapes du processus créateur.
B/ D’autres
metteurs en scène ont une position plus nuancée : Jean-louis
Hourdin en 1980 et 2004 tout en donnant à voir et à entendre le poème , restituent néanmoins la structure
dramatique de la pièce .
Les récentes
recherches philologiques tendent du reste à prouver que Büchner n’avait
pas pour intention de renoncer à la fable.
Si on admet que
l’inachèvement de la pièce (pas de résolution du conflit, incertitude
quant au sort de Woyzeck – quid du procès ? quid de l’attitude de
la société devant un tel cas ?) correspond à une attitude
délibérée de l’auteur ( non imposée de fait
par sa mort) et constitue donc une réelle émancipation au regard de la
dramaturgie classique, en revanche, est à nouveau soulignée la
dimension dramatique de la pièce.
Büchner aurait
bien conçu une progression non aléatoire de la fable qui obéirait
à un cheminement développé en une succession de tableaux : Le
soldat Woyzeck soumis aux aléas d’une vie misérable et à l’exploitation
de ses supérieurs, brisé par la jalousie, tue sa compagne Marie qui l’a
trahi avec le Tambour –major.
Certes, seuls les
temps forts de l’histoire sont donnés à voir, mais il est possible de
percevoir la linéarité temporelle de la pièce grâce aux nombreuses
indications données par l’auteur(la pièce
se déroule sur un peu plus de 48 heures entre le moment où
Woyzeck et Andres se rendent à l’appel et le moment du crime et se
situe au printemps à une époque favorable aux scènes d’extérieur (bals,
fêtes foraines…).
Si l’on compare
la pièce avec le rapport (sur le vrai Woyzeck)du psychiatre Clarus dont
Büchner s’est inspiré, on constate d’ailleurs que conformément à une
dramaturgie classique, Büchner a condensé les événements et les
données de telle sorte que soit donné à voir un moment de crise. Pas
d’intrusion dans le passé , ( hérédité…)
comme le feront les naturalistes et des auteurs comme Tchekhov ou
Strindberg….
Par ailleurs un
jeu d’échos assure le lien entre les différentes scènes : à la scène
1 par exemple les tambours perçus par Woyzeck et Andres sont repris
au début de la scène 2 ; la nuit tombe à la fin de la
scène 2, au début de la scène 3 les baraques sont
allumées ; à la scène 11 Marie s’écrit « Toujours
plus, toujours plus »au début de la scène suivante Woyzeck,
seul dans les champs , reprend les mêmes mots au début de la scène
suivante. A la scène 14 Woyzeck dit « une chose après
l’autre » or à la scène 15 on le voit acheter un
couteau
S’ajoute à ces
connexions la récurrence de même motifs : ainsi en est-il de la
couleur rouge qui traverse toute la pièce .
la lune est « rouge »
comme « un fer sanglant », le corps du Seigneur est
« rouge et souffrant », Woyzeck a du « sang
rouge » sur les mains, Marie est étendue au pied d’une « croix
rouge », elle a un « cordon rouge » autour
du cou, ses lèvres sont « rouges, »
Ces leitmotive
assurent la cohérence de la structure dramatique : les images les
plus fortes –le rouge, le sang, le fer -culminent d’ailleurs à la fin
de la pièce là où elles trouvent leur résolution et leur aboutissement
mais ils tissent en même temps souterrainement la poétique du texte.
La modernité de Woyzeck
A la fois
fragment et fable linéaire, la force de la pièce réside peut-être bien
dans la mise en tension de deux types d’écriture : progression
cohérente de l’action d’un côté et caractère poétique et épique de l’autre .
1/ Entre
flux et stations
Ce n’est pas tant
l’action qui est éclatée dans Woyzeck que le mode de
narration : une action continue est racontée en une
succession de tableaux autonomes , de stations (Woyzeck et le
capitaine, Woyzeck et le docteur, Woyzeck et Marie, Woyzeck et le
Tambour-major…) qui la font avancer sans pour autant la soumettre
à un enchaînement causal (les scènes commencent et se terminent
d’ailleurs souvent de façon abrupte ce qui accentue leur discontinuité)
Cette organisation quasi strophique a quelque chose à voir comme le
fait remarquer Jean- Louis Besson (in Le théâtre de Georges Büchner)
avec celle de la ballade (chaque strophe étant consacrée à un épisode
différent).
