LE BIGEHI

Feuillet d'informations scientifiques et historiques

Télécharger le Numéro spécial  Word  

( trois pages )

Lire les consignes de téléchargement  

Octobre 2004

NUMÉRO SPÉCIAL

LES PRIX NOBEL 2004

 

Deux Nobel nez à nez 

 

Inséparables, les quarks vont par trois

Le Nobel de chimie

Deux Nobel nez à nez
Par Corinne BENSIMON
mardi 05 octobre 2004 (Libération - 06:00)
Prix. Deux Américains récompensés pour leurs travaux sur le système olfactif.


Les nez ­ professionnels et amateurs ­ apprécieront la cuvée 2004 du prix Nobel de médecine. L'Institut Karolinska de Stockholm a décerné hier la prestigieuse récompense à deux Américains ­ dont une femme, fait peu coutumier ­ pour leurs découvertes fondamentales sur le fonctionnement du système olfactif. Il s'agit de Linda Buck, 57 ans, qui travaille aujourd'hui à Seattle, au centre de recherche sur le cancer Fred Hutchinson, et de Richard Axel, de six mois son aîné, de l'université de Columbia. Ensemble, ils ont identifié, en 1991, les gènes contrôlant, dans les cellules nerveuses de la muqueuse nasale, le «captage» des molécules chimiques odorantes.

Leurs travaux ont ouvert une fenêtre inattendue sur l'intimité des relations entre le nez et les odeurs. Les deux Américains ont en effet montré que la «réception» des odeurs est verrouillée par l'activité d'une immense famille de gènes, riche d'un millier de membres. L'étendue de ce complexe génétique avait de quoi surprendre les spécialistes de la génétique des organes sensoriels. En effet, les gènes contrôlant la réception des stimuli du goût et de la vision ­ deux sens éminemment complexes ­ sont à peine une dizaine.

Cependant, Buck et Axel ont éclairé leur découverte en montrant que la réception des odeurs est un système génétique hautement spécialisé, où chaque gène orchestre la production d'un «récepteur olfactif» ­ une protéine dédiée au piégeage d'une molécule odorante particulière. La combinatoire de ce millier de gènes serait la base de l'aptitude humaine à reconnaître une dizaine de milliers d'odeurs.

A la fin des années 90, les deux chercheurs ­ qui travaillaient désormais en parallèle ­ ont amorcé avec quelques succès une remontée de la «filière olfactive», qui va de la capture d'un message odorant par l'extrémité d'un neurone olfactif à son identification et sa perception par le cerveau, via le bulbe olfactif, puis le cortex cérébral.

La découverte de la «porte d'entrée des odeurs» a eu pour heureux effet de décupler les questions sur le fonctionnement du système olfactif et ses pathologies, fréquentes chez l'homme et qui induisent une déprimante perte du goût, celui-ci étant essentiellement un effet de l'odorat.

Les deux nobélisés ont toutefois essentiellement travaillé sur la souris, un animal qui a gardé un odorat

 

 

très développé, tandis que celui de l'homme s'est atrophié au profit de la vision, comme l'ont démontré des généticiens du Max Planck Institute en janvier dernier, au terme d'une recherche sur les primates, humains compris. «63 % des gènes des récepteurs olfactifs ne sont pas fonctionnels chez l'homme», rappelle Jean-Pierre Royer (CNRS, Lyon).

Si l'homme est faible du nez, il possède néanmoins, comme les autres animaux, des neurones olfactifs qui font rêver tous les spécialistes de la régénération du système nerveux (pour le traitement d'Alzheimer ou de la paraplégie) : ils ont la capacité de se renouveler, naturellement, avec intensité : tous les trente jours, un neurone olfactif meurt, un neurone naît... du moins chez les sujets jeunes.