S’explique ainsi
le traitement éclaté de l’espace (lieux extérieurs, intérieurs, champs,
auberge, caserne, chambre de Marie … = 21 lieux pour 25 scènes.)
qui dit l’inadéquation de Woyzeck à un monde qui semble le
persécuter : jamais bien nulle part , il court sans cesse
d’un lieu à un autre (comme lui fait remarquer la capitaine qui lui
reproche d’être toujours pressé alors que lui-même ne sait comment
occuper un temps qu’il perçoit comme dilaté).Cet éclatement de l’espace
lié au temps subjectif des personnages , perturbe d’ailleurs la
linéarité du temps scénique donnée par les indications de temps (cf.
supra)..
Brecht se
souviendra bien sûr de cette structure parataxique quand il élaborera
son théâtre épique :
Même éclatement
du temps et de l’espace, même distance réflexive par l’insertion de
commentaires ( sermons, chants, discours et récits du bonimenteur,
conte de la grand-mère offrant un commentaire de l’action qui l’arrache
à son immédiateté et expriment la sagesse de temps immémoriaux), même
succession de tableaux (présentant chacun une situation
significative pour les personnages, rendant compte de part leur
diversité de la constitution sociale dans sa totalité, multipliant les
éclairages et les perspectives sur le sort des personnages et mettant
ainsi l’accent non sur l’issue mais sur le déroulement de l’action).
2/ Rhapsodie
Multiplier des
tableaux autonomes c’est donc pour Büchner une façon de multiplier les
points de vue sur le monde et de n’en privilégier aucun.
En rupture avec
la position téléologique de son époque (cf.
la parodie qui en est faite dans la scène avec le Professeur), Büchner inscrit ,dans l’écriture même ,la nécessité
d’appréhender le réel de façon plurielle et discontinue.
C’est pourquoi il
autopsie le vivant en mettant en perspective plusieurs
discours (qui correspondent à ses différentes formations) :
philosophique, politique , biologique…
Refus donc d’un discours qui prétendrait tout expliquer. ( raison de plus pour croire dans le choix
conscient d’une fin ouverte et non dans un inachèvement involontaire.)
C’est pourquoi
Büchner est un rhapsode qui tisse sa pièce en croisant des
sources d’inspiration diverses . Matériau
savant : fait divers, rapport psychiatrique sur le vrai Woyzeck , analyse politique de la société.,
description physiologique – Woyzeck a des tremblements, un pouls
irrégulier, il perd ses cheveux, a de fréquents vertiges et des maux de
tête – mais aussi matériau populaire (forme mineure qui
emprunte au folklore, aux chansons populaires, aux contes , à la
culture foraine, aux expressions dialectales…)
Woyzeck est du
coup une pièce inclassable :
Il est très
bouleversant de voir Woyzeck en lutte constante avec le Verbe,
toujours à se débattre contre les mots qu’il ne trouve pas « Vous
voyez, monsieur le Docteur, parfois on a une sorte de caractère, une
sorte de structure. Mais avec la nature, c’est autre chose, vous voyez
avec la nature c’est quelque chose, comment dire ».. …
D’où ce style syncopé , râpeux où les mots sont comme des cris
, des copeaux , des coups de rasoir : « Oui, mon
capitaine, la vertu ! »/ « Vous voyez mon capitaine ,l’argent, l’argent . Celui qui
n’a pas d’argent » / « ça marche derrière moi, sous
moi creux, tu entends »… / « Toujours
plus ! toujours plus !
Silence, musique… ».
Parole
désaccordée, dissonante, discontinue (cf. l’opéra de Berg)en rupture avec le lyrisme du théâtre idéaliste
de l’époque (dont on peut trouver encore des traces dans le discours du
docteur ou du professeur) et déjà si proche des écritures contemporaines
Figure
Mais la modernité
de Woyzeck ressortit aussi au refus du psychologique
. Woyzeck est une figure et une figure qui garde toute
son opacité : rien n’est vraiment explicité de son comportement,
on ne sait si la perception qu’il a du monde est pure folie ou
sensibilité exacerbée. La force de la pièce est de ne délivrer aucun
message .Juste comme l’écrit Büchner dans Lenz : restituer « dans ses tressaillements,
ses demi-mots, et tout le jeu subtil et imperceptible de sa
mimique » la vie des êtres « les plus prosaïques qui puissent
exister sous le soleil ».