D'où vient ce potentiel, et comment l'information acquise est-elle transmise d'une génération de neurones à l'autre ? A cette question, Buck et Axel ont suggéré récemment une réponse : les protéines de la réception olfactive qu'ils ont découvertes joueraient un rôle dans l'«éducation» des neurones émergents. «Un tel processus ouvrirait des perspectives à toute la recherche en neurobiologie, estime Patricia Duchamp-Viret (CNRS, Lyon). S'il est vérifié.»

Inséparables, les quarks vont par trois

Nobel. Les physiciens américains Gross, Politzer et Wilczek ont été récompensés.
Par Sylvestre HUET
mercredi 06 octobre 2004 (Liberation - 06:00)


 Le Nobel de physique 2004 ? Une histoire d'élastique... et «le point d'orgue de la période triomphale de la physique des particules dans les années 1970», explique le physicien Jean Zinn-Justin (Commissariat à l'énergie atomique). Il récompense trois Américains, David Gross, David Politzer et Frank Wilczek pour deux articles publiés simultanément en 1973. Trois physiciens déjà primés en 2003 par la Société européenne de physique, à l'initiative de Michel Spiro, le patron de la physique des particules au CNRS, Gross recevant pour sa part en juin dernier la Grande Médaille de l'Académie des sciences. Leurs articles exposaient le résultat de plusieurs mois de calculs ardus ­ «je savais comment les faire, comme d'autres, mais je n'avais pas le courage de m'y lancer» ­, admet Zinn-Justin, et répondaient à une drôle de question : pourquoi les quarks (particules élémentaires constituant les protons et neutrons) sont-ils incapables de s'en séparer et de vivre une vie autonome ?

 Dans un proton. Aujourd'hui, la réponse fait partie du «modèle standard» de la physique des particules, qui décrit l'organisation de la matière au niveau subatomique. Mais, lors de son élaboration, les physiciens étaient plutôt déconcertés par cette étrange manie des quarks, manifestement incapables de vivre autrement qu'en ménage, en général à trois (dans un proton). Il a fallu, pour éclaircir cette situation matrimoniale originale, recourir à une toute nouvelle mathématique ­ «les théories de jauge non abéliennes» ­ que seuls quelques initiés maîtrisaient. Poussés par leurs directeurs de thèse (Gross et Coleman), les tout jeunes Politzer et Wilczek se sont donc coltiné quelques mois de calculs, pour s'apercevoir que tout était «une question de signe, positif ou négatif», résume Zinn-Justin. Pour les autres interactions fondamentales (gravitation, électromagnétisme, interaction nucléaire faible), l'intensité de l'interaction décroît avec la distance entre deux objets, par exemple entre une étoile et une planète. Situation inverse pour l'interaction nucléaire forte (réalisée par l'échange de gluons entre quarks) : elle croît avec la distance, comme pour deux boules liées par un élastique que l'on tente d'éloigner l'une de l'autre.

Confinement. Le calcul des trois physiciens a permis de mettre au point la «chromodynamique quantique», théorie décrivant l'interaction nucléaire forte. Puis de la vérifier avec une précision extraordinaire par les expériences menées au grand accélérateur d'électrons (LEP) du Cern , le laboratoire européen de physique des particules installé près de Genève. Pourtant, elle n'a pas résolu le mystère du «confinement des quarks» dans les protons. Que sont donc vraiment ces particules élémentaires qui refusent d'apparaître isolées ? Cette contradiction recèle-t-elle une faille de la théorie, ou l'indice d'une autre physique sous-jacente, liée aux espoirs d'une théorie unifiée de toutes les interactions fondamentales ? Pour creuser la question, les physiciens aimeraient bien observer les quarks délivrés de leur ménage à trois. Et puisqu'il est impossible d'en isoler un, la solution se situe dans la fabrication d'une «purée de quarks», où la température serait trop élevée pour permettre à un proton de subsister. Au début du Big Bang, l'Univers tout entier a connu un tel état. Plus modestement, les physiciens, précise Zinn-Justin, «espèrent le réaliser de manière fugace en accélérant des paquets d'ions de plomb dans le futur accélérateur du Cern, le LHC, puis en les obligeant à entrer en collision». De la purée, alors, jaillira peut-être la lumière.

 

Le Nobel de chimie 2004 est attribué à deux Israéliens et à un Américain

 

Deux Israéliens et un Américain distingués pour l'étude d'une substance impliquée dans la dégradation des protéines.

La destruction est au cœur des travaux couronnés, mercredi 6 octobre, par le prix Nobel de chimie. Leurs auteurs, les Israéliens Aaron Ciechanover et Avram Hershko, de l'Institut Rappaport d'Haifa, et l'Américain Irwin Rose, de l'université de Californie à Irvine, ont montré, au début des années 1980, qu'une molécule, l'ubiquitine, était impliquée dans la dégradation constante des protéines dans les cellules vivantes.

Les protéines, qui peuvent se compter en centaines de milliers dans les cellules, remplissent nombre de fonctions vitales. Elles sont sans cesse renouvelées, selon les besoins de l'organisme qui les abrite. Ce processus de destruction, étudié depuis les années 1950, prend plusieurs formes. Il peut être passif, sans dépense supplémentaire d'énergie de la part de la cellule, grâce, par exemple, au lysosome.

Mais ce "contrôle de qualité" peut aussi passer par des mécanismes actifs, impliquant une dépense d'énergie. L'ubiquitine en est alors l'un des acteurs-clés : elle a en effet pour fonction de se coller à la protéine indésirable, laquelle, alors reconnue par le protéasome, sorte de nettoyeur cellulaire, sera réduite en peptides de 7 à 9 acides aminés qui pourront ensuite être réemployés. "La découverte de l'ubiquitine est extraordinaire, et l'on a compris, depuis, l'importance de ce système qui oriente tout le devenir des protéines dans les cellules", souligne Frédéric Becq, professeur de physiologie à l'université de Poitiers. Isolée en 1975, l'ubiquitine doit son nom au fait qu'on la retrouve dans la majorité des organismes, bactéries exceptées.

LE BAISER DE LA MORT

A la fin des années 1970, Joseph Etlinger et Alfred Goldberg (université Harvard, Etats-Unis) avaient montré que des dégradations de protéines anormales pouvaient survenir dans des extraits de globules rouges immatures, les réticulocytes. Reprenant ces expériences, Aaron Ciechanover et Avram Hershko ont tenté d'éliminer l'hémoglobine, qui perturbait les observations. Ce faisant, ils ont constaté que l'extrait se séparait en deux fractions, inactives. Mais lorsqu'elles étaient réunies, la dégradation des protéines reprenait. Ils ont montré avec Irwin Rose, lors d'un séjour dans son laboratoire du Fox Chase Cancer Center de Philadelphie, que l'un des composants, l'APF-1 (principe actif dans la fraction 1), pouvait s'attacher de façon très stable aux protéines de l'extrait. Et ils ont ensuite constaté qu'une même protéine pouvait être marquée par plusieurs APF-1, alias l'ubiquitine.

L'équipe a ensuite décortiqué les différentes étapes menant au "baiser de la mort" donné par l'ubiquitine. Elle a développé un modèle mettant en jeu trois types d'enzymes, E1, E2 et E3, dont l'intervention successive permet de sélectionner précisément les protéines destinées à être détruites par les protéasomes. L'ubiquitine est d'abord activée par E1, puis transférée à E2, tandis qu'E3 se colle à la protéine-cible. Cette dernière étape est répétée à plusieurs reprises, jusqu'à former une chaîne d'ubiquitine qui sera ensuite reconnue par le protéasome. Ce broyeur moléculaire pourra alors faire son office.

Quelle pouvait être la fonction de ce mécanisme ? Toujours au début des années 1980, il a été constaté par une équipe de Boston que des cellules de souris mutantes cessaient de se répliquer lorsqu'on élevait la température. Il est apparu alors que la protéine sensible à la chaleur était E1. Ces observations démontraient que l'activation de l'ubiquitine était cruciale dans le fonctionnement cellulaire.

Depuis lors, on a constaté qu'elle intervenait aussi pour limiter l'autofécondation des plantes, source d'appauvrissement génétique. Mais également dans la régulation du cycle cellulaire, dans la réparation de l'ADN (p53), comme dans diverses pathologies - dont la mucoviscidose - liées à l'anomalie d'une protéine.

Dans la majorité des cas de mucoviscidose, et en particulier dans les plus graves, il existe une mutation baptisée "F508 del". Elle affecte un acide

 

aminé appelé phénylalanine du gène gouvernant la synthèse de la protéine CFTR. Cette protéine CFTR mutée est reconnue comme anormale. Au lieu de se diriger naturellement vers la membrane cellulaire où elle assure une fonction connue sous le nom de canal chlore, elle est en fait retenue dans la cellule pour être orientée vers le processus de dégradation dans lequel intervient l'ubiquitine. Or les scientifiques ont montré que, même mutée, la CFTR peut fonctionner correctement si elle parvient à la surface de la cellule.

NOMBRE DE PATHOLOGIES

Tout se passe comme si un impitoyable contrôle de qualité dirigeait vers le broyeur une protéine qui, même mutée, peut assurer efficacement son rôle. "Théoriquement, l'état clinique et fonctionnel des personnes porteuses de la mutation "F508 del" serait notablement amélioré si leur protéine CFTR mutée échappait à la destruction, explique Frédéric Becq. C'est donc un vaste domaine de recherche qu'ont ouvert les travaux des trois lauréats du prix Nobel de chimie 2004."

Ce schéma mettant en jeu un problème de routage et d'adressage se retrouve dans nombre de pathologies où intervient l'anomalie d'une protéine. C'est le cas de maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer. Et aussi celui de l'emphysème pulmonaire, où l'anomalie porte sur l'alpha 1-antitrypsine. Le couple ubiquitine-protéasome est encore impliqué dans certaines formes de diabète, où existe une erreur d'adressage du récepteur de l'insuline.

Il en va de même pour les mutations du "gardien du génome", la protéine p53, qui est un agent suppresseur de tumeurs dont le taux normal résulte d'un équilibre entre sa production et sa dégradation. Processus qui met en jeu l'ubiquitine. En cas d'altération de l'ADN, la dégradation s'interrompt et le taux de p53 s'élève. Cela stoppe le cycle cellulaire, le temps que l'ADN soit réparé, ou conduit, si la lésion est irréparable, vers la mort cellulaire programmée. La dégradation des protéines p53 porteuses d'une mutation empêche l'élévation de la protéine p53 dans la cellule et la mise en route des mécanismes de réparation. Rien d'étonnant, donc, à ce que l'on retrouve une mutation de la p53 dans 50 % de l'ensemble des cancers humains.

Paul Benkimoun et Hervé Morin

 

Une application anticancéreuse

Certains traitements contre le cancer se proposent d'empêcher la dégradation de certaines protéines marquées par l'ubiquitine. A l'inverse, d'autres visent à favoriser leur dégradation. C'est ce que permet le bortezomib, un médicament commercialisé sous le nom de Velcade, dont la Food and Drug Administration (FDA) a autorisé, en 2003, la mise sur le marché américain après une procédure accélérée.

Cet inhibiteur du protéasome, administré par injection, est indiqué dans le traitement du myélome multiple, un cancer hématologique affectant la production de cellules immunitaires par la moelle osseuse. Il est destiné à des patients victimes d'une rechute et qui ont déjà suivi deux autres traitements dont le dernier a entraîné un phénomène de résistance de la maladie. Pour l'instant, "il n'y a pas d'étude contrôlée avec le Velcade montrant l'existence d'un bénéfice clinique, comme l'amélioration de la survie", indique la FDA.